La Presse Anarchiste

Bread and Puppet et le théâtre révolutionnaire

 

Le prob­lème de la
com­mu­ni­ca­tion avec les mass­es a tou­jours été la hantise
per­ma­nente des grou­pus­cules pas encore com­plète­ment sclérosés.

Le théâtre
dans son sens le plus large a été sou­vent le moyen pour
cer­tains de dire son fait à la société, et
appel­er les opprimés à la lutte.

Il sem­ble que de nos jours,
le théâtre poli­tique a deux patries : de l’une il est
sor­ti pour venir nous voir, dans l’autre il est resté
enfermé.

Les Etats-Unis, la Chine
com­mu­niste ont tous deux engen­dré, dans des con­di­tions de
lutte totale­ment dif­férentes, un théâtre de
combat.

Je n’ai
vu de Chine qu’un film, « l’Orient rouge », joué
par l’Opéra. C’était imbuvable. Mal­gré cette
cri­tique rapi­de, il serait cer­taine­ment intéres­sant de
com­pren­dre cette façon de jouer ; pour­tant, n’ayant
pra­tique­ment aucune infor­ma­tion sérieuse ni eu de con­tact avec
de telles troupes, il vaut mieux s’en abstenir.

Par­mi les nom­breux théâtres
poli­tiques améri­cains, deux sont venus et sont célèbres
à des titres pour­tant très dif­férents : Le Living
The­atre et le Bread and Puppet.

Le Liv­ing The­atre est
l’exemple même du « théâtre total ».
Par ce qu’il dit, par ce qu’il fait, le Liv­ing The­atre englobe
absol­u­ment tous les aspects de la vie quo­ti­di­enne indi­vidu­elle et
poli­tique. Il est rad­i­cal parce qu’il dénonce toutes les
alié­na­tions, qu’il pro­pose une autre forme de société :
l’anarchie, qu’il s’engage à fond dans le combat —
voir ses dernières déci­sions de scis­sions en
sous-groupes afin de mieux lut­ter et de « moins faire la
putain ».

Le Bread and Pup­pet est
autre, tout à fait autre. On ne peut pas les oppos­er, cela
serait par trop simpliste.

Même
si le Liv­ing The­atre, se récla­mant de l’anarchisme et de la
non-vio­lence, nous est cher, il faut recon­naître que son
lan­gage, du fait même de sa total­ité, est
incom­préhen­si­ble à la majorité des gens il
devient arme à deux tranchants.

C’est
dom­mage, car la réflex­ion du Liv­ing est très élaborée.
Il suf­fit pour s’en ren­dre compte de lire le livre de Lebel :
« Entre­tiens avec le Liv­ing » (Bel­fond).

Le Bread
and Pup­pet est autre ; parce que son lan­gage est dif­férent. Il
ne s’adresse plus directe­ment au pub­lic, il ne l’agresse pas non
plus comme le Liv­ing. En effet, il crée un intermédiaire :
la mar­i­on­nette géante et le masque. Quel intérêt ?

Lorsque le Liv­ing par­le, il
agresse (forme d’agression non clas­sique), ce qui provoque chez le
spec­ta­teur non acquis une réac­tion de défense, donc un
refus. (Je suis très con­scient de l’emploi inadéquat
du terme clas­sique de théâtre, à pro­pos du
Liv­ing. C’est une con­séquence du bais­age des mots par la
société.)

Il est
cer­tain que ce refus du Liv­ing n’est que le refus de s’affronter
à ses pro­pres prob­lèmes, qui en ce moment sont
décou­verts par le jeu de la troupe. Lorsque le Bread and
Pup­pet joue, il s’exprime au tra­vers des poupées et des
masques, tout à la fois grotesques et menaçants.

Cela
donne au spec­ta­teur la pos­si­bil­ité de se déten­dre donc
de s’ouvrir au « mes­sage » du Bread and Pup­pet. D’autre
part, l’emploi de tels inter­mé­di­aires oblige les personnages
à être un (unité). Ils ne peu­vent plus être
à la fois, comme c’est la cou­tume, Horace fuyant devant les
Curi­aces, le Cid face au papa de Chimène et le malade
imag­i­naire. L’utilisation de per­son­nages sim­ples oblige à
exé­cuter un spec­ta­cle sim­ple, mais non pas simpliste,
acces­si­ble à tous.

« Le
Bread and Pup­pet aus­si, c’est une sec­ousse cul­turelle, il
tra­vaille, à par­tir de la réal­ité, sur deux
plans, et aucun des deux ne ressem­ble, de près ou de loin, au
théâtre « réaliste ».

Je les
ai d’abord vus au Fes­ti­val pop­u­laire de New­port. Les marionnettes,
pour com­mencer par là : ces mar­i­on­nettes énormes,
fan­tas­tiques… On don­nait « Chick­en Lit­tle ». Peter a
attrapé le réal­isme théâ­tral, il l’a
poussé dans un coin et il a dit : « Les gens ne voient pas
de la même manière, les gens sont autres, ils peuvent
avoir quinze mètres de haut. » Il y a d’autres forces
qui jouent, dans l’univers, à côté de ce
« réal­isme ». La vie va plus loin que ça.
C’est beau­coup plus mys­tique ; c’est beau­coup plus mag­ique ; c’est
plus proche du LSD. Ces immenses formes entrent en scène dès
le début et c’est le per­son­nage de la Mère-Terre qui
com­mence à créer toutes créa­tures sor­tant de
dessous sa jupe. Elle pond un œuf et il en sort une créature
avec un bec et une tête mar­rante. Toutes les formes la
créa­tion… Une image splen­dide… Oui, et ce gosse de six
ans, je le crois, avec une tête en papi­er mâché.
C’était un flic.

Un flic
qui courait de tous les côtés avec une matraque et
cog­nait tout le monde ; un mètre de haut… un flic ! Ce qui m’a
vrai­ment frap­pé dans « Un homme dit au revoir à sa
mère », c’était l’utilisation de l’avion et
de la petite mai­son en car­ton. Encore une fois, la perspective
« réal­iste » vole en éclats. De l’infiniment
grand à l’infiniment petit. Ce n’était qu’un
petit avion en bois, mais cela atteint extra­or­di­naire­ment bien
l’objectif, parce que c’est le petit garçon qui joue au
pilote qui bal­ance toutes ces bombes. Et il y a une vérité
ter­ri­ble là-dedans. » [[Ces deux extraits ont la même
orig­ine : le pro­gramme du Club Alpha. Le pre­mier extrait est de
Valdez : « du Teatro campesino », le deux­ième de
Peter Schu­mann déjà nommé.]]

Comme
vous le remar­quez, je par­le beau­coup plus de la tech­nique que du jeu
lui-même, car c’est cela qui frappe.

En
effet, le Bread and Pup­pet a retrou­vé, il me sem­ble, l’essence
même du théâtre pop­u­laire qui peut devenir un
théâtre d’agit-pop, Un théâtre
d’agitation est avant tout un théâtre sim­ple, non
sim­pliste. Deux thèmes que défend et propage le Bread
and Puppet :


Dénon­ci­a­tion de la guerre du Viet­nam. Si l’actualité
du prob­lème est brûlante aux USA et s’inscrit dans un
com­bat pré­cis, il est évi­dent qu’en France, le
Viet­nam sus­cite moins de réac­tions vio­lentes, et sou­vent un
accord sympathique.


Relec­ture de la Bible — ou dénon­ci­a­tion d’un cer­tain usage
dudit livre ?
C’est leur pièce
mas­sue « Cry of the peo­ple for meat ».
Il
est évi­dent qu’un tel prob­lème intéresse plus
une société forte­ment influ­encée par les récits
bibliques que la nôtre qui l’est peu.

Cri­tique générale
sur ces thèmes. Le Bread and Pup­pet n’a pas pu ou pas su
réadapter son tra­vail d’agitation à la société
où il se trou­ve, c’est dom­mage mais c’est aus­si le reflet
du manque de tra­vail théorique.

Lors d’une soirée
passée avec le Bread and Pup­pet à dis­cuter, il m’a
été absol­u­ment impos­si­ble de dis­cern­er l’existence
d’une ligne poli­tique min­i­male et nette.

Par
con­tre, il sem­ble que toute la troupe tourne autour du leader-chef :
Peter Schu­man, et surtout se situe par rap­port à lui.

Voici
quelques extraits d’un texte paru dans le pro­gramme édité
par le Club Alpha lors du pas­sage du Bread and Pup­pet à Paris :
« Notre théâtre est un anti-théâtre,
un spec­ta­cle qui n’en est pas vrai­ment un. Généralement,
la pièce sort d’un ate­lier ; après avoir travaillé
avec les gens un cer­tain temps, on en arrive à un point où
on fait un tout et on le présente au pub­lic. Par exemple,
notre pièce « Réitéra­tion » est le
résul­tat d’une tâche con­crète ; elle doit son
orig­ine à une pièce qu’on nous avait demandé
de présen­ter à un coin de rue de l’East Harlem. Il
leur fal­lait cette pièce dans les deux jours. Nous, on n’avait
rien de prêt. On a répété et, par hasard,
il s’est trou­vé qu’il y avait dans le stu­dio un petit
avion et une poupée ; et je crois que c’est comme cela que la
pièce s’est con­stru­ite. C’était tout à fait
acci­den­tel et aus­si cela tenait à la tâche à
accom­plir : on était for­cé de faire en deux jours
quelque chose qui puisse être joué par qua­tre acteurs au
coin d’une rue, qu’on puisse facile­ment trans­porter et pour
lequel ils ne pou­vaient pas non plus nous don­ner d’argent parce
qu’ils n’en avaient pas.

« Mais, alors, pour
nous, toute la dif­férence est là. Nous ne por­tons pas
un énorme intérêt au théâtre
pro­pre­ment dit […].

« La
plu­part des gens de la troupe ne sont ni acteurs ni mimes. La plupart
sont venus pour des raisons poli­tiques. En vérité, nous
avons beau­coup de dif­fi­cultés avec les acteurs quand il y en a
dans nos pièces […].

« Nous
ressen­tons tous que le théâtre doit avoir quelque chose
comme un pro­jet, une mis­sion, quelque chose d’aussi sim­ple que
cela, vous voyez. Cela ne devrait pas être quelque chose que
l’on fait parce qu’on aime cela ou parce qu’on vous a envoyé
à un cours d’art dra­ma­tique. On peut com­par­er cela à
un pein­tre qui sent qu’il ne doit pas s’asseoir et pein­dre ce
qu’il veut, mais qui peint avec le pro­jet que cela aille quelque
part, serve à quelque chose. Et cela sig­ni­fie qu’il décide
égale­ment où sa pein­ture doit aller et à qui il
la montre.

« Je pense que
l’ennui, avec le théâtre recon­nu, académique et
tout, est qu’il ne pos­sède pas d’histoires.
Fon­da­men­tale­ment c’est cela. Si vous allez voir un bon spec­ta­cle de
mar­i­on­nettes améri­caines, avec toutes ces mar­i­on­nettes de luxe
et tout, il n’y a qu’une chose qui manque : quelque chose à
racon­ter. Les mar­i­on­nettes font toutes sortes de choses rusées,
mais il n’y a pas d’histoire qui vaille le coup d’être
racon­tée. Et la plu­part des pièces de théâtre
mod­erne que j’ai vues n’ont pas d’histoires ni de légendes.

« Vous
savez, c’est cela qui fait un bon tableau, un bon morceau de
musique ; ce qu’on recherche, la pléni­tude de l’histoire,
ce qui par­le d’elle à la per­son­ne d’à côté.
Vous l’appelez un con­te. Toute l’histoire de notre pays consiste
à déter­rer de vieux con­tes et à les rhabiller.
La plu­part des his­toires dans le monde sont d’ordinaire tout à
fait sem­blables. Il y a un flux per­ma­nent de quelques histoires
fon­da­men­tales qui court dans les écoles d’art dra­ma­tique, de
tous les temps. Mais il y a tou­jours quelque chose de neuf qui entre
dans ces vieilles histoires.

« Et
nous voulons que nos spec­ta­cles ser­vent ce sim­ple pro­jet : par­ler d’un
prob­lème à quelqu’un, à un vrai public. »
[[Ces deux extraits ont la même orig­ine : le pro­gramme du Club
Alpha. Le pre­mier extrait est de Valdez : « du Teatro campesino »,
le deux­ième de Peter Schu­mann déjà nommé.]]

Pierre Som­mer­mey­er


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