[[Extrait du livre de Georges Darien ; Albert Savine, éditeur, 12 rue des Pyramides, Paris.]]
[…]
Rabasse
nous explique comment Barnoux a été assassiné.
Il avait, paraît-il, parmi les sapeurs du génie qui
dirigent les travaux du bordj qu’on construit à côté
du camp, un camarade, un Bordelais comme lui. Ce camarade est
parvenu, hier le 14 juillet, à la faveur du désordre
qu’avaient produit les différents jeux organisés pour
célébrer la fête à lui passer quelques
bouteilles de liqueurs. Barnoux était en train de les vider,
le soir, après l’extinction des feux, avec les hommes de son
marabout, quand le sergent Craponi, faisant une ronde, a entendu du
bruit et est entré dans la tente ; il s’est aperçu de ce
qui se passait et a fait sortir Barnoux qu’il a amené devant
le capitaine.
–
Dites-moi de qui vous tenez ces bouteilles, lui dit Nafeugnat.
Barnous,
naturellement a refusé. Le capitaine a donné l’ordre de
le mettre aux fers. Comme il résistait, Craponi, l’Homme-Kelb
et Mouffe se sont précipités sur lui et l’ont mis à
la crapaudine ; puis, pour que personne ne vint le détacher,
ils l’ont transporté devant leur maison.
Là,
Barnoux ayant poussé quelques plaintes, les trois brutes ont
été prévenir le capitaine qui est venu demander
au patient s’il voulait se taire.
–
Vos cris empêchent tout le monde de dormir. Voilà les
sergents qui assurent que vous ne leur laissez pas fermer l’oeil.
–
Mon capitaine, je ne crie pas et je me plains que parce que je
souffre. On a serré les fers tellement fort que j’ai les
poignets brisés. Vous pouvez regarder si ce n’est pas vrai.
–
Je m’en moque, vous n’avez que ce que vous méritez.
–
Mon capitaine, un homme ne mérite jamais d’être traité
comme je le suis. Si vous aviez un peu de coeur, vous le
comprendriez…
–
Le baillon ! Mettez-lui le baillon ! s’est écrié le
tortionnaire aux trois galons.
Et
les chaouchs, après avoir enfoncé de force un chiffon
sale dans la bouche de leur victime, lui ont entouré la tête
avec des serviettes et des cordes.
Toute
la nuit, nous dit Rabasse, il est resté là, jeté
sur la table comme un paquet. Et ce matin, au jour, le factionnaire,
ne le voyant pas remuer, s’est approché. Il l’a secoué
et s’est aperçu qu’il était mort étouffé.
Aussitôt le capitaine l’a fait mettre dans le tombereau du
génie et…
–
Oui, nous avons rencontré l’Amiral en route.
–
Ah ! si tu avais vu le camp ce matin ! s’écrie le Crocodile.
Tout le monde était en révolution. Vrai ! je ne sais pas
comment ils sont encore en vie, les chaouchs !
–
Il faudrait pourtant se décider, dit Acajou. Moi je mets une
boule noire, et toi ?
–
Moi, je mets une boule blanche. Oui une boule blanche. Je viens de
jeter un coup d’oeil sur les visages des individus qui m’entourent
et, certes, si j’ai découvert quelques faces décidées,
j’ai vu bien des physionomies d’indécis et d’irrésolus.
Je devine que j’ai devant moi des abêtis qui n’ont même
pas eu le courage d’être lâches tout de suite et qui se
sont emballés, ce matin, surtout parce qu’ils ont vu éclater
l’indignation de quelques crânes. Leur demi-journée
d’insoumission commence à leur peser, et je sens que, malgré
eux peut-être, d’un instant à l’autre, leur colère
va tomber à plat. Ces moutons, transformés subitement
en loups, vont redevenir des moutons. Je sens qu’il n’y à rien
à tenter avec ces molasses. Je sens que, si nous levions nos
fusils contre les assassins de Barnoux, ils se précipiteraient
pour nous retenir les bras, –
heureux de racheter leur rébellion par de l’aplatissement ; ils
nous casseraient la tête par derrière.
Et
puis, je ne suis pas d’avis de recourir à la violence. Si
j’avais été là ce matin, à quatre heures,
quand on a relevé le cadavre, j’aurais été le
premier à prêcher la révolte et peut-être à
envoyer une balle dans la peau d’un des étrangleurs.
Maintenant il est trop tard.
Il y
a une autre raison encore. En dehors de la vengeance immédiate,
toujours excusable, je ne comprends la mort d’un homme que comme
sanction d’une idée juste. Ici, l’exécution des
misérables ne prouverait rien. Elle serait la conséquence
méritée de leur férocité, et voilà
tout. Si un jour, quand l’heure sera venue de jeter par terre le
système militaire, il faut répandre le sang, –
et il le faudra, – on
les retrouvera, les tortionnaires. Eux ou d’autres, peu importe. Tous
les individus qui composent une caste sont solidaires les uns des
autres.
Le
fait brutal est là, pourtant. Il y a eu rébellion.
Depuis le matin, le camp entier refuse d’obéir aux ordres
donnés par les chefs. On a poussé des cris
d’indignation, on a proféré des menaces. Il est temps
de mettre un terme à cette situation fausse. Se soumettre sans
rien dire ? Ils sont là une douzaine qui ne le voudraient pas ;
et puis, ce serait avouer implicitement qu’on a eu tort. Se plaindre ?
Oui, mais à qui ?
–
Au général, parbleu ! s’écrie Queslier, comme je
le disais pendant la route !
Je
saute sur cette idée. Je sais d’avance à quoi m’en
tenir sur les résultats de la visite que nous allons faire au
commandant du cercle. Je ne me fais pas d’illusions sur la portée
des réclamations que nous pourrons lui adresser et qu’il sera
à peu près forcé de prendre, pour la forme, en
considération. Seulement, le projet de Queslier a un bon côté.
Le général sera obligé d’admettre, si nous
poussons jusqu’à lui, que le camp d’El-Ksoba agi de bonne foi
et ne s’est révolté que sous l’influence de
l’indignation. Rester là, ce serait risquer de se voir accuser
d’avoir tout simplement obéi à des chefs de complot
dont le plan a avorté et dont on demanderait les noms qui
seraient livrés, indubitablement. Et puis, qui sait ? Il est
capable de forcer Nafeugnat et ses acolytes à changer de
corps ; il est capable de les faire passer au conseil de guerre… il
est capable… De quoi n’est-il pas capable ?
–
Parbleu ! s’écrient les hommes qui m’entourent et auxquels je
viens d’exposer ces dernières idées ; allons, en route
tout de suite.