La Presse Anarchiste

Impardonnable Camus

 

Impar­don­nables
en effet, ce talent (lui a‑t-on assez repro­ché de bien
écrire!), cette inté­gri­té, cette vigi­lance qui
se refuse à toutes les Eglises méta­phy­siques ou
poli­tiques, cette volon­té scru­pu­leuse de n’oublier jamais
qu’il y a et la beau­té et les mal­heu­reux — comme il y a
aus­si et l’absurde et l’impératif du bonheur.

Sinon
com­ment expli­quer la hargne, la rogne et le jacas­sin d’un de nos
cri­tiques les plus en vue dans cer­tain article intitulé
« Camus : prince des bien-pen­sants ou de la révolte ? »,
publié par L’Express du 13 mai ?

Jusqu’alors,
je n’eusse jamais pen­sé que M. Robert Kan­ters — je
regrette, mais c’est lui l’auteur de cette ordure — était
à ce point, et avec tout le fiel que cela implique, le type
même de l’âne savant. Car tout au plus pouvait-on
par­fois se sen­tir un peu gêné par l’excès
d’habileté jour­na­lis­tique fri­sant le m’as-tu-vuisme dont,
heb­do­ma­dai­re­ment, il fait preuve depuis que le Figa­ro littéraire,
cette vieille mai­son aujourd’hui assez fâcheusement
amé­ri­ca­ni­sée, lui a confié sa chro­nique des
livres, comme on ne lais­sait pas d’être gêné
aus­si, voire un peu plus, par l’absence de gêne avec laquelle
(quand on n’est pas un Mau­riac, il est de ces choses dont on ferait
mieux de s’abstenir) il place éga­le­ment sa copie dans la
feuille qui se cui­sine de l’autre côté de l’avenue
des Champs-Ely­sées. Mais bah, se disait-on, ce sont là
 — sur-vir­tuo­si­té et ubi­qui­té rédactionnelle —
les mœurs du temps.

Hélas,
il nous faut déchan­ter, et recon­naître que dans ce si
beau métier que pour­rait être la cri­tique M. Robert
Kan­ters vient de mon­trer — et cela juste en ce joli temps d’OAS
et du tra­gique déchi­re­ment du pays même du grand mort
qu’il pré­tend juger — tous les dons d’incompréhension,
pire : de mau­vaise foi intel­lec­tuelle qui n’ont que trop souvent
désho­no­ré la profession.

Oh,
bien sûr, notre jour­na­liste est assez avi­sé pour tâcher
de nous faire croire que ce n’est pas à Camus qu’il s’en
prend : « Ce n’est pas écrit-il — dans un français
d’ailleurs curieux — contre (sic) Camus que j’en ai,
mais contre (re-sic) un temps qui n’a pas produit…
d’autres maîtres. » Parce que Camus, si vous ne le
saviez pas, notre cri­tique lit­té­raire — oh combien
lit­té­raire — nous apprend que c’était quelqu’un
de bien, en somme : «… l’homme, condes­cend-il à
nous confier, était hon­nête et sin­cère, épris
de jus­tice, plein de générosité…».
Seule­ment, il existe, paraît-il, toute une catégorie
d’imbéciles (dont il est appa­rem­ment plus impor­tant de
s’occuper que de Camus lui-même) qui font de Camus un espèce
de saint, « le grand saint des patro­nages laïques ».
Que M. Robert Kan­ters nous par­donne, nous autres lec­teurs et amis de
Camus, qui nous a tou­jours paru, à nous, avoir cette grande
ver­tu d’inquiéter, non ce n’est pas notre amitié
et notre fidé­li­té envers lui qui nous donne
l’impression d’être confits en dévo­tion camusienne.
Pas plus que lorsque telle de nos amies a dit ici le pouvoir
libé­ra­teur de sa décou­verte des livres de Camus dans le
Buda­pest d’avant 56, nous ne nous sommes avi­sés de penser
que ces livres auraient été pour elle, en par­tie grâce
à eux mili­tante de la révo­lu­tion hon­groise, une
invi­ta­tion à tom­ber à genoux. Et ce « camusisme
bêlant » comme vous l’appelez et que vous prétendez
prendre pour seule cible, si même il existe, et alors Camus eût
été le pre­mier à le com­battre, n’intervient
sous votre plume que pour vous don­ner pré­texte à
atta­quer, à dimi­nuer, à ridi­cu­li­ser, à salir
l’«impardonnable » grand homme. Car il ne fau­drait pas,
Mon­sieur et très peu cher confrère, vous flat­ter que
nous mar­chons, quand soi-disant pour dénon­cer un danger
« camu­sien » vous par­lez, à pro­pos non pas des
enfants de chœur d’un camu­sisme par vous si redou­té mais de
Camus en per­sonne, galam­ment défi­ni de « maître à
pen­ser », « d’une sorte de fas­ci­na­tion per­son­nelle qui
auto­rise et dis­si­mule tout et peut-être même le passage
bon train de la gloire d’un jeune Rim­baud aux hon­neurs d’un vieux
Sul­ly-Prud­homme ». Vous écri­vez encore : Saint Camus,
saint Exu­pé­ry (cette gra­phie veut, je pense, être un
trait d’esprit), notre jeu­nesse n’a‑t-elle pas d’autres saints
que ces pen­seurs qui ont la véri­té un peu molle ? »
Certes, à l’Express on n’est pas pour la mollesse,
on est des durs. Et ce n’est pas, on le sait de reste chez nous
autres qui eûmes la naï­ve­té de n’avoir pas
atten­du, pour déjà mili­ter, l’existence de ce grand
ren­dez-vous des esprits à la redresse, non ce n’est pas
l’air de la mai­son qui pour­rait por­ter à l’indulgence
envers un homme res­té fidèle à la libre Espagne
assas­si­née par les fas­cismes et Sta­line — un homme
qui refu­sait le culte du fait accom­pli bap­ti­sé nécessité
his­to­rique. Et c’est assu­ré­ment l’impardonnable —
déci­dé­ment le mot s’impose — non-confor­misme de
Camus qui vous fait dire qu’«il cédait quel­que­fois à
la ten­ta­tion confor­table de ne s’engager que dans l’éternité ».
Tou­te­fois, ce serait faire encore, trop d’honneur aux dissentiments
et res­sen­ti­ments poli­tiques ou para­po­li­tiques que d’y voir l’unique
ori­gine de vos pro­pos les plus fâcheux (pour n’employer qu’un
mot poli). Il y a cer­tai­ne­ment autre chose, mais que je n’ai pas du
tout l’envie de subo­do­rer de près, quand vous allez jusqu’à
écrire : «… il est bon de savoir que quand on pense
selon Albert Camus, on est un bien-pen­sant et non un prince de la
révolte, quelqu’un fina­le­ment plus proche de
Louis-Phi­lippe que de Saint-Just. » Ou encore, avec quelle grâce
et quelle jus­tesse de touche, sur­tout, ne par­lez-vous pas, à
pro­pos de l’œuvre camu­sienne, du « pas­sage de la morale de
Cali­gu­la à la morale de M. Fal­lières » et de ce
« pres­tige de l’archange roman­tique et désespéré
(qui) sert de cau­tion pour nous deman­der d’adhérer au vieux
par­ti radi­cal » ? Com­ment au reste le lec­teur, par définition
tou­jours à la page, des brillantes exper­tises de la sagesse
« expresse » se refu­se­rait-il à s’exclamer en
lui-même « bien envoyé ! » si, vous pre­nant, le
pauvre, au sérieux, il admet avec vous que la dia­lec­tique de
Camus est « conver­sion ras­su­rante, assa­gis­se­ment, che­min de
velours pour pas­ser de la pen­sée désespérée
à la pen­sée en bon père famille », et
qu’«elle cana­lise, comme vous l’énoncez si
doc­te­ment, avec des mots nobles et grands, l’énergie à
(sic) la mort pour lui faire irri­guer nos chers coteaux
modé­rés ». Pas plus que je ne me suis moi-même,
la pre­mière stu­peur pas­sée, le moins du monde
émer­veillé que tant de déli­ca­tesse, de piété,
d’évident sou­ci de n’en jamais trop dire vous aient, après
l’évocation si pleine de tact que nous vous avons déjà
vu faire de « saint Camus, saint Exu­pé­ry », conduit
à vous deman­der : « Ou bien est-ce la fin d’un temps et
Camus est-il légi­ti­me­ment…» — qu’on veuille bien
se per­sua­der que je n’invente pas, mais que c’est la prose de M.
R. Kan­ters que je copie ici tex­tuel­le­ment — « et Camus,
s’interroge-t-il donc en guise de conclu­sion d’un air de
pro­fon­deur, est-il légi­ti­me­ment la der­nière incarnation
de la gran­deur petite-bourgeoise ? »

Pauvre
cher Camus qui n’aviez pas, comme vous disiez, appris la révolution
dans Marx mais dans la misère, il fal­lait bien ce dernier
adjec­tif du jar­gon de l’orthodoxie au rabais pour par­ache­ver la
« cri­tique » dont je n’ai déjà que trop
par­lé — mais pou­vait-on la pas­ser sous silence ? Et comment
s’abstenir de dire aus­si au jour­na­liste qui l’a com­mise : « Au
fait, le presque tout der­nier livre que Camus ait publié de
son vivant, et dont vous ne par­lez pas, s’appelle la Chute. »
Comme livre d’un bien-pen­sant, elle est un peu là ! C’est à
croire que M. R. Kan­ters ne l’a pas lue. Eh bien, qu’il la lise —
ne serait-ce que pour y décou­vrir le per­son­nage qui a choisi
de n’être plus que juge péni­tent : c’est là un
état où, ose­ra-t-on pen­ser, notre cri­tique en mal de
juge­ments défi­ni­tifs aurait tout lieu de faire un stage.

Jean
Paul Samson

*
* * *

Ayant
eu connais­sance de l’article ci-des­sus, René Char m’a
adres­sé la lettre sui­vante, qu’il m’a auto­ri­sé à
reproduire :

Cher
Jean Paul Samson,

Quand
on sait pour­quoi cette meute fran­çaise, qui s’enflamme pour
des ouvrages de sots, s’acharne contre Camus-et-son-œuvre, on
ne s’interroge pas plus avant, et on tourne son dégoût,
on vire à l’opposé de cette espèce de
pétai­nisme inver­ti, per­ver­ti, qui est le lot d’intellectuels
d’aujourd’hui far­dés au pro­gres­sisme. A l’opposé,
vous ne pen­sez pas que je ne dis­tingue le vis-à-vis sanglant,
n’est-ce pas, le fas­cisme si réel­le­ment personnifié
par les têtes mitraillantes de l’OAS — cette tri­pe­rie de
plas­ti­queurs — tapo­tées par le Pou­voir dont elles sont
deve­nues la deuxième colonne après en avoir été
la pre­mière. Faire de la confi­ture sur la déconfiture
ne mène­ra à rien de bon. Nous ver­rons. De beaux jours
se com­binent pour les cro­co­diles de l’efficacité.

Je
vous remer­cie de votre article. Je com­prends et je par­tage votre
révolte. Il y a long­temps que mon opi­nion est faite. Sur ce
qu’on peut attendre des bar­bo­tins de la nou­velle manche, en bancs
dans le jour­na­lisme lit­té­raire ou poli­tique, hé bien !
ces­sons de nous éton­ner. C’est tout ce que les mou­lins du
capi­ta­lisme ont à se mettre sur la dent ! Mais ils passeront,
ils mour­ront. Auront-ils jamais été seule­ment ? Cher
Camus du côté des dif­fi­cul­tés des vivants ! Et
quelles que soient, certes, les dis­cus­sions par­fois res­tric­tives dont
ses livres doivent faire l’objet. Mon affec­tion n’était
pas aveugle, ni la sienne pour moi. Mais nous dis­po­sions de la
liber­té, celle que la main garde au creux de ses lignes comme
un défi à la méfiance et à la confusion.

De
cœur à vous.

René
Char

La Presse Anarchiste