La Presse Anarchiste

Mouloud Feraoun (mon ami)

 

Ceux
qui ont lu « Le Fils du pauvre » ou « La Terre et le
Sang » savent com­bien l’œuvre de Feraoun [[Ins­ti­tu­teur, écri­vain kabyle d’expression fran­çaise et ami de Camus, Feraoun a été lâche­ment assas­si­né à El Biar par des tueurs de l’OAS, en même temps que cinq de ses col­lègues des Centres d’action sociale.]] révèle
d’amour des humbles, avec quelle tendre pudeur il narre la vie de
ses com­pa­triotes kabyles ; mais peu savent com­bien Feraoun était
authen­tique, au sens le plus pur de ce mot. Les per­son­nages de ses
romans étaient de chair et de sang, vite recon­nais­sables pour
les fami­liers de son entou­rage ; et cette même gen­tillesse qu’il
met à les décrire, il l’appliquait dans ses rapports
avec ses semblables.

Un
jour de 1948, l’instituteur de Taou­rirt Mous­sa, petit village
per­ché sur une crête de Grande Kaby­lie, m’avait invité
à prendre une tasse de thé chez lui. Après
m’avoir par­lé de sa vie calme, de ses joies d’instituteur
du bled, il me ten­dit avec quelque hési­ta­tion deux cahiers
d’écolier rem­plis d’une écri­ture sage bien moulée.
« Lis ça, si ça t’intéresse, et dis-moi
ce que tu en penses, mais ne les perds pas. » Je remon­tai à
« mon vil­lage », Tag­mount Azouz, à deux kilomètres
de là. J’y diri­geais depuis quelques semaines une équipe
du Ser­vice civil inter­na­tio­nal, des volon­taires hommes et femmes de
sept pays s’étaient mis à la dis­po­si­tion des Kabyles
de cette com­mune pour aider à construire leur maison
com­mu­nale, et amé­lio­rer les fon­taines. Tout de suite, Mouloud
Feraoun qui pas­sait nous voir chaque semaine en allant au marché,
avait mon­tré un grand inté­rêt pour cette tâche
de soli­da­ri­té humaine. Il allait deve­nir plus tard un des
pre­miers Kabyles de la sec­tion algé­rienne du SCI.

Le
soir, je me plon­geai dans les cahiers qui n’étaient autres
que le manus­crit du « Fils du pauvre » : toute la vie d’une
famille kabyle, de cette région, très exac­te­ment, qui
nous avait adop­tée et, à quelques détails, je
crus com­prendre qu’il s’agissait d’une auto­bio­gra­phie à
peine dégui­sée, ce qu’il me confir­ma dès que
je le revis. Je lui dis com­bien j’avais appré­cié son
œuvre où je trou­vais si fidè­le­ment et si simplement
décrits ces Kabyles et ces pay­sages que j’aimais tant.

A
cette époque, la révolte gron­dait en Kaby­lie mais la
guerre n’avait pas encore rava­gé ces mon­tagnes cou­vertes de
figuiers, où les mai­sons se tassent peu­reuses comme des
mou­tons. Je pen­sais que son récit devait être publié,
mais n’ayant pas de rela­tions dans l’édition, j’étais
inca­pable de l’aider. Il n’allait guère qu’une fois par
an à Alger, qui n’était pour­tant qu’à quatre
heures d’auto, et les quelques ten­ta­tives timides qu’il avait
faites par lettres auprès d’éditeurs n’avaient rien
per­du [?]. Il com­men­çait à envi­sa­ger une édition
à compte d’auteur quand il aurait économisé
assez d’argent — ce qui sem­blait fort aléa­toire car la
famille kabyle, comme assez géné­ra­le­ment la famille
afri­caine, vit en para­site sur le pri­vi­lé­gié qui gagne
de l’argent.

C’est
alors que le hasard le favo­ri­sa, que dis-je ? favo­ri­sa le monde en lui
per­met­tant d’être dif­fu­sé. Je fis appel à
Ema­nuel Robles qui était alors l’animateur d’une petite
troupe de théâtre ama­teur pour venir par­ti­ci­per à
une séance d’animation cultu­relle où nous
tra­vail­lions. Bien enten­du, comme tous les habi­tants à cinq
kilo­mètres à la ronde, Mou­loud Feraoun assis­ta au
spec­tacle. Robles fut tout de suite conquis par Feraoun et quelques
mois après « Le Fils du pauvre » sor­tait aux
édi­tions Char­lot à Alger. Mais, déjà il
pré­pa­rait une suite au « Fils du pauvre ». C’est
alors que l’administration crut de bonne poli­tique de décerner
une dis­tinc­tion à un musul­man : il reçut le prix
lit­té­raire de la ville d’Alger. Après avoir longtemps
hési­té, il des­cen­dit de sa mon­tagne pour rece­voir le
prix. Avec Mou­loud Mame­ri (Feraoun avait fait école et déjà
nais­sait toute une lit­té­ra­ture algé­rienne d’expression
fran­çaise), Ema­nuel Robles, qui était deve­nu son ami et
est res­té son fidèle sup­por­ter, et quelques jeunes
écri­vains nous orga­ni­sâmes une petite réception
où pour la pre­mière fois on deman­da à Feraoun de
se faire muter à Alger. Mais il ne vou­lait pas quit­ter sa
mon­tagne kabyle.

Peu
de temps après, édi­té aux édi­tions du
Seuil, il rece­vait le Prix Popu­liste. Irait-il à Paris
rece­voir son prix ? Ce fut un grand sujet d’embarras. J’étais
alors chez lui où il m’accueillait fra­ter­nel­le­ment quand
j’avais besoin de repos. Sa femme et sa fille, qui était
alors son élève à l’école, étaient
plu­tôt favo­rables, mais cette expé­di­tion ne l’emballait
pas. Il conve­nait qu’il était casa­nier, et, au faîte
des hon­neurs, il pré­fé­rait — non sans sagesse —
res­ter dans sa petite école près de son vil­lage natal
plu­tôt que prendre une direc­tion à Alger que
l’inspecteur venait le sol­li­ci­ter d’accepter.

Fina­le­ment,
Feraoun se décide et par avion vient rece­voir la consécration
pari­sienne : inter­views, cock­tails de presse… On le récupère
pour l’emmener se repo­ser dans la ban­lieue de Paris chez des amis
du Ser­vice civil inter­na­tio­nal. Il raconte avec beau­coup de verve
toutes ses mésa­ven­tures, mais cela ne lui a pas mon­té a
la tête ; tou­jours aus­si simple et aus­si modeste, il va
reprendre sa tâche humble d’instituteur sur la montagne
kabyle.

Je
ne devais revoir Mou­loud Feraoun qu’à la fin de l’été
1954. Il m’emmène voir les ruines de son vil­lage natal brûlé
par les troupes fran­çaises. On passe en revue la liste des
amis qui manquent : tués ou au maquis. Lui, l’homme de paix,
homme de non-vio­lence, huma­niste et paci­fiste comme Albert Camus
qu’il admi­rait et aimait, était ulcé­ré. Il
refu­sait de s’engager dans un camp ou dans l’autre si
c’était pour défendre sa cause, les armes à la
main. Son atta­che­ment à la cause de son peuple n’en était
que plus pro­fond : il ne vou­lait pas souiller cette cause dans le sang
de ses adversaires.

Il
avait fina­le­ment accep­té un poste à Alger : la vie y
sem­blait alors plus calme qu’en Kaby­lie, sa fille allait à
l’Ecole nor­male et son aîné allait com­men­cer au lycée.
C’est alors qu’il put s’engager à fond dans les Centres
sociaux, une des plus géné­reuses et des plus
fruc­tueuses ini­tia­tives de ces six der­nières années en
Algé­rie. Pre­nant la suc­ces­sion du Ser­vice civil international
qui avait été inter­dit par les autorités,
musul­mans et Euro­péens s’y don­naient d’un seul cœur pour
l’amélioration, en dépit de la guerre, du niveau de
vie des classes les plus défa­vo­ri­sées. Déjà,
voi­ci quatre ans, les para­chu­tistes de Mas­su avaient arrêté
les ani­ma­trices et tor­tu­ré odieu­se­ment — c’était la
pre­mière fois que des femmes étaient torturées —
une jeune fille, Nel­ly For­get, l’assistante sociale-chef, qui
venait de subir un pneu­mo­tho­rax, et ses com­pagne musulmanes.

Envoyé
dans les maquis kabyles pour un des pre­miers son­dages en vue du
ces­sez-le-feu, je deman­dai à Mou­loud Feraoun de m’accompagner.
« Non, répon­dit-il. Je sou­haite vive­ment que tu
réus­sisses. Moi j’ai peur. C’est bon pour toi des
aven­tures comme ça. » Cher Mou­loud, com­bien ton courage
avait plus de puis­sance ! Depuis des mois, il vivait han­té par
la mort, sachant qu’après avoir été mal vu du
FLN il était main­te­nant visé par l’OAS… Récemment,
il avait été griè­ve­ment bles­sé dans une
raton­nade, il venait de se réta­blir et c’était
pro­ba­ble­ment sa pre­mière sor­tie lorsqu’il par­tit à
cette réunion de tra­vail où on l’abattit. Des amis
lui avait pro­po­sé un havre à l’étranger où
il pour­rait attendre la fin de la tem­pête de vio­lence qui
défer­lait sur son pays, mais il ne vou­lait pas déserter
son tra­vail : il est mort vic­time de son dévoue­ment à
ses semblables.

Demain
l’Algérie hono­re­ra son mar­tyre et il y aura à Alger
ou à Tizi-Ouzou une uni­ver­si­té Mou­loud Feraoun.
Puissent les étu­diants de demain se rap­pe­ler qu’il était
non seule­ment un homme de culture mais — ce qui est non moins
appré­ciable — un homme de cœur qui, pen­dant que la haine
dévo­rait son pays, tra­vaillait inlas­sa­ble­ment à la
fra­ter­ni­té humaine.

Pierre
Martin

(« Liber­té »,
juin 1962).

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