La Presse Anarchiste

Périodiques

Rava­chol,
n° 2, nivôse 1962

Ronéo­ty­pé
en Suisse, cet excellent fas­ci­cule entiè­re­ment consacré
à l’Espagne s’ouvre par un édi­to­rial qui débute
ain­si : « L’ensemble de ce numé­ro est entièrement
condi­tion­né par un évé­ne­ment pré­cis : le
pro­cès de quatre jeunes anar­chistes qui, en février
1961 à Genève, atta­quèrent le consulat
d’Espagne. Les articles assem­blés ont pour but de justifier
cette agres­sion et de mon­trer, à un public trop mal informé
ou amné­sique, la réa­li­té espa­gnole… Car enfin,
quelles rai­sons peuvent bien pous­ser, dans ces années de haute
conjonc­ture, des citoyens nul­le­ment espa­gnols à com­mettre un
tel acte ? Et en Suisse encore ? Il s’agit donc de mon­trer en un
espace limi­té et avec des moyens res­treints com­ment en fait,
et ration­nel­le­ment, une situa­tion illé­gale doit et peut
appe­ler une réac­tion illé­gale. » Et plus loin,
l’éditorial s’achève en ces termes : « Nous
espé­rons que ces pages don­ne­ront aux lec­teurs une vue
suf­fi­sante de ce que l’on nomme par euphé­misme « le
pro­blème espa­gnol » et qu’elles leur feront comprendre
dans quelle juste pers­pec­tive il faut pla­cer le pro­cès qui
s’ouvrira la semaine pro­chaine devant la cour d’assises de
Genève. » [[Le pro­cès eut effec­ti­ve­ment lieu dans le cou­rant du mois de mai. Mal­gré les efforts des gens du Par­ti du tra­vail (com­mu­niste) pour ten­ter d’exploiter l’événement aux fins de leur propre pro­pa­gande, l’opinion ni le tri­bu­nal n’ont été dupes et l’on aura été frap­pé par l’honnêteté et le bon sens de la plu­part des comptes ren­dus de la presse dite bour­geoise. Sans doute, les jeunes « ter­ro­ristes » (des ter­ro­ristes comme on n’en fait qu’en Suisse : s’étant aper­çus que la bombe qu’ils avaient dépo­sée dans le consu­lat était en voie d’y mettre le feu, ils ne renon­cèrent à don­ner suite à leur inten­tion de télé­pho­ner aux pom­piers que parce qu’ils avaient pu consta­ter que ceux-ci, aler­tés par les fonc­tion­naires de Fran­co, étaient déjà en train d’accourir sur les lieux du « sinistre »), oui, sans doute furent-ils condam­nés, mais tous avec sur­sis. Et leur geste, très heu­reu­se­ment actua­li­sé par les nou­velles des grèves d’Espagne, attei­gnit appa­rem­ment son objec­tif car, outre un très sen­sible mou­ve­ment de sym­pa­thie dans l’opinion, celle-ci prit sou­dain plus nette conscience —pour le dire nous aus­si par l’euphémisme plus haut cité — de l’urgence du « pro­blème espagnol ».]]

Le
numé­ro, qui s’ouvre par le beau texte « Fidélité
à l’Espagne » que Camus nous avait don­né pour
notre cahier spé­cial du même nom (prin­temps-été
1956), est com­po­sé avec énor­mé­ment de sérieux
et de dis­cer­ne­ment, ras­sem­blant des pages de Marie-Louise Ber­ne­ri, de
Ber­na­nos, de Pierre Dar­ri­grand (sur l’extermination des libertaires
par les sta­li­niens), etc., et aus­si des « docu­ments » du
genre de celui-ci : « Je sou­haite de tout mon cœur que le grand
Reich alle­mand réus­sisse à atteindre ses buts immortels
sous le signe glo­rieux de la croix gam­mée et sous votre
géniale direc­tion. Heil Hit­ler ! » (Télé­gramme
adres­sé par Fran­co à Hit­ler en février 1937.)
J’hésite à écrire que le texte le plus brûlant
est peut-être celui d’un jeune catho­lique, lui-même
déte­nu, sur l’horreur de la répres­sion en permanence ;
j’hésite à l’écrire, d’abord parce que
même un régime tota­li­taire comme le fran­quisme n’a
rien à envier à ce qui s’est pas­sé — et se
passe encore — en Algé­rie depuis sept ans ; mais aus­si parce
que lors des débats du pro­cès de Genève, M.
l’ambassadeur d’Espagne à Berne a fait par­ve­nir au
tri­bu­nal une décla­ra­tion selon laquelle aucune pri­son de son
pays ne tient enfer­mé le moindre déte­nu poli­tique. Or,
com­ment pou­voir dou­ter de la parole d’une excel­lence dont le moins
qu’on puisse dire c’est qu’elle est « payée pour
savoir » ?

De
mes amis m’ont expri­mé dans le pri­vé leur regret que
cette action anti­fran­quiste de nos quatre cou­ra­geux jeunes camarades
risque de détour­ner l’attention de la pire des tyrannies
actuelles, celle de Mos­cou. J’ose ne le point pen­ser, même
si, pen­dant la pré­pa­ra­tion de leur acte, nos cama­rades ont un
temps hési­té entre une mani­fes­ta­tion contre le consulat
espa­gnol et une autre contre le consu­lat de Kadar. Leur action, à
mon avis, ne jus­ti­fie qu’une autre cri­tique, d’un tout autre
genre, et dont le bien-fon­dé leur appa­raît sans doute a
eux aus­si. C’est le choix, pour leur groupe et pour leur revue, du
nom de Rava­chol. Sur ce point, un entre­fi­let non signé des
« Cahiers du socia­lisme liber­taire » de mars a dit avec bon
sens : « Il y eut, dans le mou­ve­ment anar­chiste, après
l’exécution de l’homme dont on van­tait les exploits — et
je ne nie pas son cou­rage, mais il eût pu se pas­ser d’étrangler
l’ermite de Chambles, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, pour
lui prendre son argent — une espèce de culte, une vénération
du héros, ou de celui dont on avait fait un héros…
(Et) cet esprit a contri­bué a faire dévier l’anarchisme
mili­tant vers une déma­go­gie ter­ro­ri­sante…» Oh, bien
sûr, l’état actuel de ce qui reste de milieux
liber­taires n’incline guère à redou­ter aujourd’hui
ce dan­ger-là (le nom de l’ancien groupe de Ber­to­ni, Le
Réveil, pour ne citer que l’exemple de com­pa­gnons d’ailleurs
tou­jours infi­ni­ment sym­pa­thiques, ne s’explique plus guère
que par anti­phrase), et l’on peut par­fai­te­ment com­prendre que les
jeunes rêvent par­fois d’action directe, d’autant plus
qu’ils viennent de nous mon­trer qu’elle n’est pas forcément
roman­tisme. Mais la vio­lence pour la vio­lence d’un Rava­chol ou d’un
Hen­ry, non, en nos temps de plas­ti­quages, ce n’est pas le moment
d’en res­sus­ci­ter le mythe. Je pèse mes mots, je dis le
mythe. On aurait tort, jeunes amis, d’exiger de vous d’être
constam­ment, indé­fec­ti­ble­ment d’un sens ras­sis. Certes, il y
aura tou­jours des mal­en­ten­dus ; tou­te­fois, évi­tons les plus
inutiles.

J.
P. S.

* * *

Fran­co :
« Le peuple espa­gnol ne sup­por­te­rait pas la dictature. »

« On
qua­li­fie, à l’extérieur, notre régime de
dic­ta­ture, comme si les Espa­gnols pou­vaient se plier à une
dic­ta­ture », a décla­ré, hier, le général
Fran­co, au milieu des accla­ma­tions, en clô­tu­rant le deuxième
congrès natio­nal des syn­di­cats qui se tenait à Madrid
depuis le 5 mars, sous la pré­si­dence de M. Solis, délégué
natio­nal des syndicats.

Le
cau­dillo a lais­sé entendre que ce qui se pas­sait en Espagne
était valable non seule­ment pour la nation, mais pour toute
l’Europe. Le géné­ral Fran­co a flé­tri le
syn­di­ca­lisme déclas­sé et a exal­té l’œuvre
déjà accom­plie par l’organisation syn­di­cale, bien que
celle-ci « qui consti­tue l’une des roues du char de l’Etat,
n’en soit qu’au début de sa ges­tion. » (AFP)

(Tri­bune
de Lau­sanne, 11 mars 1962.)

* * *

Espagne,
plaie ouverte

Fran­co :
« Le peuple espa­gnol ne sup­por­te­rait pas la dictature.

(Tri­bune
de Lau­sanne, 11.3.62.)

Espagne :
Le plus grand poète [[Gabriel Celaya, auteur d’un riche et géné­reux Irré­duc­tible dia­mant (Las resis­tan­cias del Dia­mante) duquel nous extra­yons ces vers : « Je place dans la nuit ma véri­té sonore
et dis ce que j’ai à dire : je lance mon défi
et l’Espagne me com­prend tan­dis qu’elle pleure. »
 ]]serait en pri­son pour avoir soutenu
les grévistes.

(France-Soir,
17.5.62.)

Les
deux cita­tions ci-des­sus consti­tuent, on nous l’accordera, un
magni­fique « appa­ren­te­ment terrible»…

Quelques
semaines seule­ment séparent ces deux titres, quelques semaines
qui ont vu se lever un grand espoir pour les républicains
espa­gnols et pour nous tous les impar­don­nables nos­tal­giques, pour
reprendre un terme créé par Camus, des Calen­driers
de la liber­té [[Outre le tou­jours sym­pa­thique, trotz­kyste et ronéo­ty­pé, « Alar­ma » (Bole­tin de Fomen­to Obre­ro Revo­lu­cio­na­rio), on consul­te­ra deux récents ouvrages qui, pour la pre­mière fois, offrent une excel­lente et très com­plète vue d’ensemble de la guerre et de la révo­lu­tion, sans enlu­mi­ner hommes et faits :
 — Pierre Broué et Emile Témine, La Révo­lu­tion et la Guerre d’Espagne (Ed. de Minuit).
 — Hugh Tho­mas, La Guerre d’Espagne (Robert Laffont).
Enfin, vient de paraître un Roman­ce­ro de la résis­tance espa­gnole (Mas­pe­ro) sur lequel nous aurons l’occasion de reve­nir.]]
.

On
a beau­coup écrit sur les récentes grèves
ibé­riques, beau­coup de men­tons aus­si se sont levés
par­mi notre gauche fran­çaise. Ici et là, les syndicats
ont affir­mé leur soli­da­ri­té avec les grévistes
d’outre-Pyrénées, mais le cœur n’y était
plus, bouf­fés comme nous le sommes par notre propre gangrène.

Au
moment où nous écri­vons ces lignes, le mou­ve­ment de
reprise du tra­vail s’accentue et com­mence la répression
poli­cière. Un quel­conque sous-fifre du cau­dillo a même
eu l’inimaginable indé­cence — à moins que ce ne
soit amère iro­nie — de décla­rer qu’une augmentation
des salaires est « l’unique adver­saire de notre ave­nir, de
notre sta­bi­li­té et de notre plan de développement»…

D’autre
part, il appa­raît que le cler­gé espa­gnol, sou­cieux avant
tout de sau­ver les meubles d’un éven­tuel naufrage
fran­quiste, s’est vu dans l’obligation de feindre, avec quelque
vingt-cinq années de retard, l’indignation la plus vive
devant l’exploitation des tra­vailleurs. Cepen­dant, en dépit
de ces tar­dives mani­fes­ta­tions d’opportunisme chrétien —
il n’en est point de meilleur ! — on vou­dra bien se rap­pe­ler la
ter­rible épi­taphe de Qui­net, tou­jours tra­gi­que­ment actuelle :

« Ci-gît
l’Espagne : elle a été assas­si­née en cet
endroit par le Saint-Office. De profundis. »

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