La Presse Anarchiste

Henri Callet, l’enchanteur doux-amer

 

« Ce
qui fai­sait ma per­son­na­li­té fait main­te­nant ma faiblesse. »

H.
C.

Il
suf­fit de lire un ou deux ouvrages d’Henri Calet pour aimer à
jamais cet écri­vain. Hen­ri Calet, un écri­vain ? Est-ce
vrai­ment le mot qui convient ? Ce nom, si on le rap­proche « d’homme
de lettres », lui va par­ti­cu­liè­re­ment mal, mais si on le
défi­nit ain­si : « per­sonne qui sait et aime écrire »,
alors oui Hen­ri Calet est un écri­vain, un grand écrivain
même.

Je
m’aperçois que je n’arrive pas à par­ler de Calet au
pas­sé. Il y a déjà cinq ans qu’il est décédé
pour­tant, d’une de ces mala­dies de cœur qu’on dit à la
mode, et dont les dia­bo­liques des­seins semblent être de nous
enle­ver bru­ta­le­ment et dou­lou­reu­se­ment les per­sonnes les plus chères.
En fait, Hen­ri Calet n’a sui­vi, avec un immense cha­grin, les
pro­grès de la mala­die mor­telle de sa mère que pour se
sen­tir mou­rir peu après du même mal. Et lui, fol
amou­reux de la vie, d’une vie heu­reuse et libre, il est mort en
sou­pi­rant, sans révolte, avec une tendre tris­tesse : « Ne
me secouez pas. Je suis plein de larmes. »

La
plus lourde peine de ses der­niers jours fut très sûrement
de devoir quit­ter son fils Luc qu’il ado­rait et dont il était
assez fier. Dure aus­si lui a été l’impossibilité
de tra­vailler encore à cette « Peau d’Ours »,
titre pro­phé­tique s’il en est, qu’il vou­lait plus
accom­plie, plus intime peut-être que ses livres précédents.
Car tou­jours ses scru­pules d’artiste furent grands — le moindre
article n’étant jamais assez éla­bo­ré et achevé
à ses yeux — et ce n’est pas la mala­die qui allait les
dimi­nuer. Néan­moins une sorte de pres­cience qui l’avait
habi­té toute sa vie, lui souf­flait qu’il ne pour­rait pas
ter­mi­ner cette œuvre ni le recueil d’articles qu’il préparait
et qui allait fina­le­ment s’appeler « Contre l’oubli ».

Curieuse
méthode de tra­vail que la sienne : à la fois indo­lent et
actif, il pre­nait des notes, appa­rem­ment insi­gni­fiantes, toujours
per­son­nelles, sou­vent indis­crètes, et peu à peu faisait
d’elles un bou­quin. Ouvrage inti­tu­lé roman bien sûr,
mais chro­nique plu­tôt, en marge des goûts actuels
beau­coup moins nuan­cés et sub­tils que ceux de Calet. Ce qui
explique sans doute le suc­cès limi­té de ses livres,
les­quels ne lui ont per­mis de vivre que fort malaisément,
comme capri­cieu­se­ment, gêne qu’il sup­por­tait sans trop se
plaindre, avec ce sou­rire doux-amer qui l’abandonnait rare­ment. Sur
cette injuste mécon­nais­sance d’Henri Calet, Nicole Vedrès
a écrit des pages bou­le­ver­santes ; paroles ter­ribles que
dictent le cha­grin, la dou­leur et la révolte, et qui prouvent
qu’elle savait, comme Pas­cal Pia, Marc Ber­nard, Fran­cis Ponge, quel
immense talent pos­sé­dait Hen­ri Calet.

C’est
Pas­cal Pia d’ailleurs qui nous dit que Calet exi­geait de ses amis
une cer­taine conni­vence, voire une cer­taine complicité,
peut-être à cause de l’extrême pudeur de ses
sen­ti­ments et de ses paroles. Son iro­nie elle-même conservait
une éton­nante sim­pli­ci­té de ton. Quel feu intérieur
pour­tant chez cet homme réser­vé et dis­cret, presque
timide ! Son déli­cat cœur de bohème, si humain, savait
se mon­trer tout ensemble léger et sérieux.
Extra­or­di­nai­re­ment sen­sible, plein d’humour, artiste dans l’âme,
Hen­ri Calet aimait aller de conquêtes en conquêtes, qui
le fati­guaient autant qu’elles l’amusaient, mais s’alliaient
par­fai­te­ment à son tem­pé­ra­ment instable, à son
insa­tiable curio­si­té, à son besoin de jouir de tout,
des êtres comme des choses. Et puis, sans le dire, sans se
l’avouer même, en ne ces­sant pas de sou­rire, il souf­frait et
pei­nait, lut­tant sans cesse pour demeu­rer libre et pou­voir écrire.
Il aimait pour oublier ces dif­fi­cul­tés, pour pro­fi­ter d’une
autre vie, brû­lante et sans las­si­tude. Aus­si Robert Kemp a‑t-il
eu rai­son de le qua­li­fier de Pavese en minia­ture. Oh ! un Pavese plus
simple que le génial Ita­lien, bien moins dra­ma­tique, comme
pas­sé au monde de Sten­dhal. Mais à bien y réfléchir,
ce petit Pavese fran­çais a eu aus­si une mort qui res­semble à
un sui­cide. On ne sur­mène pas ain­si un cœur si fra­gile, sans
réus­site sur­tout, tou­jours en pure perte, sans pen­ser qu’un
jour…

Il
y aurait beau­coup à écrire sur la quin­zaine de livres
qu’a publiés de son vivant Hen­ri Calet. Comme il le
décla­rait lui-même, cha­cun d’eux était « l’œuvre
d’une période bien défi­nie ». Ain­si, lui qui fut
si sen­sible à la durée de l’existence est aux dates
qui en marquent les étapes, il écri­vit un livre à
chaque âge, pour chaque âge ; c’est dire l’importance
du « je » chez cet homme qui ne par­lait jamais que de
lui-même dès qu’il avait la plume à la
main. N’oublions pas, cepen­dant, quel sens aigu du social, quel
besoin de jus­tice il sut mon­trer dans ses admi­rables articles (de
« Com­bat », par exemple). Si aucun de ses ouvrages n’avait
pu obte­nir un grand prix lit­té­raire, récom­pense qui
aurait eu le mérite d’augmenter consi­dé­ra­ble­ment le
nombre de ses lec­teurs, en revanche plu­sieurs d’entre eux s’étaient
vu attri­buer d’amicaux et sym­pa­thiques prix sans grande prétention
publi­ci­taire, prou­vant seule­ment com­bien les confrères d’Henri
Calet esti­maient ses œuvres.

Per­son­nel­le­ment,
ce sont ses trois livres post­humes : Contre l’oubli, Peau d’ours,
Acteur et Témoin
qui m’apparaissent comme les plus
pré­cieux. Cer­tai­ne­ment parce qu’ils me révèlent
un Calet plus lucide, plus sen­sible et plus généreux
que jamais, un Calet nu, qui ne joue pas, qui observe et s’interroge
avec une tou­chante gra­vi­té. On le sent beau­coup plus acteur
que témoin, déjà moins cri­tique. Lui, qui aimait
tant répé­ter pour son compte le mot de Sten­dhal : « Ma
véri­table pas­sion est celle de connaître et d’éprouver ;
elle n’aura jamais été satis­fai­sante », il
essaie alors de satis­faire cette pas­sion avec le maxi­mum d’intensité.

En
lisant ces bou­quins si fra­ter­nels, on ne peut pas s’empêcher
de pen­ser à une courte phrase de Calet, en appa­rence banale,
et qui peint en fait très exac­te­ment l’allure générale
de son exis­tence : « Ma vie est dif­fi­cile parce que j’ai
hor­reur du men­songe. » Oui, toutes les dif­fi­cul­tés, tous
les revers que connut Hen­ri Calet, notam­ment dans sa jeunesse,
s’expliquent par son hor­reur du men­songe, que ce soit envers tout
gagne-pain, toute femme, toute intros­pec­tion per­son­nelle. Il se
livrait tel qu’il était, au risque de se perdre. Et que de
fois ain­si ne s’était-il pas per­du mais sans pour autant se
renier, se sen­tir un raté. Tant bien que mal, il reprenait
pied et cou­ra­geu­se­ment rega­gnant la route, la même ou une
autre ; le prin­ci­pal pour lui était de repar­tir, de continuer,
de per­sé­vé­rer. Cette fois, il n’en sera plus de même,
il ne pour­ra point se reprendre ; par bon­heur, son œuvre le
rem­pla­ce­ra, résis­te­ra, vain­cra. Nous ne pou­vons oublier
néan­moins ses der­nières paroles, ter­ribles dans leur
ten­dresse, cruelles dans leur nos­tal­gie : « Il faut se quitter
déjà ? » Mais, s’il a dû nous quit­ter, nous
sommes quelques-uns à refu­ser, tant que nous serons de ce
monde, de l’oublier, donc de l’abandonner.

Georges
Belle

(« Jeu­nesses
lit­té­raires de France », février 1962)

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