La Presse Anarchiste

La semaine sanglante

C’é­tait
à la der­nière heure du jour, la cou­leur fauve de
l’in­cen­die allait bien­tôt seule éclai­rer Paris. A
l’ap­proche de la nuit, la lutte expi­rante se rele­vait de temps à
autre comme par sou­bre­sauts furieux.

A ces
moments, canons, mitrailleuses, chas­se­pots, se mul­ti­pliaient. Les
coups de l’ar­tille­rie se pré­ci­pi­taient en feu de pelo­ton ; le
bronze lui-même sem­blait avoir pris rage. La veille, du haut de
la tri­bune, Thiers, avait en par­lant des évé­ne­ments de
Paris, lais­sé tom­bé ces mots, les plus navrants
peut-être que l’his­toire ait jamais enten­dus : « les
repré­sailles du déses­poir !
» L… et moi nous
che­mi­nions remon­tant la rue de Tour­non et nous diri­geant vers cette
sinistre encoi­gnure droite de la porte du Luxem­bourg qui, le
len­de­main, fut la pre­mière sta­tion de l’a­go­nie de Millière.

Nous
vîmes pas­ser un piquet de sol­dats qui mar­chaient à pas
pres­sés, ayant au milieu d’eux trois citoyens.

L’air
grave, réso­lu et par­fai­te­ment calme de ceux qu’on conduisait
ain­si, nous trom­pa. Nous ne devi­nâmes point le but vers lequel
ils allaient ; mais lorsque nous eûmes fait une cin­quan­taine de
pas, un cri éner­gique et une décharge de chassepots
nous l’apprirent.

Tous
trois étaient cou­chés sur le trot­toir ; deux étaient
tom­bés raides morts, l’autre s’a­gi­tait dans les dernières
convul­sions. On prit celui-là par le bas des jambes, et d’un
retour de bras, on le ran­gea le long du mur ; un der­nier coup de feu
dans la tempe l’a­vait achevé.

Une
petite vieille femme qui se trou­vait devant moi, se retour­na alors ;
elle avait aux lèvres un sou­rire d’in­di­gna­tion et
d’é­ton­ne­ment ; ses mains se croi­saient sur un livre de prière
et un cha­pe­let. Je crus qu’elle allait for­mu­ler quelques paroles de
pitié. « Croyez-vous, mon­sieur, me dit-elle, les
lâches ! au moment où on les fusillait, ils criaient :
Vive la Com­mune !
»

Comme
la foule s’as­sem­blait, une jeune ouvrière s’ap­pro­cha du
trot­toir et glis­sa sur une tache sombre.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » fit-elle, regardant
à ses pieds et pâle d’horreur.

« Eh !
la petite mère, dit un sol­dat, est-ce que vous croyez que
c’est de l’eau claire qu’ils ont dans la poitrine ? »

La
pauvre enfant frap­pa pré­ci­pi­tam­ment le pavé de sa
chaus­sure san­glante et des­cen­dit en cou­rant la rue de Tournon.

— O

Nous
quit­tâmes le Luxem­bourg et pen­dant quelques ins­tants nous
mar­châmes au hasard, l’âme gla­cée du triste
spec­tacle que nous venions de voir, écou­tant les grondements
sombres du canon, et levant les yeux vers l’ho­ri­zon qui se faisait
plus enflam­mé et plus rouge, à mesure qie
s’é­pais­sis­sait l’ombre ; la nuit était venue.


étions-nous ? Je ne sais. La rue était déserte ; à
peine de minute en minute, un pas­sant qui s’en allait rapide et comme
s’il fuyait ou pour­sui­vait quel­qu’un ; des portes closes et muettes ;
des fenêtres fer­mées ; aux car­re­fours des barricades
éven­trées, des tran­chées sombres, dans
les­quelles avait rou­lé un peu de tout et un peu de tous. L’une
d’elle gar­dait encore le corps d’un che­val blanc atte­lé à
son caisson.

A ce
moment nous nous retour­nâmes ; près de nous quelqu’un
sanglotait.

Deux
femmes étaient là. Non de celles que Paris voit assises
à l’é­ta­lage exté­rieur des cafés du
bou­le­vard ; c’é­taient deux femmes d’ou­vriers, cha­cune portant
un enfant les autres
n’en ont pas.

Elles
ne mar­chaient pas les
mal­heu­reuse se traînaient.

« Mais
où me mènes-tu, disait celle qui pleu­rait ; on ne veut
nous rece­voir nulle part, et puis je te dis que j’ai faim ! »

Celle-là
tenait l’en­fant de ses deux bras et lui don­nait le sein, mais
l’en­fant qui tétait pleu­rait aus­si ;
que pou­vait lui don­ner cette mamelle d’affamée ?

« Viens,»
répon­dit l’autre.

« Mais
où ? mais où ? dis le moi ! » conti­nuait la
mal­heu­reuse qui conti­nuait d’allaiter.

L’autre,
alors, se retour­na vers sa com­pagne hési­tante et nous pûmes
la voir.

Grande,
hâve, extra­or­di­nai­re­ment pâle, elle por­tait son enfant
sur le bras gauche. Il avait trois ou quatre ans peut-être ;
c’é­tait la faim toute petite. Les deux bras étaient
levés et rai­dis, sa bouche muette, ses petits poings crispés.
L’es­to­mac inas­sou­vi jette par­fois de ces cris qui se glacent et
s’im­mo­bi­lisent, se font statue.

« Viens ! »
répé­ta-t-elle, et du bras droit mon­trant l’horizon
rouge : « Il pleut des obus, là-bas, on nous recevra. »
Et elles se remirent à marcher.

« Pre­nez
ceci, lui dit l’un de nous, pre­nez madame,» fit-il, offrant
quelques humbles pièces blanches.

Mais
la grande femme maigre sai­sit le bras de la plus petite : – « C’est
inutile, dit-elle, bien­tôt nous n’au­rons plus faim. »

Nous
les vîmes se perdre dans la nuit, et la der­nière chose
que nous pûmes dis­tin­guer au milieu de l’ombre fut le petit
bras blanc, pâle et cris­pé de l’en­fant, dont le poing
était tour­né vers le ciel.

— O

Dans
l’es­pace d’une heure, nous avions vu toute l’his­toire du prolétariat
au dix-neu­vième siècle : l’homme ados­sé au mur,
la femme dans la rue, l’en­fant le poing ser­ré par la faim et
au des­sus d’eux le canon hur­lant la répression!…

25
décembre 1871.

Louis
Mie

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