La Presse Anarchiste

Une lettre d’André Breton

Que
la plus grande faute — au fond la seule irrémissible —
d’un révo­lu­tion­naire soit d’avoir dépassé
l’âge de cin­quante-cinq ans, c’est plai­san­tant à
peine, ce qu’a confié Lénine à Trotz­ky, que ce
pro­pos tour­mente durant ses der­nières années. Tout en
s’étant accor­dé quinze années supplémentaires
de vali­di­té d’esprit, Paul et Lau­ra Lafargue n’en décident
pas moins de mettre ensemble le point final à leurs vies. Pour
qui s’est voué à la trans­for­ma­tion du monde, en
effet, ne vont pas sans appré­hen­sion dra­ma­tique le déclin
des forces et l’inaptitude crois­sante qu’il entraîne.

C’est
pour­tant au-delà de ces limites que Louis Lecoin a entrepris,
plus exclu­si­ve­ment que jamais, de faire triom­pher la cause qui lui
tient à cœur. Il y avait sacri­fié déjà
douze années de liber­té. Gran­de­ment éprouvé,
il y a peu d’années, par la perte de sa com­pagne, son
pre­mier geste — comme tour­né vers elle — fut de se donner
tout entier à cette cause. De ce moment date la fon­da­tion de
Liber­té, jour­nal « social, paci­fiste, libertaire »,
dans lequel ses amis n’ont jamais dou­té qu’il allait
englou­tir son pauvre avoir. Mais il y allait pour lui d’un
impé­ra­tif abso­lu : agir de sorte que soit reconsidéré
le cas des objec­teurs de conscience, les arra­cher à leurs
geôles, leur faire octroyer un sta­tut qui les décharge
du ser­vice mili­taire en échange d’un ser­vice civil.

Au
cours des cinq années d’existence de ce jour­nal on sait que
les pro­messes n’ont pas man­qué. Seraient-elles tenues ? Pour
en dou­ter il n’eût pas fal­lu être Louis Lecoin,
c’est-à-dire le dés­in­té­res­se­ment et la
géné­ro­si­té per­son­ni­fiés. Pour désespérer
d’une solu­tion favo­rable, fût-elle indéfiniment
dif­fé­rée, il n’eût pas fal­lu être la
téna­ci­té même.

De
décep­tion en décep­tion, le jour vint, tou­te­fois, où
ces­sa de se suf­fire la foi dans la parole don­née. C’est
lorsque l’amnistie osa dire son nom et décou­vrir ses amples
et pro­chaines pers­pec­tives que Lecoin com­prit que très
vrai­sem­bla­ble­ment les objec­teurs en seraient excep­tés alors
qu’elle s’étendrait aux pires cri­mi­nels. Devant un aussi
évident déni de jus­tice il n’écouta que la
voix inté­rieure lui enjoi­gnant d’aboutir coûte que
coûte.

Quelque
anxié­té qu’en éprouvent ses nom­breux amis,
Lecoin a choi­si la seule manière sûre d’accélérer,
fût-ce à ses dépens, le déve­lop­pe­ment des
mesures qu’on lui a dit maintes fois, et de bonne source, être
en cours : la vie d’un homme qui, à soixante-qua­torze ans,
cesse de s’alimenter impose une tout autre mesure du temps que
celle des ser­vices de minis­tères. Et l’on sait assez que
celui-ci, à son dix-hui­tième jour de jeûne n’est
pas homme à se conten­ter des pro­messes évasives
réité­rées ces der­niers jours à la radio.
Ceux qui ont le front d’inculper ses proches de « non-assis­tance à per­sonne en dan­ger » sont précisément
ceux qui tiennent sa vie entre leurs mains.

Je
salue l’attitude héroïque de Lecoin, dans la plus
haute tra­di­tion de l’altruisme et de la liberté.

André
Breton

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