(En
juin 1957 — un triste hasard voulut que ce fût juste au
moment de sa mort — nous avons déjà publié,
extraites de ses « Mémoires », quelques pages de
Turel, avec l’intention, alors, d’en donner également
d’autres par la suite, empruntées, espérions-nous, à
des manuscrits directement rédigés en français
(par son père, Turel, qui écrivait d’ordinaire en
allemand, était aussi de langue française). De
malheureuses circonstances ont fait qu’entre temps ces manuscrits
français, confiés à l’un de nos amis,
directeur d’une revue de grand retentissement, ont été
malencontreusement égarés. On voudra donc bien excuser
le caractère fragmentaire des deux passages, tirés d’un
fond encore demeuré entre nos mains, dont le lecteur trouvera
le premier ci-dessous et l’autre dans notre prochain cahier. Nous
sommes tout à fait conscients de ce qu’ils ont, tels quels,
d’insuffisant. Toutefois, chez Turel, les solutions proposées
sont peut-être moins essentielles que la recherche et la
position des problèmes, lesquels, écrivions-nous déjà
en 57, ont à ses yeux « changé d’échelle
depuis la constitution des mathématiques et de la physique
modernes ». Sans prétendre nous prononcer sur le
bien-fondé de ces thèses, nous pensons qu’il vaut
certainement la peine de connaître les démarches d’un
esprit qui fut, avant tout, un excitateur. Puissent les trop brefs
exemples qu’il nous a été possible de choisir en
donner un commencement d’aperçu et, plus encore, la
curiosité.)
De
la réciprocité universelle
1.
De la sensoriométrie à la micrométrie et à
la nucléométrie
En
1908, lors du Congrès annuel des médecins à
Cologne, Hermann Minkowski commença sa conférence
« L’espace et le temps » par les mots célèbres :
« Les
conceptions concernant le temps et l’espace que je voudrais
développer devant vous prennent leurs racines dans les
expériences purement physiques. C’est ce qui fait leur
force. Leur tendance est radicale. Dès maintenant, l’espace
pour soi et le temps pour soi perdront toute réalité.
Il ne subsistera qu’une sorte d’alliage (union) des deux»…
Pour
réaliser la régénération souhaitée
et inévitable de tout le système métrique [[« Système métrique » est ici employé au sens de système de mesure en général — et non point du système basé sur notre mètre.]]
dont nous dépendons par notre civilisation tout entière,
et sans lequel aucun Etat (même au dehors de l’industrialisme
proprement dit) ne pourrait subsister, il nous faut commencer par
préciser que l’homme du monde antique a dû se
soumettre à une sensoriométrie correspondant de très
près à la métrique qui réglementait déjà
l’existence des mammifères de l’époque tertiaire.
Mais
dès l’année 1600 à peu près,
c’est-à-dire dès l’époque de Galilée,
de Kepler et de Leeuwenhoeke, jusqu’à Louis Pasteur et
jusqu’aux astronomes américains qui ont développé
les supertéléscopes du Mont Palomar (c’est-à-dire
jusqu’en 1900 à peu près), l’homme a été
soumis à une micrométrie qui englobait les
microstructures jusqu’à la grandeur de 10-4 cm.
Cette
micrométrie réglait entre autres toute production des
armes à feu, mais dès l’année 1945 a commencé
l’avènement de la nucléométrie, c’est-à-dire
d’une métrique dans son essence relativiste et dialectique
qui procède des ordres de grandeur 10-4, 10-8, 10-12, 10-13
cm, et qui développe les réalisations techniques de la
nucléométrie de manière que non seulement la
cristallographie mais aussi toute la chimie, et toute la
microorganisation des plus petites entités biologiques telles
que les gènes qui n’apparaissent plus comme les plus petites
entités concevables, mais bien au contraire comme d’énormes
mégalosaures ou éléphants qui dès
l’avènement de l’existence biologique représentaient
déjà des formes hypercomplexes et hypertrophiées.
Précisément
parce que la terre en tant que masse est si infime par rapport au
soleil (ce qui veut dire que de même, les facultés
énergétiques de la terre son infimes par rapport à
celles du soleil), il est étonnant que la terre, en tant que
planète, ait pu produire des êtres comme les animaux
complexes en proportion inverse des entités atomes, molécules,
telles que peut les engendrer un corps comme notre soleil.
Les
mêmes lois inversées règlent les rapports des
tout petits Etats avec les tout grands Etats de l’humanité.
Du moins en était-il ainsi jusqu’à l’avènement
de la nucléométrie actuelle.
Ainsi
peut-on dire que la fragilité des êtres supercomplexes
produits par la terre ou par d’autres planètes est en sens
inverse de la simplicité des entités bien plus
élémentaires produites par le soleil lui-même…
2.
Depuis l’époque des pharaons, la relation énergie-matière
est à la base de tous les efforts techniques produits par
l’homme.
Lorsque,
en 1904 et 1905, Hasenöhrl, Einstein et Langevin exprimèrent
l’équivalence de l’énergie et de la matière
par la formule : E = m.c2, cela parut une conception
entièrement nouvelle car, jusque-là, on avait toujours
essayé de représenter la somme de la matière
d’une part et la somme de l’énergie d’autre part, comme
deux constantes, sans se demander si l’énergie et la matière
pouvaient agir l’une sur l’autre. En vérité, déjà
les anciens bâtisseurs de pyramides, 3000 ans avant J.-C.,
travaillaient avec l’équivalence de la matière et de
l’énergie.
On
ne comprend qu’à moitié la culture, la technique et
la physique de la vieillie Égypte, si l’on ne conçoit
l’Empire des pharaons qu’en tant que pionniers des grandes
civilisations « modernes ». Les Égyptiens furent
aussi, et avant tout, l’épanouissement suprême
et pour ainsi dire impérialiste — l’hypertrophie de l’âge
néolithique qui les précéda.
L’âge
néolithique, tel qu’on l’a conçu jusqu’ici, fut
l’époque de l’artisanat de la pierre. Il faudrait, pour le
différencier de ce qu’on appelle l’époque
mégalithique (en Bretagne, en Angleterre, aux Iles de Pâques,
sur le continent américain et en Egypte) parler d’une époque
d’artisanat microlithique. Des tribus, des hordes de 100, 200, 300
individus comptaient parmi leurs membres de merveilleux prédécesseurs
de nos lapidaires modernes. Ces artisans de l’âge
paléolithique et néolithique travaillaient avec une
patience inépuisable la corne, le silex, etc. Lorsque dans la
vallée du Nil ces hordes furent intégrées et
supplantées par des populations capables, par leur nombre et
leur organisation, de fonder des Etats, l’artisanat de ces
lapidaires de l’âge microlithique refoulé et
dépérissant fut repris sur une bien plus grande
échelle. D’immenses monolithes, tels que les grandes
pyramides, purent être conçus, et furent dorénavant
travaillés, ciselés, polis, tout comme auparavant
l’avaient été les outils de l’époque
microlithique.
L’époque
mégalithique de l’ancienne Egypte (ainsi que de bien
d’autres contrées de la terre) est donc au microlithisme de
l’âge de la pierre ce que notre grande métallurgie
moderne est aux armuriers du moyen âge. (N. B. il n’y a ici
qu’une analogie, car les mégalithiciens de l’ancienne
Egypte travaillaient encore avec leurs muscles, tout comme les
microlithiciens de l’âge néolithique, tandis que notre
métallurgie moderne met en jeu la machine à vapeur,
l’électricité, toutes ces énergies vraiment
modernes que les armuriers du moyen âge, simples forgerons,
ignoraient totalement et ne concevaient que sous la forme de démons
auxquels il eût fallu vendre son âme.)
L’ambition
effrénée — la vantardise pourrait-on dire — avec
laquelle les pharaons de l’Ancien Empire ont fait travailler des
millions de tonnes de matériel granitique (tout comme les
Titans de la fable des montagnes entières) devient
compréhensible, presque raisonnable et rationnelle, si l’on
réalise que l’homme — homo sapiens atque faber — est un
être déshérité, comparé aux animaux
les plus robustes. Précisément parce que faible, mesuré
à un éléphant ou à un scarabée,
l’homme exultait quand il parvenait à travailler des
montagnes entières (nous pensons aux pyramides, aux grands
obélisques, aux colosses de Memnon), tout simplement au moyen
de quelques outils primaires, tels que le cylindre, le levier, le
ciseau, le marteau et le plan incliné.
Toute
cette époque des anciens pharaons triomphait d’abord de ses
prédécesseurs de l’époque microlithique ; mais
elle triomphait aussi de la matière. Quand une centaine de
milliers d’esclaves bâtissaient en vingt ans de labeur la
grande pyramide de Ghizhé, les hommes de cette époque
ne voyaient pas, en premier lieu, le labeur de ces ouvriers. Ils
voyaient, avant tout, le triomphe de l’Homme organisé en
masse sur les masses de la matière. Et sans pouvoir encore
exprimer notre équivalence : énergie = matière,
c’est bien elle pourtant qu’ils ressentaient, en contemplant
les formidables ouvrages réalisés par l’homme, cette
débile créature.
La
crise et la catastrophe de cet âge mégalithique inauguré
par la vieille Egypte, et que ni les Grecs ni les Romains ne purent
surpasser, se produisit à la fin de notre moyen âge
occidental — entre 1300 et 1800 — lorsque le grand artisanat des
forgerons, façonnant les armures du moyen âge, fut
déclassé et anéanti par les armes à feu
et la machine à vapeur qui, jusqu’à notre époque,
assurèrent l’hégémonie de la puissance
soi-disant politique.
3.
De l’apparition des armes à feu à celle des explosifs
et aux radiostructures des étoiles et des Etats à
venir.
…
A partir de 1400 à peu près, l’artillerie — l’arme
à feu — a déjà fait de tels progrès
qu’elle commence à démolir, à repousser
l’armure, restée antique dans son essence. L’arme à
feu a, dès 1600 au plus tard, fait disparaître l’armure
du moyen âge. Les cuirasses dorées et ciselées ne
sont plus que des instruments d’apparat. Ici comme toujours, les
dieux détrônés se transforment en diablotins et
en arlequins.
Si
nous concevons l’an 1300 comme le seuil constitutif, comme l’époque
de procréation de l’artillerie, l’année 1400 peut
désigner sa naissance à la vie efficace. Il nous
faudra dans la suite établir que le technicisme nucléaire
[[« Système métrique » est ici employé au sens de système de mesure en général — et non point du système basé sur notre mètre.]] a été engendré en 1895 et qu’on peut
dater sa naissance de l’année 1945, où la bombe
atomique a démontré d’une manière effrayante
que la technique nucléaire était destinée à
déclasser le dynamisme chimique (en ce qui concerne la coque
des atomes) de toute l’époque précédente.
Malheureusement
pour nous, la bombe soi-disant atomique (en vérité
nucléaire) a frappé l’imagination apocalyptique des
hommes d’une manière si terrifiante qu’elle a commencé
par ne produire qu’une panique et une hystérie mondiales qui
menacent de rejeter notre civilisation dans l’animisme de l’époque
néolithique.
Des
pharaons jusqu’à Horace et jusqu’à Napoléon
Ier, on a toujours représenté la structure des grands
Etats selon la structure d’une pyramide, ou selon l’armature
d’une cathédrale gothique. Toutes ces structures ne peuvent
être que de petites montagnes sortant de la surface des
continents terrestres, à peu près comme la dent de lait
de la gencive d’un bébé. Tout ce symbolisme, datant
des pharaons d’Egypte, se limitait en lui-même. Il était
absolument impossible de préconcevoir la structure des Etats à
venir, en partant de ces conceptions pyramido-géométriques.
La
nucléométrie nous procure des moyens de représentation
foncièrement nouveau. J’ai plus d’une fois insisté
sur le fait que l’épanouissement de notre nucléophysique
correspond à la conquête (à la reconquête,
si l’on veut) du soleil et de la matière à l’état
solaire.
Le
soleil est 333 000 fois plus « lourd » que la terre. Cela
correspond au fait que jusqu’à présent les chimistes
ont travaillé seulement avec la coque des atomes et que
dorénavant, ils travailleront avec les noyaux.
Cela
implique une relation de 1 (coque) à 400 (noyau) quant à
la masse, et de 8 Kwh (coque) à 25.000.000 Kwh (noyau).
Or pour l’homme de l’époque victorienne, il est évident
que la sécurité réside dans le calme des choses
et de la matière et que tout dynamisme implique une insécurité
qui n’est pas tolérable pour l’homme.
A
ceci nous répliquons : le soleil a 333 000 fois la masse de
« notre » terre, et pourtant le soleil démontre
depuis des milliards d’années, dans sa structure, une
stabilité, un équilibre de forme et de radiation
infiniment supérieurs à la stabilité des
montagnes et des pyramides terrestres. Même des étoiles
cinq ou dix fois plus lourdes que « notre » soleil
paraissent présenter une stabilité très
satisfaisante…
Par
contre « notre » grande planète Jupiter qui n’a
que 318 fois le poids de « notre » terre est grandement
compromise par sa propre pesanteur. Des physiciens tels que
Gamow ont calculé que si Jupiter pesait deux ou trois fois
plus il s’effondrerait déjà en lui-même, telle
une grande baleine rejetée sur la plage.
D’où
provient cette différence statique entre la structure de
« notre » soleil et de « notre » planète
Jupiter ?
La
réponse est très simple. Le soleil est un astre de
construction nucléaire. Jupiter n’est qu’un astre
de construction atomique. La coque des atomes est à
leur noyau comme 1 à 4000 (et leur relation énergétique
de 8 Kwh à 25 000 000 Kwh); la stabilité de la
structure des astres atomo-planétaires tel que Terre, Vénus,
Uranus est donc d’autant plus faible en tant que
« voûte-portante ».
Si
l’humanité à venir se transpose, se transforme de la
micrométrie victorienne à la nucléométrie,
il en résultera pour la structure des puissances humaines des
radiostructures profondément nouvelles correspondant à
celles des étoiles radiantes. Cette constatation d’une
importance primordiale, vu que dans le monde entier les forces de la
restauration ou de la réaction espèrent que les
superstructures de la Russie et des Etats-Unis s’effondreront,
s’affaisseront, à la manière de l’impérialisme
achéménide ou mongol après la mort de
Dardus III ou de Djingis-Khan et de Tamerlan. Cet espoir n’est
pas fondé vu qu’aucun impérialisme des époques
révolues n’a pu s’ériger sur une infrastructure
nucléométrique, tandis que les superpuissances de notre
époque ne peuvent éviter de le faire.
En
cela réside l’espoir le plus fondé qu’une troisième
guerre mondiale pourra et devra même être évitée.
Adrien
Turel