Titulaire
d’une bourse de second voyage de la Fondation Zellidja, je suis
parti du 1er juillet au 16 octobre 1969, étudier
les « ashrams de l’Inde du Nord ». C’est à cette
occasion que j’ai été amené à passer
deux semaines dans le Bihar, Etat du Nord de l’Inde, que Vinoba a
choisi pour y mener son action. J’ai vécu quatre jours à
Patna en compagnie des dirigeants du mouvement bhoodan et gramdan,
deux jours à l’ashram de Vinoba, à Bodh-Gaya, village
du Bihar, et une semaine à l’école de la jungle.
Acharya Vinoba Bhave mène depuis 19 ans sa lutte pour le
partage volontaire (bhoodan) et la mise en commun (gramdan) des
terres, ainsi que la constitution, de la Shanti Séna, armée
de paix.
Si j’ai
rencontré pendant mon voyage beaucoup de militants indiens non
violents qui ont pu me parler de leur foi en ces trois mouvements, et
de leur succès, je n’ai pas pu en avoir une approche
suffisante pour en parler ici. On peut se reporter pour cela aux
articles de Daniel Besançon et Narayan Desai, parus dans ANV,
n° 17, mars-mai 1969, ainsi qu’au livre de Vinoba : « Révolution
de la non-violence ».
« Ashram »
signifie primitivement ermitage, endroit où un ascète
se retire pour mener sa recherche spirituelle ; puis le mot a pris le
sens de « communauté de partage matériel et de
recherche spirituelle en commun », dont les membres produisent
eux-mêmes les biens qu’ils consomment.
Le
« Samanwaya ashram » , ou « ashram d’harmonie »,
situé à Bodh-Gaya, a été fondé par
Dwarko Sunderani, que certains considèrent comme le successeur
choisi de Vinoba. C’est un lieu de recherche spirituelle et de
travail en commun entre une dizaine de personnes, célibataires
et couples, de religions très diverses (hindous, bouddhistes,
chrétiens, etc.).
La
journée débute à 4 h du matin : prière
commune, méditation, hatha-yoga, toilette, petit-déjeuner
à 7 h, travail jusqu’à 11 h ; repas, sieste (une très
grosse chaleur règne dans cette région de 11 h à
16 h); travail en fin d’après-midi, souper à 18 h 30,
prière commune et coucher à 20 h. Le tout dans la plus
totale liberté de participer ou non aux moments de prière
et de méditation. Il n’y a pas de domestique à
l’ashram. Pour reprendre la formule célèbre, chacun
est balayeur à temps partiel de sorte qu’il n’y a pas de
balayeur à temps complet.
L’ashram
vit des terres qu’il cultive, Mais l’essentiel est donné à
l’aide aux villages de la région et à la lutte contre
le sous-développement économique et social. Cette lutte
peut se faire grâce aux dons en blé et outils, reçus
de diverses organisations internationales (FAO, etc.).
Mais il
ne s’agit nullement de distribution gratuite de nourriture. Le
problème du Bihar (qui est aussi celui de beaucoup d’autres
Etats indiens) est le problème de l’eau. Il pleut
abondamment pendant la mousson (de juillet à septembre), ce
qui permet une récolte. Le reste de l’année, la
sécheresse empêche le travail. Mais un simple puits ou
étang profond permet à tout un village d’avoir de
l’eau pendant toute l’année, c’est-à-dire
d’obtenir trois récoltes, donc trois fois plus de grain, et
de manger à sa faim, bref de sortir du cycle de la famine et
des dettes. Mais comme les pauvres sont employés chez les
riches propriétaires et qu’ils vivent au jour le jour avec
le grain qui leur est versé en salaire, ils ne peuvent même
pas s’arrêter de travailler un jour pour creuser leur puits
au risque de voir leur famille mourir de faim.
L’action
de l’ashram consiste à organiser des forages de puits dans
un village, en payant chaque soir en grain les habitants qui y ont
participé, ce qui libère ces hommes et ces femmes du
servage, leur donne de l’eau pour l’année, de quoi manger,
et la liberté de travailler enfin à leur compte.
Au cours
d’une famine particulièrement grave au printemps 1967, on a
pu comparer l’action gouvernementale et celle des disciples de
Vinoba :
— Les
hommes du gouvernement allaient dans les villages, et distribuaient
le grain aux habitants, ce qui les sauva de la famine. Mais sitôt
cette période passée, les paysans se retrouvaient dans
la même situation qu’auparavant.
— Les
membres de l’ashram de Vinoba, au contraire, n’ont pas donné
de grain, mais ont payé en blé les paysans pour le
forage de puits dans leurs villages respectifs. Et sitôt cette
même période terminée, ces hommes se retrouvèrent
dans une situation totalement différente, avec de l’eau, et
du blé en quantité.
Cette
action de l’ashram se fait en collaboration avec les « Frères
des hommes » de Gaya, qui disposent de matériel plus
important pour le forage des puits. Les images du film de Cayatte
« Les Chemins de Katmandu », à propos de ces
villages où travaillent les « Frères des hommes »,
ne sont pas du « cinéma» ; j’ai passé
plusieurs jours avec ces jeunes Européens, et leur efficacité
est évidente.
Mais le
plus important est l’école de la jungle, située à
40 km de l’ashram. Appelée « Samanwaya Vidiapyth »
(« école de l’harmonie »), elle a été
créée il y a deux ans, au milieu de la jungle, sur un
territoire occupé jusqu’alors par les tigres, serpents et
autres animaux sauvages. Il a fallu défricher, creuser trois
étangs et un puits, construire quelques bâtiments en
dur. Puis Dwarko et ses compagnons ont visité les 50 villages
les plus proches de l’école, véritable enfer dont les
habitants se nourrissent, la moitié de l’année, de
l’écorce et de racines des arbres. Dans chaque village, on a
choisi deux enfants, de préférence orphelins, et en
tout cas fils de parias, c’est-à-dire de la classe la plus
misérable et la plus enchaînée au servage du
riche. Cela parce que Vinoba fait la révolution de bas en haut
et non de haut en bas ; il commence par le plus pauvre, par la masse.
Cette
centaine d’enfants, âgés de 6 à 10 ans, vivent
à l’école en compagnie de professeurs (un pour dix
enfants) qui jouent aussi le rôle du père. On se lève
à 4 heures ; une prière réunit tout le monde.
J’ai été frappé chaque jour par
l’extraordinaire beauté et sérénité des
enfants en prière et en méditation. Puis toilette,
nettoyage de l’école (il n’y a aucun domestique, si ce
n’est les cuisiniers), une heure de yoga et petit-déjeuner à
7 h. C’est à tour de rôle que les enfants font le
service de table. Suivent trois heures de travail aux champs (surtout
riz, maïs et blé); de 10 h à midi, bain, jeux dans
une ambiance très gaie. Repas, suivi de deux heures de sieste,
puis deux heures de cours. Détente, repas, prière à
18 h 30, et coucher.
L’école vit
actuellement de dons, mais déjà tout le riz consommé
(et celui-ci est la base de l’alimentation indienne) est produit
par les enfants eux-mêmes ; d’ici à trois ans, le
programme prévoit l’entière autonomie de l’école.
Dwarko a déjà refusé plusieurs fois l’aide
gouvernementale, il tient à rester libre, hors des structures
du pouvoir.
Le
résultat ce sont ces visages épanouis qui m’ont
accueilli à l’école, dizaines d’enfants qui
accourent au bruit de la jeep, et vous sautent dans les bras en
criant « Jaï Jagat ». « Jaï Jagat »
signifie « victoire au monde ». Le slogan de Gandhi était
« Jaï Hindustan », « victoire à l’Inde »,
car l’Inde était à faire. Pour Vinoba, il ne s’agit
plus de bâtir l’Inde mais le monde.
Dans quelques années,
cette première génération d’enfants sera
formée, et prête à retourner dans les villages ;
chacun allant cultiver la terre qui a été confiée
à ses parents ou amis pendant son absence. Ces élèves
seront plus tard, au milieu de ces villages de la jungle, des
moniteurs capables de jouer le rôle de stimulants, connaissant
mieux les techniques agricoles, et pourront aider à instaurer
le bhoodan et gramdan au village.
Un des
risques est que les enfants choisissent de ne pas quitter l’école
et continuent à vivre ensemble, communauté qui serait
proche du kibboutz israélien (sauf que les travailleurs des
kibboutz sont rarement non violents). Mais pourquoi pas, après
tout ? Les enfants choisiront le moment venu, en toute liberté.
Cette
école est donc (ou sera bientôt, puisque l’autonomie
n’est pas encore totale) une société de type
anarchiste non violent. L’argent n’existe pas à l’école ;
l’Etat non plus. Certaines petites concessions à cela seront
nécessaires, mais l’essentiel du système sera
préservé. De là est en train de naître une
génération capable de répandre le mouvement de
mise en commun des terres, de partage des responsabilités
entre tous, où un Shanti Séna évitera la
création d’une armée ou d’une police au service du
pouvoir.
Le but
de Vinoba est de lutter contre l’instauration en Inde d’une
société de consommation et de type industriel, et de
fournir à tout homme une possibilité de vie telle qu’il
puisse mener une recherche spirituelle et arriver au total
épanouissement de son être. Toute l’organisation
matérielle et l’amélioration du niveau de vie ne sont
que des conditions qui doivent donner une liberté suffisante à
l’homme, et non une voie vers l’attachement aux biens matériels.
Quand on parle d’«ashram de l’harmonie », « école
de l’harmonie », cela veut dire harmonie entre la science et
la spiritualité (spiritualité : connaissance de soi).
Science et spiritualité, titre d’un livre écrit
par Vinoba, sont pour lui la base de la société future,
et la base que doit choisir tout village gramdan. Il explique souvent
cela par l’image suivante :
La société
est comme une voiture qui doit avancer et a besoin d’un moteur
fonctionnant bien (qui est la science), et d’un volant (la
spiritualité) qui donne la direction. La société
occidentale a un moteur très puissant mais pas de volant, la
voiture fonce dans le fossé. La société
orientale a un volant merveilleux, mais reste sur place car elle n’a
pas de moteur suffisant. Il ne s’agit ni de se perdre dans une
contemplation nébuleuse, ni de se lancer dans la course de la
société de consommation, mais de trouver une voie
moyenne, qui a pour base la non-violence et le rétablissement
des relations humaines, être économiquement indépendant
et spirituellement universel. Et une Inde de villages heureux n’est
pas un objectif impossible pour Vinoba, bien au contraire.
La politique, au sens
partisan du mot, n’intéresse pas Vinoba, toujours
indépendant. Les dirigeants du gouvernement et des grands
partis politiques de l’Inde viennent le voir régulièrement
et veulent à tout prix se l’attirer à eux, mais il
refuse, car n’a nul besoin d’entrer dans la démagogie
politique indienne.
Dans
ANV, n° 17|La Shanti Séna, ANV n°17, Patrice Antona écrit, à propos de
Vinoba : « Disons que, pour les non-violents athées,
cette expression ouverte de la foi dans l’action est une barrière
à l’action commune ». Cela est pour moi un non-sens.
« Athée », « croyant », « Dieu »,
sont des mots sans signification pour Vinoba. Seul compte
l’épanouissement de l’être, et les étiquettes
diverses dont on peut affubler les gens ne changent rien. La religion
peut être bonne si elle aide quelqu’un à se réaliser ;
mais les rites ne sont que des moyens dont on se débarrasse
quand on a atteint son but. Il me semble qu’il y a une
contradiction dans l’attitude de celui qui, d’une part se dit
athée, c’est-à-dire libéré de la
religion, et d’autre part en est si peu libéré qu’il
n’ose pas agir avec celui qui vit sa foi.
Dans le même ANV, n°17|Le Boudhan, ANV n°17, Daniel Besançon termine son article en écrivant :
« Mais, à la différence de Gandhi, Vinoba ne
prétend pas faire de la non-violence une valeur absolue
applicable à tous les stades du développement humain.
Il sait que son action ne résoudra rien définitivement,
ce n’est qu’une étape. » Je ne le crois pas. Vinoba
met à la base le respect de la vie, et la puissance de l’amour
et de la vérité, forces de la non-violence, valables en
toutes circonstances. Et dans de très nombreux villages,
Vinoba a définitivement résolu le premier problème,
qui est celui de la faim. Certes, tout cela n’est qu’une étape,
mais là ou d’autres voudraient un conflit violent, Vinoba
préfère convaincre par l’amour, nouvelle force
révolutionnaire.
J’ai rencontré
Vinoba le 10 septembre, veille de son soixante-quinzième
anniversaire. Levé ce jour-là, comme à son
habitude, à trois heures du matin, il nous a reçu,
alerte, riant, gai au possible.
Et s’il ne peut être
question d’appliquer à la lettre en Europe, le même
système de révolution sociale que Vinoba, il paraît
par contre indispensable de le suivre lorsqu’il lutte par l’amour
contre toute hiérarchie et tout pouvoir autoritaire, qui
n’aboutissent qu’à l’asservissement et à
l’oppression des masses et empêchent le développement
harmonique et la libération physique et spirituelle de
l’homme.
Si vous passez un jour en
Inde, faites donc un détour par Bodh-Gaya (Bihar) et le
Samanwaya Ashram. Le voyage en vaut la peine.
Christian Heck
Bibliographie de
base
Gandhi, « Tous les
hommes sont frères » (excellente anthologie), collection
Idées, 1969.
Nanda B. R., « Ghandi »,
Marabout Université, n° 164.
Acharya Vinoba, « La
révolution de la non-violence », Albin Michel.