La Presse Anarchiste

On vous parle ou Misery blues

 

Nigra
sum sed formosa


(Can­tique
des Cantiques)

Si ma peau est sombre
Ça n’empêche pas mon cœur d’être clair

(Bes­sie
Smith)

Mon cœur est dans la misère
C’est à cause de cette couleur
Cette cou­leur qu’ils me reprochent

(Jack
Dupree)

Dans
le pré­cé­dent cahier, nous pré­sen­tions le blues
et don­nions la tra­duc­tion d’un très pur échantillon
de cette mani­fes­ta­tion de poé­sie aus­si vitale qu’instinctive.

Le
blues, a écrit Made­leine Gau­tier, c’est gar­der la tête
haute et le regard vif, ne pas savoir lire mais savoir regar­der, mal
écrire mais bien chan­ter, mettre sa mule avant sa charrue,
être regar­dé de tra­vers mais aller droit, voir tous les
jours le soleil se lever à l’Est et se cou­cher à
l’Ouest, se sau­ver soi-même.

Ci-des­sous,
le lec­teur pren­dra connais­sance de trois nou­veaux Chants du
mal­heur,
de Big Bill Broon­zy, Koko­ma Arnold et Bes­sie Smith.

Puis
deux beaux chan­teurs de blues — modernes rhap­sodes  — vivant
actuel­le­ment à Zurich, Cham­pion Jack Dupree et Cur­tis Jones,
nous livrent réflexions et anec­dotes sur leur expérience
du « deep south » raciste [[i le racisme n’est pas encore l’affaire des Noirs, comme nous l’affirmions dans le n° 29 de « Témoins » on lira avec pro­fit dans « France-Obser­va­teur » du 26 avril der­nier, une enquête sur l’inquiétant, sinon jus­ti­fiable, racisme à rebours de cer­tains « Musul­mans noirs » qui pro­clament la supé­rio­ri­té de la race noire et dési­rent consti­tuer un jour une nation noire indé­pen­dante et sépa­ra­tiste, sur la super­fi­cie de sept à huit Etats amé­ri­cains. Les dis­cours de leur lea­der Eli­jah Muham­mad — qui entre­tient de bons rap­ports avec Nas­ser — contiennent de véri­tables appels au meurtre des Blancs.
Puisse cette inver­sion du racisme et de la ségré­ga­tion n’être, comme nous vou­drions le croire, qu’une crise de crois­sance sans consé­quences véri­tables.]]. Ce ne sont point là,
bien sûr, des textes lit­té­raires ou apprêtés :
on en retien­dra sur­tout l’accablement du témoi­gnage et la
naï­ve­té attachante.

Enfin,
reflet d’une autre négri­tude, un « chant à
volon­té » vou­drait faire répondre à ces
voix d’outre-Atlantique un écho fra­ter­nel, tout ensemble
témoi­gnage de soli­da­ri­té humaine dans l’inhumaine
condi­tion qui est aujourd’hui l’enfer des hommes, et promesse,
comme on dit d’«engagement », en profondeur.

* * *

Low­land
Blues

Je me demande pourquoi
Ce train pour le Sud ne part pas
Je me demande vrai­ment pourquoi
Ce train pour le Sud ne part plus.

J’ai déjà mon billet
Il est là dans ma main
J’ai déjà mon billet
Je le tiens dans ma main
Et j’ai aus­si une bonne femme
Mais la pauvre ne com­prend rien.

Je tra­vaille dur
Où je vais, tou­jours, on me bouscule
Suis un dur travailleur
Mal­trai­té par­tout où je vais
Une fois retour­né dans les terres basses
On ne me mal­trai­te­ra plus.

Je vais à Jackson,
Green­wood, c’est de là que je suis
Je pars pour Jackson
C’est de Green­wood que je suis
N’importe où dans le Mis­sis­si­pi, c’est ma terre.

Je suis tel que ma mère m’a laissé
Je ne pos­sède rien de rien
Je suis tel que ma mère m’a laissé
Je n’ai pas un radis
Je reste là comme un mulet,
Petite, je ne trouve pas d’écurie.

(Blues
de Big Bill Broon­zy)

* * *

Red
beans and rice

Là-bas quand j’étais en Geor­gie je m’en tirais pas mal du tout,
Là-bas quand j’étais en Geor­gie je m’en tirais pas mal du tout,
Mais ici à Chi­ca­go, c’est comme si j’étais en enfer.

Aus­si c’est fini, en route pour la gare et je ne veux plus de conseils
Aus­si c’est fini, en route pour la gare et je ne veux plus de conseils
Je redes­cends en Geor­gie retrou­ver mes hari­cots rouges et mon riz.

Les femmes de Chi­ca­go, elles m’ont mené une sacrée vie
Les femmes de Chi­ca­go, elles m’ont mené une sacrée vie
Elles mont pau­mé tout mon fric et je vais de porte en porte.

Main­te­nant, je suis assis au bord de cette longue route solitaire
Main­te­nant, je suis assis au bord de cette longue route solitaire
Loque­teux et affa­mé, je n’ai pas un coin où aller.

Rou­lé et bal­lot­té de soleil en soleil
Rou­lé et bal­lot­té de soleil en soleil
Et pas ques­tion de me faire aimer avant la pro­chaine paye.

(Blues
chan­té par Koko­mo Arnold)

* * *

New
Gulf Coast Blues

Vais embal­ler mes fringues et lais­ser mes tourments
Vais sous de meilleurs cieux empor­tant mon sourire
Quand par­ti­ront train et bateau
M’entendrez dire adieu ; en voi­ci la raison.

Le Golfe de Mexico
Bouge dans la baie de Mobile
Le Golfe de Mexico
Bouge dans la baie de Mobile
Toute cette eau qui s’agite
Un jour me pèse­ra sur la tête.

Dites donc, fac­teur, à quoi pensez-vous
Dites donc, fac­teur, à quoi pensez-vous
Quand vous pas­sez devant ma porte
On dirait que vous êtes aveugle.

Mes yeux sont noirs, mes dents blanches comme perles
Mes yeux sont noirs, mes dents blanches comme perles
Mais si ma peau est sombre
Ça n’empêche pas mon cœur d’être clair.

(Blues
chan­té par Bes­sie Smith)

* * *

Cham­pion
Jack Dupree

Aux
Etats-Unis j’étais trai­té plus mal qu’un chien. Un
chien dis­pose d’un coin de foyer, il pour­ra même se rendre au
pre­mier res­tau­rant venu, si ses maîtres l’accompagnent,
tan­dis que moi…

Je
viens de lire dans un jour­nal du soir que des délégués
afri­cains ont par­cou­ru plu­sieurs cen­taines de kilo­mètres à
tra­vers les Etats-Unis sans pou­voir se désal­té­rer dans
une auberge. Comme ils s’informèrent de cette situation
auprès de Washing­ton, il leur fut répon­du que des
textes légaux empê­chaient qu’ils fussent ser­vis dans
cer­tains res­tau­rants. Vous ima­gi­nez l’impression que cela dut leur
faire. J’ai moi-même voya­gé 700 kilo­mètres en
com­pa­gnie d’un bébé âgé de six mois
seule­ment, et pas une fois je n’ai trou­vé le moyen de lui
ache­ter un peu de lait. Il m’a fal­lu attendre l’ouverture des
lai­te­ries pour que je puisse m’en procurer.

Quelle
misère que de devoir vivre de la sorte. Aux Etats-Unis, le
Noir vit plus heu­reux une fois mort. Peu importe dès lors que
ce soit Jacques ou Jean qui rem­porte la guerre puisque de toute façon
cela ne change rien à notre condi­tion. Nous ne pour­rions en
effet être plus mal trai­té : des méde­cins noirs
diplô­més n’ont pas les moyens d’ouvrir un cabinet
per­son­nel et guère de pos­si­bi­li­tés adé­quates de
tra­vailler dans un hôpi­tal. De même, des avo­cats doivent
tra­vailler comme som­me­liers ou comme por­teurs dans une gare. Les
Blancs vou­draient que nous ne soyons rien.

A
quoi bon toute notre pro­pa­gande en Europe et en Afrique ? Ne
devons-nous pas faire notre propre cui­sine avant de nous atta­quer à
celle des autres ?

Les
Euro­péens ne peuvent ima­gi­ner les sen­ti­ments de frustration
que nous Noirs éprou­vons. Ain­si lorsque nous sommes dans la
rue et que l’on nous montre du doigt… Remar­quez qu’un petit
enfant ne fait guère atten­tion à vous, mais que ce sont
ses parents qui éveillent leur curio­si­té à notre
égard par des « regarde là-bas, un nègre,
un nègre, un nègre…». Et même si ce
« nègre » sort tout inno­cem­ment de leur bouche, il
est des plus bles­sants pour nous.

Tout
ce que je demande dès lors à l’Europe est de me
trai­ter comme un être humain et non comme une
chauve-sou­ris, un singe ou un alligator.

Cham­pion
Jack Dupree :
né le 4 juillet 1910 à La
Nou­velle-Orléans. Disque : 33 T. Sto­ry­ville SLP 107. – (Trad.
C. Sheppard/​W. Leiser.)

* * *

Cur­tis
Jones

Il
n’existe qu’une race au monde, la race humaine. Certes, les
peuples et les gens dif­fèrent, parlent des langues diverses,
révèlent des cou­leurs diverses de la peau, mais ils
appar­tiennent tou­jours au même et seul genre humain. Ces
dif­fé­rences sont l’ouvrage même de Dieu : les
dif­fé­rentes cou­leurs embel­lis­sant son œuvre gigantesque.

Qu’importent
dès lors ces dif­fé­rences, alors que tous les hommes ont
la même soif et la même faim.

Aus­si
vou­drais-je savoir pour­quoi le Blanc hait la cou­leur de la peau d’un
Noir, alors que cette cou­leur est œuvre de Dieu et non de l’homme
noir. Pour tout ce qu’ils ont fait, Marian Ander­son, Louis
Arm­strong et Lio­nel Hamp­ton devraient être cru­ci­fiés de
la même façon que Jésus-Christ. Non, je ne vous
mens pas ; pour vous en convaincre, lisez donc les Actes, au 30e
ver­set du cha­pitre V et au 39e ver­set du cha­pitre X. Certes, les
ambas­sades mentent aux pays étran­gers, elles mentent pour de
l’argent. Mais les Etat-Unis ne pour­ront jamais me payer assez pour
que je déforme à mon tour la vérité.

A
l’âge de deux ans et demi, je fus atteint de petite vérole
durant la sai­son froide et aucun méde­cin ne par­vint à
la gué­rir. Les familles blanches pour les­quelles mon père
tra­vaillait, crai­gnaient que le mal se répande par­mi leurs
propres enfants et déci­dèrent de nous sup­pri­mer en
incen­diant la hutte où nous logions. Mais tard le soir, mon
père sur­prit leur conver­sa­tion et, la nuit projetée
pour l’incendie, il nous emme­na tous dans une forêt
avoi­si­nante, d’où nous vîmes les flammes dévorer
notre maison…

Je
viens des Etats-Unis et mon pre­mier objec­tif est d’en demeurer
éloi­gné aus­si long­temps que pos­sible. Je ne désire
pas y retour­ner, même en visi­teur. Comme Jack Dupree, et dans
la mesure de mes expé­riences, j’aime l’Europe, ses
habi­tants, ses lois et ses cou­tumes, et je vou­drais en devenir
citoyen. Les Etats-Unis recèlent trop de gang­sters, de
cor­rup­tion, et la rubrique des crimes, des cam­brio­lages et des
meurtres occupe plus de pages dans les jour­naux que toutes les autres
matières réunies. Ses pre­miers habi­tants blancs
impor­tèrent des esclaves qui lui ser­virent à soustraire
la terre aux Indiens [[A rap­pro­cher des paroles que pro­nonce un cava­lier noir mor­tel­le­ment bles­sé par des Indiens dans le beau et noble film de John Ford : Le Ser­gent noir : « Ce com­bat n’est pas le nôtre, frère ; nous sommes fous de faire la guerre des Blancs. »]]. Mais au lieu d’en savoir gré à
ces esclaves, ils se retour­nèrent contre eux pour les traiter
de façon pire qu’ils ne trai­taient les Indiens.

Mais
il me faut vous dire qu’il existe des Blancs avec qui il fait bon
vivre, de même que l’on compte par­mi les Noirs des individus
peu recommandables.

J’aime
mon pays mais ni ses habi­tants ni ses coutumes

Cur­tis
Jones :
né le 18 août 1906 à Naples dans le
Texas.
Drue 33 T. Pres­tige Blues­ville 1022.

(Tra­duc­tion :
Cal­vin Shep­pard /​ Willy Leiser)

* * *

Chant
à volonté

A
Made­leine, en guise de blues 

Angoisse de vivre la vie
au seuil d’une aube décisive
Quête déses­pé­rée de vaine liberté.
Dur silex de l’exil
moi­gnons noirs des arbres.
Je brûle de retrou­ver dans des chan­tiers perdus
et man­gés par les herbes
l’autre rive du cœur
l’autre plaine de mon sang.

I hante to see the eve­nin’ sun go down.

J’écris ma bles­sure avec l’encre des nuages bas
avec ma plume de guerre lasse
d’horizons entravés
Je me demande com­bien il a fallu
de chan­sons sans lendemain
de soleils extorqués
de honte bue
pour savoir le prix d’un regard furtif
 — ultime véri­té qu’il faut sai­sir au vol
sans s’écorcher les mains.

Hate to see the eve­nin’ sun go down.

Les tour­ne­sols de Vincent
seraient chauds à mon cœur
mais le long de la route
s’agrippent les orties que les ornières reflètent.
Tu restes seul sur le quai
à contem­pler le cours boueux
de la déroute des souvenirs.

Fee­lin’ to mor­row like I feel to day.

Ils t’ont lais­sé pour mourir
 — ou bien était-ce pour vivre —
la musique que tu aimais
les plaintes et les joies,
miel et feu, galet bruni
que tu roules et polis dans ta main.
Le blues des mil­lions d’années
tourne dans ta tête
à la croi­sée des che­mins de révolte.
Nous avons oublié
lequel tu empruntas.

Fee­lin’ to mor­row like I feel to day.

Michel
Boujut

La Presse Anarchiste