La Presse Anarchiste

Mesure pour démesure

 

Pourquoi
ce titre ? Pour sig­ni­fi­er l’essai, dans ces quelques notes au jour
le jour, d’opposer la mesure de la réflex­ion à
l’hybris, à la démesure des événements.

Same­di
19 mai 62 .


Je ne me sous­trairai point à l’obligation de dire dans la
revue [[Voilà donc qui va être fait.]] (cela va faire un beau tol­lé!) com­bi­en de plus en
plus j’admire (c’est façon de par­ler) ceux qui croient
pou­voir con­damn­er en bloc un adver­saire, si odieux que puis­sent être
ses actes, ses crimes. Impos­si­ble, en vérité de faire
totale abstrac­tion des raisons de la dérai­son. Je le pensais
déjà d’un Jouhaud ; mais je le pense également
— oui, quelque gêne que m’en inspire l’aveu — de Salan.
Non que je plaiderais ici l’indulgence. Mais lisant ce soir le
compte ren­du des dépo­si­tions des témoins à
décharge, entre autres celle de cer­tain jeune officier —
nota bene non OAS mais qui sert depuis cinq ans en Algérie,
a vu de ses yeux vu les crimes du FLN, la détresse actuelle
des Européens et la désori­en­ta­tion, l’angoisse des
musul­mans non fanatisés — oui, cette dépo­si­tion, plus
que nulle autre per­met de com­pren­dre — je dis com­pren­dre, pas
excuser — la folie dans laque­lle a pu se pré­cip­iter le trop
fameux « féal ». De la com­pren­dre en dépit,
même, de ce qui à pre­mière vue, révolte le
plus dans son cas, je veux dire la sécher­esse avec laque­lle il
revendique la respon­s­abil­ité de toutes les atrocités
com­mis­es par son gang, et qui serait pro­pre­ment impens­able si elle ne
procé­dait pas — étrange évi­dence — du devoir
qu’il s’impose de cou­vrir ses subordonnés.

Plus
je réfléchis à tout ce drame algérien —
et au fond, depuis des semaines, des mois, des années, je ne
fais que cela [[Déjà notre stu­peur en 56, lors d’un voy­age à tra­vers toute la France : Nice, Mar­seille, Toulouse, Bor­deaux, Poitiers, la Touraine, l’Anjou, Bourges, Autun, Véze­lay, Aval­lon, Aux­erre, Le Puisaye, Sens, Paris, Chau­mont, Dijon, Bourg — de con­stater que per­son­ne, à d’infinitésimales excep­tions près, ne savait, ne voulait savoir que le pays était en guerre. Ce refus de l’inquiétude, de la prise de con­science au début du fléau, ah ! que dans « La Peste », que juste­ment je relis en ce moment, Camus a donc div­ina­toire­ment vu cela.]] — et plus je pense que la nécessité
indis­cutable d’écraser l’OAS ne doit pas nous faire
oubli­er que nous sommes tous coupables de ses crimes. Oui, tous, y
com­pris les anti­colo­nial­istes dans mon genre puisque nous n’avons
pas su empêch­er que l’on fasse exacte­ment tout ce qu’il
fal­lait : d’abord la longue guerre idiote, ensuite la paix brusquée
négo­ciée avec le seul FLN, pour que la minorité
européenne devi­enne com­plète­ment cinglée.

Et
coupable, de Gaulle l’est peut-être encore plus que nous
tous. De ruse en ruse, d’énigme en énigme, il a
trompé, d’abord ceux qui l’ont porté au pou­voir au
nom de l’Algérie française, puis, en traînant
la guerre en longueur, les autres, qui s’étaient résignés
à le subir pour qu’il fasse la paix, et enfin tout le monde
à la fois (y com­pris lui-même) en faisant non point la
paix mais une sorte de liq­ui­da­tion fraud­uleuse forcément
généra­trice de toutes les hor­reurs aux­quelles nous
assis­tons main­tenant [[Fais-je men­tir mon titre ? Il est de fait que la tâche n’était pas facile, ah non ! et per­son­ne n’eût voulu être dans sa peau. Bien plus encore que le féal, il a des cir­con­stances atténu­antes. Et pour­tant, Mau­ri­ac lui-même n’écrivait-il pas récem­ment, devant la patente inap­plic­a­bil­ité des accords d’Evian : « Le pou­voir a été bien léger ». Sous cette plume, quel con­stat, et quelle con­damna­tion.]], et cela non point parce qu’il aurait osé
com­pren­dre, ce qui serait son plus grand mérite, l’urgence
de la décoloni­sa­tion, mais avant tout dans l’idée
fixe de per­me­t­tre, croit-il, en somme par un dégage­ment à
la Jacques Carti­er, à la France de jouer dans sa préhistorique
« Europe des patries » le rôle dom­i­na­teur dont il
rêve pour elle et pour lui-même. « La France à
l’heure de son clocher » à lui — plus exacte­ment : des
deux clochers de Colombey. Indépen­dam­ment du grotesque d’une
telle vision des choses aujourd’hui, c’est, d’entrée de
jeu, pay­er, sous le cou­vert d’un style soi-dis­ant noble (tu
par­les!) l’impossible « grandeur », du sacrifice
bon­nement accep­té d’un tas de pau­vres bougres. Car ce n’est
pas une poli­tique que de décider d’une convention —
les trop irréal­is­ables accords d’Evian — sans autrement se
préoc­cu­per des suites. Très joli de se don­ner des
allures de Roi Soleil : mais si Badinguet mât­iné de Louis
XI que soit l’homme, cet « après ou plutôt non :
cet « avant ma France le déluge » fait plutôt
penser à Louis XV — à un Louis XV dont les vices,
loin d’avoir au moins l’honnêteté de l’instinct et
de la débauche, se résumeraient, pour notre mal­heur, en
l’obsession d’une trop inhu­maine « vertu ».

Ven­dre­di
25 mai.

Pour
la pre­mière fois, j’ai vrai­ment, j’ai grave­ment peur quant
à l’avenir français : l’indéfendable
réha­bil­i­ta­tion de Salan pronon­cée avant-hier (car sa
non-con­damna­tion à mort, au fond, c’est cela), ne pourra
point ne pas avoir les plus lour­des, les plus insanes conséquences :
en Algérie d’abord, où les siens vont se sen­tir plus
que jamais intouch­ables, et à plus longue échéance
(au fait, sera-t-elle si longue?) en France même, surtout si
l’on songe qu’y afflue main­tenant la masse des pieds-noirs, bien
capa­bles de pass­er leur virus de ressen­ti­ment et de désespoir
(com­préhen­si­bles) a une quan­tité peu à peu
red­outable de Français d’Europe.

* * *

Très
curieuse à faire, la con­fronta­tion de mes sen­ti­ments avant le
juge­ment et après. Bien sûr, avant, je n’ai pas un
instant per­du de vue l’atroce néces­sité de don­ner à
ce procès poli­tique la « solu­tion irréversible »
dont, n’osant même pas pronon­cer les mots de peine de mort, a
par­lé l’avocat général. Mais l’essentiel,
c’était que, tout en me résig­nant à cette
néces­sité, je la recon­nais­sais, oui, mais la mort dans
l’âme. Alors que c’est la mort dans l’âme que je
pense main­tenant — après — au ver­dict. Pas parce que Salan
ne sera pas tué : je ne désire pas la mort de ce
mal­heureux, je peux même, je l’ai dit, en par­tie le
com­pren­dre, comme j’eusse com­pris, s’il y avait eu con­damna­tion à
mort, que celui qui en a le pou­voir fasse inter­venir la grâce.
Mais Salan de jure non exé­cutable, c’est la peine
cap­i­tale promise à ce qui nous restait de libertés.

S.


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