Muller, Jean-Marie : l’Évangile de la non-violence ; Paris, Ed. Fayard, 1969, 220 p., 17F.
Commentaire
par André Bernard
Après avoir été
militaire en Algérie, pendant la guerre, après s’être
vu refuser le statut d’objecteur de conscience, récemment,
après avoir renvoyé son livret militaire, Jean-Marie
Muller se devait d’expliquer publiquement sa position de chrétien
non violent, faire le point. Si ce qu’il peut dire de son Eglise,
dans la partie la plus théologique de son livre, nous est un
peu étranger, la suite nous touche suffisamment de près
pour nourrir notre intérêt. Cependant, il n’est pas
question pour l’incroyant que je suis de prendre parti dans
l’interprétation qu’il donne de l’Evangile, que ce soit
dans le sens de la violence, que ce soit dans le sens de la
non-violence. Il s’agit de suivre les efforts du chrétien
dans sa recherche de la non-violence, fondée, pour lui, sur
l’Evangile. C’est après que nous pouvons nous retrouver,
dans l’action ; nous y avions d’ailleurs déjà
rencontré d’autres chrétiens. L’essentiel de son
livre c’est donc de montrer que la non-violence doit être
envisagée comme une exigence fondamentale du christianisme et
non pas comme un choix : « La non-violence est inscrite au cœur
de l’Evangile ». « Les chrétiens sont tous appelés
à se conformer à ses exigences, à la fois dans
leur vie privée et dans leur vie publique. » S’il y a
beaucoup à dire du livre de Muller quant à la légitime
défense, la défense non violente, le compromis,
l’autorité, le problème communautaire, les rapports
de l’Eglise et de l’Etat, etc., je me bornerai cependant à
deux points : l’anarchisme et la lutte des classes :
Dans le
chapitre V de son livre : « l’Eglise et l’Etat : la vérité
de l’intuition anarchiste », Muller me paraît avancer
d’un pas dans l’anarchisme, rejoignant ainsi un Tolstoï. Les
amis chrétiens non violents que nous connaissons n’ont
jamais osé s’exprimer avec de tels mots. Mais Muller n’est
pas anarchiste ; il se veut même « bon citoyen », mais
nous ne pouvions pas ne pas noter ce chapitre où il montre
l’Eglise primitive, alors que le christianisme devient religion
d’Etat avec Constantin, se laisser aller à la tentation de
devenir un Etat. C’est la tentation de l’autorité. Muller
montre l’importance pour la pensée chrétienne de
« l’intuition » anarchiste. Nous pourrions dire qu’en
choisissant l’étatisme et la violence, les chrétiens
des 3e et 4e siècles ont trahi l’Évangile : Muller
met l’accent sur les sectes qui y sont restées fidèles.
(Nos camarades comme de Ligt et Armand et d’autres nous avaient
habitués à cette vision.) Rejoignant Mounier, il
affirme « le primat de la personne sur la société »
. « La valeur suprême qui doit être sans cesse
recherchée, ce n’est pas l’ordre du Tout mais la liberté
et l’autonomie de la personne. »
Aussi, alors que nombre de
chrétiens en mal de conscience se jettent à bras
ouverts dans le marxisme et certaines formes de violence, il est
intéressant de noter cette convergence des réflexions
d’un chrétien et vers la non-violence et vers l’anarchisme.
Les anarchistes « orthodoxes » pourraient peut-être
faire cesser leur indifférence et s’ouvrir un peu devant
cette évolution que nous retrouvons chez d’autres. C’est
au dialogue qu’il nous faut arriver. Certes, nous sommes braqués
à l’avance par le vocabulaire de la religion, mais pourquoi
ne pas chercher un langage commun ? Quant à Muller comment
s’exprime-t-il ? Voici quelques citations :
« Tolstoï avait
bien compris la vérité de l’anarchisme…»
L’organisation de la cité
selon la charité évangélique « implique
essentiellement la disparition de toute violence et de toute
contrainte » . « Le Royaume de Dieu, écrit
Berdiaeff, est celui de l’an-archie et de la liberté, un
état auquel ne s’applique aucune des catégories de
domination. » « Il faut donc, continue Muller, tenir, d’un
point de vue chrétien, que l’anarchie est bien l’état
de grâce de la société. » Citant encore
Berdiaeff : « Avec ce qui est chrétien, on ne peut
philosophiquement pas constituer l’Etat. »
« C’est pourquoi les
chrétiens peuvent rejoindre Bakounine lorsque celui-ci conclut
« à l’absolue nécessité de la destruction
des Etats, ou si l’on veut de leur radicale et complète
transformation, dans ce sens que, cessant d’être des
puissances centralisées et organisées de haut en bas,
soit par la violence, soit par l’autorité d’un principe
quelconque, ils se réorganisent avec une absolue liberté
pour toutes les parties [[Bakounine : « La Liberté »,
Pauvert, 1965, p. 60.]]». « Je reconnais mon Evangile,
écrit Paul Ricœur, chez « l’anarchiste » qui
prêche la dissolution de l’Etat coercitif, belliqueux et
policier ; c’est mon Evangile, tombé de mes mains et relevé
par un homme qui ne sait pas qu’il confesse Jésus-Christ. »
[[P. Ricœur : « Histoire et Vérité », Le
Seuil, 1955, p. 126.]]
« De même que la
violence de César ne peut défendre et promouvoir que
l’ordre et la justice de César, de même la
non-violence du Christ ne peut défendre et promouvoir que
l’ordre et la justice du Christ. Il ne faut pas vouloir défendre
le royaume de César par la non-violence de Jésus. C’est
donc à un retournement complet de nos conceptions sur la
société et sur l’Etat que nous sommes appelés.
« Dans
la perspective que nous avons essayé de préciser,
l’anarchisme n’est donc pas le désordre, ainsi qu’on
l’entend généralement, mais l’ordre parfait qui
vient de la libre obéissance de chacun à la loi de Dieu
inscrite dans son cœur. Il faut donc définir positivement
l’anarchisme par l’autonomie : chacun se gouverne lui-même
en se soumettant aux lois universelles que lui-même a
découvertes en lui-même [[Proudhon a bien montré
cela : « L’homme ne reconnaît en dernière
analyse, écrit-il, d’autre loi que celle avouée par
sa raison et sa conscience ; toute obéissance de sa part.
fondée sur d’autres considérations, est un
commencement d’immoralité. » Commentant ce passage, le
Père de Lubac donne raison à Proudhon contre les
Maistre, les Bonald et tous les « traditionalistes » qui
avaient besoin de recourir à une autorité extérieure
(Dieu d’abord, mais de l’autorité de Dieu ainsi comprise,
il est facile de passer à l’autorité de l’Etat :
une fois Dieu « étatisé », il est facile de
« diviniser » l’Etat) pour fonder le bien et le mal :
« Nous en tombons d’accord avec lui, écrit-il. Pas de
« loi obligatoire » pour l’homme sans une sorte de
commandement secret de lui-même à lui-même. »
« Proudhon et le christianisme », Le Seuil, 1945, p. 271.
Ici encore il convient de
souligner comment dans l’Eglise « un primat de fait souvent
accordé à l’obéissance sur les autres vertus »
(l’expression est du Père Régamey) a conduit les
chrétiens à démissionner de leurs propres
responsabilités devant l’autorité extérieure
et tout particulièrement devant la loi. Il manque dans nos
bibliothèques des traités sur « la sainte
désobéissance ».]]. « Chacun fait ce qu’il
veut », mais chacun veut ce qui est juste et fait ce qui est
bien. Et cette liberté est bien la liberté des enfants
de Dieu. C’est pourquoi l’anarchisme doit être introduit
dans la visée chrétienne. Que les Eglises par le
passé n’aient eu aucun sens de la vérité de
l’anarchisme, et que celui-ci ait été le plus souvent
lié à une philosophie athée, cela n’est
qu’accidentel et n’aurait pas dû être. »
Quant à
la lutte des classes il est à craindre qu’une certaine
catégorie de non-violents en soit restée à une
interprétation restrictive et de Gandhi et de l’Évangile.
« Non à toutes les violences d’où qu’elles
viennent ! réconcilions-nous ! fraternisons entre classes ! »
Le malentendu n’est pas prêt d’être dissipé. A
ce moment-là sans doute l’action non violente deviendra
autre chose. Quoi qu’en pense Muller, l’objection de conscience à
la servitude militaire, le renvoi du livret militaire, le refus de la
part militaire de l’impôt, c’est de la non-violence
pacifiste, c’est de la non-violence antimilitariste. Ce n’est
qu’un début peut-être… et nous apprécions le
passage suivant qui pour être court n’en est pas moins le
plus important de son livre :
« Les méthodes
non violentes que nous venons d’évoquer nous semblent
convenir tout particulièrement à la lutte des classes.
De même qu’un tyran ne peut assujettir un peuple sans que
celui-ci accepte de lui prêter son concours, de même, la
« bourgeoisie » ne peut dominer le « prolétariat »,
sans que celui-ci accepte de lui apporter sa coopération. La
bourgeoisie ne peut rien sans le travail du prolétariat ; dès
lors celui-ci devient extrêmement fort en lui refusant ce
travail. C’est donc bien sur le principe de non-coopération
que se fonde la lutte des travailleurs pour une meilleure justice
sociale. Même si la lutte ouvrière a été
le plus souvent accompagnée de manifestations de violence, les
ouvriers ont eu recours dans le passé à certains moyens
de combat qui s’apparentent directement aux méthodes non
violentes (grèves, occupations d’usines, marches…).»
« Cependant, les
ouvriers et tous ceux qui sont engagés à leur côté
dans leur combat pour une société plus juste se méfient
beaucoup de la non-violence. Ils la considèrent facilement
comme une vertu bourgeoise tout à fait étrangère
à leur combat et ils craignent qu’en son nom, sous prétexte
de pureté, on vienne en fait démobiliser les volontés
et les énergies de ceux qui sont déjà prêts
à se résigner et à déserter le combat. Il
est vrai que certains « appels à la non-violence »
sont suspects et ne méritent pas d’être entendus. Face
à la violence des pauvres, les riches et les puissants seront
toujours tentés de désamorcer un processus qui remet en
cause leur tranquillité, en prêchant une certaine
non-violence. La tentation est grande, en effet, de dénoncer
les actions violentes auxquelles les plus défavorisés
ont parfois recours pour faire entendre leur voix, tout en feignant
d’ignorer les situations de violence qu’ils subissent
quotidiennement.
« Là
encore, les chrétiens ont trop souvent prêché la
charité sans satisfaire aux exigences de la justice. Non
seulement ils ne sont pas entrés dans la lutte pour la justice
sociale, mais ils ont dit que cette lutte était contraire à
l’idéal de l’amour évangélique. Mais c’est
une moquerie, face à l’injustice sociale, de dire que le
christianisme n’enseigne pas la lutte des classes, mais la
fraternité des classes. Il faut redire qu’il n’est pas
possible de prêcher l’amour sans vouloir d’abord la
justice, et que celle-ci ne peut être atteinte qu’au sortir
d’une lutte. L’histoire du mouvement ouvrier montre suffisamment
que les classes les plus défavorisées ne peuvent
attendre de la simple générosité des classes
privilégiées la reconnaissance de leurs droits, mais
qu’elles doivent les conquérir par un combat qui affirme
leur détermination et leur force. De même que la
non-violence nous oblige à identifier nos ennemis et à
les combattre, de même elle nous oblige à reconnaître
l’existence et la nécessité de la lutte de classes.
Mais cela ne doit pas nous amener à reconnaître la
nécessité et le bien-fondé de la violence mise
au service de celle-ci. Si la lutte de classes est nécessaire,
elle doit être animée, non pas par le ressentiment et la
haine, mais par l’exigence de justice et doit être menée
dans un esprit de réconciliation, afin de vaincre les
antagonismes et non pas de les durcir. Dans les perspectives que nous
avons tenté de préciser dans les chapitres précédents,
il apparaît, selon nous, que les moyens de la non-violence
active sont en mesure de rendre de plus grands services dans le
combat pour une société plus juste, que les
manifestations de violence. La violence chaque fois qu’elle est
utilisée, risque de porter préjudice à la cause
défendue, de discréditer ceux qui la défendent
et de donner de bonnes raisons aux tenants de l’ordre établi
pour maintenir l’injustice.
« Il ne s’agit pas
de ne prétendre recourir qu’aux négociations,
lesquelles s’avèrent le plus souvent décevantes pour
les plus démunis. Il sera nécessaire de recourir à
des actions directes qui soient de véritables actions de
force, pour faire valoir les droits de ceux qui sont victimes de
l’injustice sociale, et cela afin même que les négociations
puissent leur donner satisfaction.
« Mais il est sûr
qu’au fur et à mesure qu’on se rendra plus attentif à
l’esprit, aux principes et aux méthodes de la non-violence,
non seulement les moyens mis en œuvre dans le combat pour la justice
sociale seront transformés, mais aussi les fins poursuivies à
travers ce combat. La purification des moyens mis en œuvre ne peut
pas ne pas s’accompagner d’une purification des fins poursuivies,
et cela est tout particulièrement vrai pour la lutte de
classes.
« Dans la recherche de
la justice sociale, le problème des moyens de combat n’est
que second, il s’agit d’abord de savoir quelle société
l’on veut construire. Il ne s’agit donc pas seulement de réclamer
des augmentations de salaire — dont on sait qu’elles sont le plus
souvent remises en cause par l’augmentation des prix —, il s’agit
de réaliser une réforme fondamentale des structures,
qui puisse permettre à tous une véritable égalité
des chances et une authentique participation. On rejoint ici le
projet global d’une société non violente. »
« Pour
entreprendre ensemble une même tâche politique il est
nécessaire que nous nous trouvions d’accord sur les mêmes
principes d’action dans le monde, mais il n’est pas
nécessaire que nous reconnaissions les mêmes principes
d’explications du monde. »
André Bernard
Commentaire
par Pierre Sommermeyer
Pourquoi parler dans
« Anarchisme et Non-Violence » d’un livre dont le titre
« l’Evangile de la non-violence » éveille en nous,
anarchistes, des oppositions fondamentales ?
C’est essentiellement
parce que Jean-Marie Muller est un camarade avec lequel, même
si nous sommes loin d’être d’accord avec ses idées,
nous menons une action commune avec des moyens communs.
Il ne faut pas voir ici un
essai de récupération. Chacun mène son combat à
sa place en laissant l’autre libre de ses actes et de ses idées.
Revenant à son livre, il faut dire que ce n’est pas un livre
ouvert à tous ceux qui ne sont pas versés dans les
arcanes de l’Eglise romaine. On a l’impression d’avoir affaire
à un règlement de comptes entre théologiens plus
qu’à une littérature de combat.
Dès
le commencement, Muller se met dans une position où nous ne
pouvons nullement le rejoindre, quand même nous le voudrions.
Il s’adresse exclusivement aux chrétiens, catholiques de
surcroît. Parlant aux gens de son milieu, il ne peut que parler
le langage de ce milieu. C’est pour cela que je ne parlerai que de
quelques chapitres où il me semble que nous avons le même
langage.
Commençons par le
chapitre où nous anarchistes nous allons directement. Celui où
Jean-Marie Muller parle de la vérité, de l’intuition
anarchiste. Nous ne chicanerons pas Muller sur le fait qu’il
appelle intuition ce que nous appelons certitude, c’est-à-dire
la dénonciation puis la nécessité de la
disparition de l’Etat, encore une fois il s’adresse à un
public non sensibilisé à ce problème. Pourtant,
je pense que c’est contre ce chapitre que s’élèveront
le plus les lecteurs non anarchistes, d’une façon ouverte ou
non.
Là
où je dirai mon désaccord net c’est quand Jean-Marie
traite des objecteurs de conscience. D’accord avec lui quand il
parle de l’objection en tant qu’acte politique, quand il
déprophétise l’objecteur ; mais quand il dit que
l’objecteur ne peut être antimilitariste, alors non ! Nous
croyons que la dimension antimilitariste est une des plus importantes
chez les objecteurs de conscience.
Je ne débattrai pas
maintenant du problème du militarisme, de la différence
entre la fonction, le système et l’homme. Je me limiterai à
changer un mot dans cette phrase de Jean-Marie Muller : « Il est
faux d’assimiler le soldat aux assassins ». Mettez général
à la place de soldat et vous verrez !
Parlant de l’objection de
conscience, il parle aussi de la coopération, là je ne
peux qu’abonder dans son sens : la coopération est le type
de la solution individuelle. L’acte même du refus de militer,
si le coopérant échappe à la loi il ne la
conteste pas. J’ajouterai que le fait de faire la coopération,
c’est faire la preuve qu’on appartient à une classe bien
déterminée, celle des gens « instructionnés »
et qui en ont eu les moyens. Passé le moment de la « militance »
estudiantine facile, on emprunte la première échappatoire
offerte par l’Etat, pour désamorcer la contestation, en
invoquant l’utilité du service, utilité remise en
question par tous les experts régulièrement depuis
quelques années. Pourquoi les coopérants si soucieux de
leur utilité n’y retourneraient-ils pas après leur
service militaire et ne chercheraient-ils pas des employeurs autres
que les Églises ou les gouvernements ? Pour finir cela,
rappelons une parole. Mgr Helder Camara, à qui on posait la
question lors de son passage à Strasbourg : Que pouvons-nous
faire pour vous ? répondit : De grâce, restez chez vous,
vous serez beaucoup plus utiles en luttant chez vous qu’en venant
chez nous.
Quand Jean-Marie Muller
traite de la justice et de la charité, il le fait en termes de
bien ou de mal suivant l’Evangile, ou d’égalité ou
d’inégalité en face de la loi, mais les problèmes
de l’origine de la loi et de la façon dont elle est
appliquée ne sont pas posés.
Jean-Marie Muller pense que
la révolution est nécessaire mais ne se prononce pas
sur le moment pour la faire ; il reprend la tradition catholique de la
nécessité quand le régime devient intolérable
et trop injuste. Une question : qui le déclare tel ?
Je pense que la révolution
est nécessaire pour passer d’un état social à
un autre mais qu’elle n’est possible que quand la situation est
intolérable pour une grosse partie de la population ; j’ai
trouvé le chapitre sur la défense nationale non
violente très intéressant.
Pour clore j’aurais deux
questions importantes :
— L’Église
catholique n’est-elle pas organisée sur le même schéma
que l’État ?
— Nulle part, il n’est
question de l’exploitation des ouvriers ni de la nécessité
d’une révolution sociale ?
Pierre Sommermeyer
Commentaire
des commentaires
de Jean-Marie Muller
Je suis particulièrement
heureux de la possibilité qui m’est offerte d’engager le
dialogue avec les lecteurs d’«Anarchisme et Non-Violence ».
Jusqu’à présent,
l’histoire des rapports entre l’anarchisme et le christianisme
est faite surtout, me semble-t-il, de malentendus fortement enracinés
de part et d’autre. Or ces malentendus devraient pouvoir être
surmontés si, de part et d’autre, on s’efforçait de
comprendre et l’anarchisme et le christianisme dans leur plus
profonde authenticité, en refusant tous les clichés
habituellement reçus sans discernement.
Dans cette perspective,
j’accepte très volontiers, ainsi qu’on me le demande, de
répondre aux questions qui me sont posées dans les deux
critiques de mon livre.
L’Église
catholique n’est-elle pas organisée sur le même schéma
que l’Etat ? Sans aucun doute des éléments étatiques
se sont introduits dans l’Eglise au cours de l’histoire. Et cela
à tel point qu’ils ont pu à certains moments paraître
dominer toute la vie de l’Eglise. Cela est vrai. Mais ces éléments
ont toujours été étrangers à la nature
même de l’Eglise qui est, dans la perspective tracée
par l’Evangile, une communauté d’hommes libres qui
partagent les mêmes certitudes profondes et se reconnaissent
frères. Que l’aspect institutionnel ait pris le pas sur
l’aspect communautaire, cela est un accident qui n’aurait pas dû
être. Pour ma part, je puis témoigner que l’Eglise
telle que je la vis est une réalité bien plus proche de
la société anarchiste que de la société
étatique.
Par ailleurs une différence
fondamentale entre l’Eglise et l’Etat, c’est que l’on accepte
où l’on refuse le contrat qui nous lie à l’Eglise
(il faudrait bien sûr préciser la nature et le contenu
de ce contrat, ce que je ne peux faire dans les limites de ces
quelques lignes), tandis qu’il est tout à fait illusoire de
dire avec Rousseau que l’on peut accepter, ou refuser le contrat
qui nous lie à l’Etat. Celui-ci nous est imposé. Tout
chrétien peut quitter l’Eglise quand il veut, mais l’Etat
n’accepte jamais qu’un citoyen le quitte.
L’objection de conscience
doit-elle être ou non « antimilitariste » ? Tout
dépend le sens que l’on donne à ce mot. Mais il me
semble que précisément l’antimilitarisme traditionnel
n’a pas fait la distinction entre « la fonction, le système
et l’homme ». L’antimilitarisme que je refuse, c’est celui
qui ne respecte pas l’homme qui est militaire.
L’antimilitarisme que je
refuse, c’est celui qui est un racisme dirigé contre les
hommes qui sont militaires. Car il me semble que le principe
essentiel de la non-violence c’est le respect de l’autre —
quels que soient les erreurs et les torts de celui-ci. Un certain
antimilitarisme me semble également ambigu. C’est celui qui
considère que l’armée est la cause des guerres, alors
que les causes des guerres sont dans la société civile
et non pas dans l’armée.
Bien sûr, j’accepte
« l’antimilitarisme » qui dénonce les méthodes
militaires. J’accepte l’antimilitarisme qui s’insurge contre le
militarisme. Mais là encore, dans la mesure où les
méthodes militaires sont de fausses réponses à
de vrais problèmes (comme celui de la défense de la
liberté : on a bien vu lors des événements de
Tchécoslovaquie la nécessité pour un peuple —
non pour un Etat —, de se défendre), la tâche de
l’objecteur de conscience n’est pas tant de dénoncer les
fausses réponses que de trouver les vraies et de les incarner
dans les faits. Elle n’est pas tant de condamner la violence que de
mettre en œuvre la non-violence.
Enfin,
l’anarchiste ne peut-il se vouloir un « bon citoyen » ?
J’avoue avoir été un peu étonné que ce
soit parce que je me veux « bon citoyen » que l’on
affirme que je ne suis pas anarchiste. L’une des vérités
qu’il me semble le plus urgent de dire et de redire, c’est que le
meilleur service de la Cité n’est pas dans la
soumission inconditionnelle à l’Etat. Or l’anarchiste
dans la mesure où, refusant de reconnaître à
l’Etat le droit d’imposer ses exigences à la personne, il
travaille pour un plus grand respect de l’homme dans la cité,
ne peut-il pas se vouloir « bon citoyen » ?
Jean-Marie Muller