Pressé
par le temps et isolé par la maladie, je crois cependant
pouvoir exprimer ici, avec mes faibles moyens, un peu de ce que mes
compagnons parisiens des « Amitiés internationales »
ont dans l’esprit et dans le cœur en cette heure de deuil.
Dans
ma province natale, au temps de mon enfance, on ne disait pas un
« estropié », « un crétin », « un
malfaiteur» ; on disait « un affligé », « un
innocent », « un malheureux ». Eh bien, c’est à
peu près dans ce sens que je puis me dire affligé,
innocent et malheureux devant la mort de Giovanna Berneri.
J’ai
connu au cours des années trente le gîte provisoire des
Berneri : l’arrière-boutique d’un petit magasin de produits
italiens, rue de Terre-Neuve près de la Nation. Il protégeait
de la faim les membres de la famille ; et sans doute aussi bien des
visiteurs. Camillo l’approvisionnait aux Halles ; Giovanna le
tenait accueillant et appétissant — oh combien ! Et la porte
franchie, c’était le château de l’Anarchie, ou du
moins son antichambre. Au premier étage, le repaire
philosophique du grand intellectuel qu’était Berneri
s’ouvrait tout grand au visiteur, avec son sol presque couvert de
dossiers pleins de coupures de journaux et de pages arrachées
à l’essentiel des revues et des livres (car le philosophe
devait renoncer au luxe d’une vraie bibliothèque, faute de
pouvoir enraciner son exil).
Berneri
faisait les honneurs des lieux, écoutait beaucoup, de toute
son attention de sourd et avec un doux regard de myope. J’étais
venu lui parler d’un projet de « correspondance internationale
ouvrière » (l’actualité sociale, vue par des
témoins obscurs mais aussi directs que possible, et
internationalisée par voie de traduction). Il accueillit ce
plan avec chaleur.
Plus
tard, nous devions nous rencontrer à Barcelone et nous
retrouver dans la même opposition aux sycophantes de la
liberté. Berneri devait s’identifier si intimement à
la guerre libératrice du peuple espagnol contre Franco et
Staline, qu’il était dans l’abominable logique des choses
qu’il finît par tomber assassiné par les agents
doubles de ces deux dictateurs.
En
bas, tricotait tranquillement une vieille dame distinguée, la
mère du jeune professeur florentin, tandis que deux charmantes
jeunes filles vaquaient à leurs tâches d’écolières
et répétaient dans leurs traits juvéniles la
beauté rayonnante de leur mère — une de ces beautés
qui trouvent leur source dans la bonté des êtres dont la
pureté fut éprouvée par l’eau et le feu.
Jeanne et Camille, on pouvait le voir, s’étaient mariés
très jeunes, et leur union précoce leur avait donné
presque des sœurs.
Voir
vivre cette pléiade si harmonieuse, pour un contempteur de la
famille, c’était renoncer à tout préjugé
en faveur parmi ceux qui comptent pour rien le rôle éducatif
de l’homme ; ou, plus exactement, du couple parental bien assorti.
Les enfants qui n’ont pas de père, en trouvent un dans
l’Etat ou dans le clan guerrier que le supplée. Piètre
préparation pour une société fondée sur
la liberté et l’amour !
Au
contraire, l’anarchisme peut fleurir dans ce microcosme social
qu’est la famille fortement unie, et il peut ainsi résister
à tous les écrasements. La preuve en a été
fournie même après la mort tragique de Camille Berneri,
puisque l’on a pu voir sa femme et ses deux filles, en Espagne, en
Angleterre, en Italie et en France, fonder à tour de rôle
les sections, à la fois unies et diversifiées, d’une
nouvelle internationale.
Hélas,
il ne reste aujourd’hui, des Berneri, que la plus jeune des filles
et ses deux enfants ; la tradition est plus lourde que jamais, et l’on
s’explique que Giliane, après avoir été
longtemps à Paris l’animatrice d’un groupe (d’abord
restreint, puis élargi à de nombreuses sympathies, mais
qui ne vivait guère que par elle), ait fini par le sacrifier
sur l’autel d’un sectarisme ultra-révolutionnaire, avant
de l’abandonner tout à fait.
Peut-être
cependant l’arbre ébranché repoussera-t-il ? Avec
Giovanna, qui consacrait plusieurs semaines chaque année à
ses petits-enfants et à leur mère, il semblait que
l’âge retrouvait les secrets de la jeunesse ; et chacun
s’entendait pour donner encore trente ans de vie à un cœur
déjà mortellement blessé. Le second et dernier
compagnon de Jeanne Berneri, Cesare Zaccaria, est mort l’automne
dernier ; ce qui était leur revue à tous deux trouvera
sans doute des continuateurs. Et la Colonie d’enfants que les
Berneri avaient fondée au nom de Marie-Louise, morte en
couches il y a treize ans, pourra désormais joindre à
ce nom celui de Giovanna.
En
Espagne reposent les restes de Camille assassiné ; en
Angleterre, ceux de sa fille aînée ; en Italie, ceux de
sa femme qui s’est, en souriant, tuée de travail. C’est
nous tous qui sommes responsables, maintenant, de maintenir entre les
libertaires des divers pays européens et du monde entier, les
liens matériels, intellectuels et moraux que cette famille, si
tragiquement privilégiée, a tant fait pour établir
entre les consciences.
André
Prudhommeaux