La Presse Anarchiste

Jeanne Berneri (1897 — 1962)

Pour
rendre un der­nier hom­mage au grand cœur, à l’infatigable
acti­vi­té, à l’héroïsme, face à une
vie tra­gique, qui ont carac­té­ri­sé l’épouse —
comme lui lumière inter­na­tio­nale de l’anarchisme — de
notre regret­té Camille Ber­ne­ri, nous tra­dui­sons ci-après,
de la revue « Volon­tà »
, dont elle était
l’animatrice, la nécro­lo­gie due à la plume d’Umberto
Mar­zoc­chi, son conti­nua­teur. Puissent ceux qui ont aimé notre
inou­bliable com­pagne (que ce soit en Ita­lie, en France, en Espagne
com­bat­tante, en Grande-Bre­tagne, en Bel­gique ou en Alle­magne captive)
trou­ver dans ces lignes un écho de cette vibrante
personnalité.

A.
P.

Gio­van­na
Calef­fi Ber­ne­ri, qui, depuis le 15 mai 1946, diri­geait la
revue Volon­tà, n’est plus. Une crise cardiaque,
impré­vue et bru­tale, sur­ve­nue le 14 mars 1962 à 17 h
45, a tran­ché cette vie encore jeune et forte. Depuis quelques
jours elle était en trai­te­ment à l’hôpital de
Ner­vi (près de Gênes) pour une affec­tion pleurétique ;
et, l’ayant quit­té le même jour, elle se préparait
à rejoindre son domi­cile, entou­rée des soins des
cama­rades Tur­ro­ni et Ches­sa qui l’accompagnaient. Les secours
d’urgence des méde­cins ne réus­sirent point à
la rame­ner à la vie.

Notre
chère Gio­van­na n’est plus. Nous ne rever­rons plus ce beau
visage, tou­jours ani­mé et serein pour accueillir le compagnon
et l’ami ; nous n’entendrons plus cette voix aux tonalités
chaudes, ralen­ties, dépouillées de toute rudesse : une
poi­gnée de cendres, recueillies dans l’urne funéraire
n°1796 au cime­tière de Sta­glie­no à Gênes,
est tout ce qui reste d’elle.

Gio­van­na
Ber­ne­ri était née à Gual­tie­ri, pro­vince de
Reg­gio Emi­lia, le 5 mai 1897. Elle obtint son diplôme
d’institutrice en 1915, et, dès sa nomi­na­tion obte­nue sur
les rôles de 1916, elle ensei­gna à l’école
pri­maire de Mon­tec­chio dans cette même pro­vince. Dès son
ado­les­cence, Gio­van­na fit preuve d’un carac­tère et d’une
per­son­na­li­té peu com­munes. Sens pra­tique, indépendance,
volon­té de fer, tells furent les dons qui devaient trouver,
avec l’âge, les vicis­si­tudes de la vie, les douloureuses
expé­riences de la mili­tance anar­chiste, leur confir­ma­tion, et
consti­tuer les élé­ments car­di­naux d’une personnalité
vrai­ment exceptionnelle.

Le
3 jan­vier 1917, Gio­van­na Calef­fi épou­sa à Gualtieri
l’anarchiste Camil­lo Ber­ne­ri, le fils même de celle qui avait
été son pro­fes­seur de péda­go­gie à l’Ecole
nor­male de Reg­gio Emi­lia, Adal­gi­sa Fochi, femme de sen­ti­ments
éle­vés et de pro­fonde culture. Le jeune couple se
trans­por­ta dans la région flo­ren­tine. Là, Camillo
pour­sui­vit ses études avec fer­veur et pas­sion, et obtint les
lau­riers uni­ver­si­taires du phi­lo­sophe. A par­tir de 1922, il se voua à
l’enseignement, sans tou­te­fois pou­voir res­ter plus d’une année
sco­laire dans le même poste, en rai­son de l’hostilité
et des per­sé­cu­tions qu’il ren­con­trait loca­le­ment comme
anti­fas­ciste et comme anarchiste.

Dès
ce moment, Gio­van­na fut pour Camil­lo, non seule­ment l’épouse
chè­re­ment aimée, ain­si que la mère affectueuse
et vigi­lante des deux fillettes Maria-Lui­sa et Gilia­na, nées
entre temps, mais la com­pagne idéale qui le sou­te­nait dans
tous les actes de sa vie mili­tante dan­ge­reuse et tourmentée.
Elle le secon­dait dans la noble entre­prise du groupe « Non
mol­lare » (Ne pas céder) ensemble avec Car­lo Rosselli,
Faus­to Cala­man­dréi, Ernes­to Ros­si, Umber­to Mor­ra di Lavriano.
Et, bien loin de le détour­ner des dan­gers de cette action,
elle l’encourageait à inté­grer, de façon
cohé­rente, par ses conduites, la mise en pra­tique et
l’application de ses idées à lui.

D’une
péré­gri­na­tion à une autre, ils passèrent
un an à Mon­te­pul­cia­no, autant à Cor­tone, et près
du double à Came­ri­no, Camil­lo Ber­ne­ri ensei­gnant comme
pro­fes­seur de phi­lo­so­phie au lycée de ces diverses villes.
Mais les vio­lences se mul­ti­pliaient, et d’autre part Camil­lo ne
pou­vait se plier à la loi qui, à par­tir de 1926,
exi­geait des ensei­gnants le ser­ment de fidé­li­té au
régime. C’est ain­si qu’il aban­don­na tout pour s’expatrier
clan­des­ti­ne­ment en mai 1926. Au mois d’août de cette même
année, Gio­van­na et les deux fillettes pre­naient à leur
tour le che­min d’un exil illé­gal, pour rejoindre un époux
et un père chau­de­ment aimé dans le gîte qu’il
avait trou­vé pour eux dans la région pari­sienne, à
Saint-Maur-des-Fossés.

J’avais
fait la connais­sance de Ber­ne­ri, vers 1918, au domi­cile d’un ami
com­mun — fils du dépu­té socia­liste Artu­ro Caroti —
qui étu­diait à Livourne. De cette première
ren­contre naquirent les pré­mices d’un mouvement
révo­lu­tion­naire de la jeu­nesse, qui tint son congrès
inau­gu­ral à Parme, en même temps que celui de l’Union
syn­di­cale ita­lienne (cen­trale syn­di­cale à tendance
anar­chiste). Les jeunes eurent bien­tôt leur jour­nal, « Gioventù
Ros­sa » (Jeu­nesse rouge), organe que diri­gea Ber­nar­di­no De
Domi­ni­cis, mais pour peu de temps. Les rap­ports entre Ber­ne­ri et moi
devinrent plus intimes, et nos ren­contres plus fréquentes,
parce que nous avions de plus en plus de choses à faire
ensemble ; mais je ne vis Gio­van­na que plus tard.

Je
fis sa connais­sance en exil, durant l’automne de 1926, lors d’une
visite que je fis à Camil­lo dans la masure qu’il venant de
louer, en lisière d’une rue fan­geuse, à
Saint-Maur-des-Fos­sés, dans la proche ban­lieue. Le temps était
froid et plu­vieux ; mais, dans la mai­son, per­sonne ne parais­sait s’en
aper­ce­voir. Camil­lo était absor­bé par le clas­se­ment de
revues qu’il tirait d’une caisse ; les enfants jouaient, rieuses,
dans un coin de la pièce ; Gio­van­na, le rose au visage, les
manches retrous­sées, vaquait aux besognes du ménage
comme à un ouvrage fami­lier. A mon entrée, tous se
retour­nèrent pour me faire fête. Une fois les
pré­sen­ta­tions faites, Camil­lo résu­ma la situa­tion en
peu de mots : « Tu vois, ici tout le monde rit, même si le
ciel est gris et la mai­son sale. » Et c’était vrai :
quoi qu’il pût arri­ver, les quatre êtres qui vivaient
entre ces murs crou­lants, tapis­sés de moi­sis­sures, se seraient
aimés en éternité !

Et
cepen­dant la vie était dure. Le pro­fes­seur Ber­ne­ri était
deve­nu le plus mal­adroit des aides-maçons et des
gar­çons-plâ­triers ; encore lui fal­lait-il être
recon­nais­sant envers le sort — et les amis — qui lui avaient
pro­cu­ré cette bonne for­tune. L’institutrice Giovanna
Ber­ne­ri, refou­lant au fond de son être la noble voca­tion de
l’enseignement, s’attelait de bon cœur aux plus rebutants
tra­vaux dont elle fût capable. Bref, une fois passées
les pre­mières années de l’inévitable processus
d’assimilation, la forte nature de Gio­van­na avait pris le dessus ;
et, en 1933, elle ouvrait même un petit com­merce de pri­meurs et
de comes­tibles, à Paris même, dans le quar­tier de la
Nation. Ain­si pour­voyait-elle, de façon modeste, mais plus
sûre, aux besoins de la famille.

C’est
à cette époque que Camil­lo Ber­ne­ri a don­né le
meilleur de soi-même à son œuvre.

De
son chan­tier au pre­mier étage — où l’on accédait
par un esca­lier inté­rieur ouvrant sur l’arrière-boutique
 — Camil­lo col­la­bo­rait à presque toutes les publications
anar­chistes, en toutes langues et en tous pays. Il polémiquait
avec les divers sec­teurs de l’antifascisme exi­lé. Il
par­ti­ci­pait à l’activité spé­ci­fique de
l’anarchisme ita­lien ; enfin, il se dévouait à la
tâche spé­ciale de démas­quer les indi­ca­teurs et
pro­vo­ca­teurs fas­cistes à l’étranger, nom­breux dans
les rangs de l’émigration. C’est l’activité dont
Gio­van­na devait plus tard rendre compte en la pla­çant dans sa
vraie, claire et inex­tin­guible lumière, par une suite
d’articles publiés dans l’hebdomadaire libé­ral « Il
Mon­do » (Le Monde); car elle vou­lait et pou­vait mettre les
choses au point, fût-ce au prix d’un dou­lou­reux débat
avec le pro­fes­seur Sal­ve­mi­ni, qu’elle aimait et esti­mait. Compagne
incom­pa­rable, je l’ai vue toute heu­reuse de la reprise d’activité
de son Camil­lo dans les domaines où il ten­dait à se
réa­li­ser — heu­reuse de pou­voir y contri­buer pour sa part, au
prix d’un labeur qui lui impo­sait de durs sacri­fices, de grandes
fatigues, des efforts et des res­pon­sa­bi­li­tés de tous ordres !

Mais
les per­sé­cu­tions poli­tiques sont à l’ordre du jour.
Camil­lo n’est pas épar­gné par la police française
aux ordres de l’ambassade ita­lienne et du consu­lat fasciste.
Camil­lo Ber­ne­ri est un homme d’action qui donne de sérieuses
inquié­tudes. Le mot d’ordre est de lui rendre la vie dure,
par tous les moyens. Mais, dans ces ter­ribles cir­cons­tances, Giovanna
est à ses côtés, com­ba­tive et intel­li­gente, prête
à démê­ler les trames inavouables, les
machi­na­tions louches. La pure­té et le don désintéressé
de soi-même, qui carac­té­risent Camil­lo, feront le reste.

Les
évé­ne­ments se pré­ci­pitent. L’Internationale
des Par­tis com­mu­nistes, réunie en 1934, décide
d’adopter la tac­tique de la « main ten­due ». Le
tra­vaillisme anglais se fait le tuteur des inté­rêts de
la cou­ronne ; la France est en proie au Front popu­laire, qui ne fait
rien pour le peuple mais consti­tue un admi­rable som­ni­fère et
plonge le pro­lé­ta­riat fran­çais en pleine euphorie
élec­to­rale. Le sta­li­nisme exerce une dic­ta­ture intérieure
et exté­rieure féroce contre les hommes et les
mou­ve­ments authen­ti­que­ment révolutionnaires.

Le
moment est pro­pice pour une ini­tia­tive hitléro-mussolinienne
des­ti­née à pro­mou­voir le fas­cisme en Europe — dont
l’Espagne consti­tue le ter­rain le plus favo­rable et le point de
plus grande vul­né­ra­bi­li­té. Et le 18 juillet 1936, c’est
le coup d’Etat des géné­raux rebelles à la
Répu­blique, lon­gue­ment concer­té et préparé
par l’axe Ber­lin-Rome. Mais les deux dic­ta­teurs ont compté
sans les anar­chistes et les popu­la­tions cata­lanes et madrilènes.
Les anar­chistes, tout en se fai­sant déci­mer, repoussent les
attaques fas­cistes contre les grandes villes du Nord et du Centre.
Les popu­la­tions s’insurgent. Le fas­cisme inter­na­tio­nal subit sa
pre­mière défaite, une défaite criante.

Tout
ce qu’il y a au monde de révo­lu­tion­naire accourt en Espagne,
deve­nue la grande espé­rance de tout l’antifascisme
combattant.

Camil­lo
est l’un des pre­miers à par­tir. Avec Car­lo Ros­sel­li, Mario
Ange­lo­ni, d’autres encore, il forme, sous l’égide de la
Fédé­ra­tion anar­chiste ibé­rique, la Colonne
ita­lienne Fran­cis­co Asca­so (ain­si nom­mée en l’honneur de
l’anarchiste espa­gnol de ce nom, tué à l’assaut de
la caserne des Ata­ra­sanes). A la mi-août, la colonne est sur la
ligne de feu en Ara­gon, et menace les posi­tions fac­tieuses de Huesca
et de Sara­gosse. Camil­lo, du même coup, est deve­nu une
per­son­na­li­té de pre­mier plan dans le camp révolutionnaire.

Les
désac­cords entre com­mu­nistes et anar­chistes ne se font pas
attendre ; mais c’est à par­tir de 1937 que les représentants
des Par­tis com­mu­nistes en Espagne (spé­cia­le­ment et
prin­ci­pa­le­ment les élé­ments diplo­ma­tiques et militaires
russes) appli­que­ront à la lettre la poli­tique san­gui­naire que
Sta­line avait inau­gu­rée, en Rus­sie même, par les
fameuses « purges » des­truc­trices des cadres de l’Armée
rouge — et pra­ti­quant, à l’extérieur, l’assassinat
poli­tique orga­ni­sé des révo­lu­tion­naires com­bat­tant en
Espagne. La tâche fut confiée à ces mêmes
agents secrets qui, peu après, rap­pe­lés par Staline,
devaient payer de leur vie l’obéissance aux ordres reçus.
Le 5 mars au point du jour, Camil­lo Ber­ne­ri et Fran­ces­co Barbieri,
son adjoint, furent bes­tia­le­ment mis à mort.

Gio­van­na
Ber­ne­ri et sa fille Maria-Lui­sa, aus­si­tôt aler­tées par
nous, accou­rurent à Bar­ce­lone ; mais sans pou­voir jeter les
yeux une der­nière fois sur l’être aimé ; elles
ne rejoi­gnirent le cor­tège funèbre qu’au moment où
il se dis­sol­vait sur la place d’Espagne — et furent conduites
direc­te­ment au cimetière.

S’enfermant
dans sa dou­leur, Gio­van­na fit retour à Paris, et se dévoua
entiè­re­ment, en silence, à l’éducation de ses
deux filles, dont l’aînée, quelque temps après,
s’unit d’amour avec l’anarchiste ita­lo-anglais Ver­non Richards
(Vero Ric­chio­ni) et alla vivre à Londres avec lui.

Le
cal­vaire de Gio­van­na n’était pas ter­mi­né. Lors du
déchaî­ne­ment de la deuxième guerre mon­diale et,
bien­tôt, de l’invasion par l’armée alle­mande d’une
grande par­tie du ter­ri­toire fran­çais com­men­ça pour elle
une nou­velle série d’épreuves. Arrêtée,
le 28 octobre 1940, sur l’ordre des auto­ri­tés consulaires
fas­cistes de Paris, elle est déte­nue à la pri­son de la
San­té, puis au Cherche-Midi, d’où elle sera, en
février 1941, dépor­tée en Alle­magne. Jusqu’au
mois de juin, c’est alors une nou­velle période de captivité,
à Trèves. Puis com­mence une série absurde de
voyages et de déten­tions dans une dou­zaine de localités
alle­mandes, puis à Inns­bruck en Autriche, où elle
séjourne encore une quin­zaine de jours, en atten­dant d’être
livrée à la police italienne.

Sa
sou­daine arres­ta­tion à Paris avait pro­fon­dé­ment frappé
Gio­van­na qui demeu­ra, pen­dant de longs mois, sans aucune nou­velle de
sa fille cadette Gilia­na, étu­diante toute jeune encore et
res­tée sans appui dans une ville enva­hie. Ce quelle éprouvait,
c’était bien moins les souf­frances phy­siques d’une dure
cap­ti­vi­té que l’isolement moral, souf­france de chaque heure
à laquelle résiste si dif­fi­ci­le­ment un cœur de mère.

De
la geôle d’Innsbruck, Gio­van­na fut trans­fé­rée à
la mai­son d’arrêt de Reg­gio Emi­lia, pour être jugée
par la com­mis­sion pro­vin­ciale char­gée de la police de sûreté.
Elle fut condam­née, le 25 août 1941, à une année
de domi­cile for­cé « pour avoir déployé à
l’étranger une acti­vi­té sub­ver­sive la caractérisant
comme un élé­ment dan­ge­reux pour l’ordre et la
sécu­ri­té de l’Etat ». En octobre 1941, après
un an entier de cap­ti­vi­té en divers lieux, elle sor­tait de la
pri­son pré­ven­tive de Reg­gio Emi­lia pour gagner, selon la
déci­sion de la jus­tice admi­nis­tra­tive ita­lienne, la bourgade
de Lace­do­nia, dans la pro­vince d’Avellino. Ayant ache­vé son
année de confi­ne­ment, elle devait obli­ga­toi­re­ment rejoindre
son pays natal ; mais, crai­gnant d’y encou­rir de nouvelles
per­sé­cu­tions, ou d’être de nou­veau arrêtée,
Gio­van­na s’éloigna de Gual­tie­ri, et vécut
clan­des­ti­ne­ment en Ita­lie méri­dio­nale, jusqu’en automne
1943, date de l’arrivée en Sicile des forces alliées.

La
voi­là donc buvant à longs traits l’air de la liberté
recou­vrée mais elle n’est pas femme à rester
long­temps inoc­cu­pée. Il lui reste une mis­sion à
accom­plir, qu’elle s’impose sévè­re­ment et qu’elle
pour­sui­vra jusqu’au bout, avec autant de conscience et de
géné­ro­si­té que de cohé­rence inflexible :
elle conti­nue­ra l’œuvre de Camil­lo, en le réin­car­nant en
soi. Elle ne tarde guère à révé­ler, à
nos yeux à tous, les dons pré­cieux et les acquisitions
mul­tiples d’une anar­chiste dans toute la force du terme. Au
mou­ve­ment qui se recons­ti­tue, elle apporte cette patiente ténacité,
ce tact exquis, et ce sens des réa­li­tés, qui fécondent
toutes ses initiatives.

Du
« Conve­gno » de Naples — tenu les 10 et 11 septembre
1944, et où sont jetées les bases d’une reprise
géné­rale des acti­vi­tés anar­chistes en Italie —
au pre­mier Congrès orga­nique, tenu à Car­rare du 15 au
20 sep­tembre 1945, et jusqu’au plus récent congrès
celui de Rosi­gna­no Sol­vay, du 1er au 4 juin 1961, Gio­van­na Berneri
sera de toutes les ren­contres et de toutes les activités
orga­ni­sées du mou­ve­ment liber­taire ita­lien. Elle fait partie
de la délé­ga­tion ita­lienne à la Conférence
inter­na­tio­nale anar­chiste de Paris du 16 mai 1948 ; et, au Congrès
qui se déroule à Seni­gal­lia, du 1er au 4 novembre, elle
accepte de faire par­tie de la com­mis­sion de cor­res­pon­dance, organe de
liai­son de la Fédé­ra­tion anar­chiste ita­lienne. Ce fut
au cours de quatre années de tra­vail com­mun (de 1957 à
1961) que les cama­rades Ches­sa, Cavi­glia, Bac­cia­rel­li et moi, nous
fûmes à même d’apprécier les qualités
vrai­ment excep­tion­nelles de Gio­van­na, et l’optimisme plein de
viva­ci­té qui s’alliait chez elle à une ponctualité
exemplaire.

Lors
de la reprise des acti­vi­tés anar­chistes, Gio­van­na don­na le
jour à une pre­mière publi­ca­tion : « Rivoluzione
Liber­ta­ria », qui parut à Naples du 30 juin au 16
novembre 1944. Cette publi­ca­tion céda la place à
« Volon­tà », de for­mat jour­nal, du 1er juillet 1945
jusqu’au 15 mai 1946. « Volon­tà » de for­mat revue
lui suc­cé­da du 1er juillet 1946 jusqu’à maintenant,
mois après mois, sans aucune inter­rup­tion, durant seize ans de
vie intense et lar­ge­ment pro­duc­tive. Gio­van­na s’occupait, en outre,
des édi­tions « Rivo­lu­zione Liber­ta­ria », devenues
ensuite la « Col­la­na Por­ro» ; enfin, elle col­la­bo­rait, par
de sérieux articles de fond, de conte­nu huma­niste et
anar­chiste, au jour­nal quo­ti­dien socia­liste « Il Lavoro »
de Gênes, ain­si qu’à l’hebdomadaire à grand
tirage « Il Mon­do ». C’est à son opus­cule « Il
Control­lo delle Nas­cite » (le contrôle des nais­sances), et
au pro­cès qui en sui­vit la publi­ca­tion, qu’on doit la
créa­tion en Ita­lie d’un mou­ve­ment qui défend et
dif­fuse les idées et les méthodes du « birth
control ».

Puis
ce fut la fin tra­gique de sa fille aînée, Maria-Luisa
(qui s’était fait connaître, dans le mouvement
anar­chiste de langue anglaise, par ses dons et ses écrits de
valeur indis­cu­tée). Après cette perte [[Perte d’autant plus cruelle que Maria-Lui­sa était morte en couches, empor­tant ain­si hors de ce monde, deuil si par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible à des âmes ita­liennes, l’enfant qu’elle atten­dait. (T.)]], adve­nue à
Londres en avril 1949, Gio­van­na dési­ra don­ner vie à ce
qui avait tou­jours été chez elle une voca­tion, mais
pour laquelle étaient néces­saires des locaux, du temps
et de l’argent : trois choses, hélas, que la pauvre Giovanna
ne pos­sé­dait point. Mais le rêve était trop beau !
Avoir autour de soi, dans la vie, des enfants à aider et à
éle­ver, ne fût-ce que pour quelques semaines chaque été :
désir si intense et si pro­fond en elle qu’elle se mit
allè­gre­ment à l’œuvre, sol­li­ci­tant l’aide des
copains et des amis ; et c’est ain­si que, pen­dant onze années,
avec une inter­rup­tion de trois ans due aux nécessités
du démé­na­ge­ment, s’ouvrit la « Casa Serena »
(mai­son joyeuse), d’abord à Sor­rente, puis à Massa
Car­ra­ra ; tou­jours avec l’aide de l’inséparable amie et
com­pagne Maria Bib­bi (de 1951 à 1962). Telle fut la « Colonia
Maria-Lui­sa Ber­ne­ri », dont Gio­van­na fut l’âme, gagnant
ain­si l’amour des petits qui l’adoraient, la recon­nais­sance de
leurs parents et l’affection de tous.

Gio­van­na
Ber­ne­ri fut tou­jours fidèle à elle-même. Sa
longue jour­née d’anarchiste mili­tante ne fut jamais troublée
par des crises de conscience ; le cou­rant de pen­sée qui était
le sien, et qu’elle a expri­mé avec une méthodique
régu­la­ri­té dans les annales de cette revue (Volon­tà),
fut ample, exem­plaire, lumi­neux. Anar­chiste sans adjec­tif, comme elle
aimait à se défi­nir, elle ne se livra jamais à
l’individualisme capri­cieux et nui­sible, pas plus qu’elle ne se
lais­sa ten­ter par un anar­chisme ouvrié­riste à l’excès.
Vivant dans la réa­li­té, Gio­van­na était
natu­rel­le­ment por­tée vers l’étude des problèmes
sociaux et vers la recherche des formes ou des moyens les plus aptes
à la régé­né­ra­tion de l’homme, faisant
de l’un et de l’autre un tout har­mo­nieux, sur le plan de
l’éducation et de la révo­lu­tion, où il n’est
pas de place pour l’abstrait, ni pour l’absurde.

Aujourd’hui,
le cœur et les sen­ti­ments sont encore convul­sés ; et nous ne
pou­vons pas même espé­rer com­bler, à sa juste
mesure, le vide immense cau­sé par l’irréparable
perte. Nous devons faire effort pour que notre cer­veau et notre
conscience retrouvent leur équi­libre — si nécessaire
pour impri­mer au mou­ve­ment des idées, des hommes et des choses
le rythme, l’intelligence et l’impulsion que Gio­van­na Berneri
vivante a su confé­rer, pen­dant seize ans, à la revue
qui en pro­lon­ge­ra l’esprit et la mémoire.

Umber­to
Marzocchi

Volon­tà
(avril 1962)

La Presse Anarchiste