La Presse Anarchiste

L’évangile de la non-violence

Muller, Jean-Marie : l’É­vangile de la non-vio­lence ; Paris, Ed. Fayard, 1969, 220 p., 17F.


 

Commen­taire
par André Bernard

Après avoir été
mil­i­taire en Algérie, pen­dant la guerre, après s’être
vu refuser le statut d’objecteur de con­science, récemment,
après avoir ren­voyé son livret mil­i­taire, Jean-Marie
Muller se devait d’expliquer publique­ment sa posi­tion de chrétien
non vio­lent, faire le point. Si ce qu’il peut dire de son Eglise,
dans la par­tie la plus théologique de son livre, nous est un
peu étranger, la suite nous touche suff­isam­ment de près
pour nour­rir notre intérêt. Cepen­dant, il n’est pas
ques­tion pour l’incroyant que je suis de pren­dre par­ti dans
l’interprétation qu’il donne de l’Evangile, que ce soit
dans le sens de la vio­lence, que ce soit dans le sens de la
non-vio­lence. Il s’agit de suiv­re les efforts du chrétien
dans sa recherche de la non-vio­lence, fondée, pour lui, sur
l’Evangile. C’est après que nous pou­vons nous retrouver,
dans l’action ; nous y avions d’ailleurs déjà
ren­con­tré d’autres chré­tiens. L’essentiel de son
livre c’est donc de mon­tr­er que la non-vio­lence doit être
envis­agée comme une exi­gence fon­da­men­tale du chris­tian­isme et
non pas comme un choix : « La non-vio­lence est inscrite au cœur
de l’Evangile ». « Les chré­tiens sont tous appelés
à se con­former à ses exi­gences, à la fois dans
leur vie privée et dans leur vie publique. » S’il y a
beau­coup à dire du livre de Muller quant à la légitime
défense, la défense non vio­lente, le compromis,
l’autorité, le prob­lème com­mu­nau­taire, les rapports
de l’Eglise et de l’Etat, etc., je me bornerai cepen­dant à
deux points : l’anarchisme et la lutte des classes :

Dans le
chapitre V de son livre : « l’Eglise et l’Etat : la vérité
de l’intuition anar­chiste », Muller me paraît avancer
d’un pas dans l’anarchisme, rejoignant ain­si un Tol­stoï. Les
amis chré­tiens non vio­lents que nous con­nais­sons n’ont
jamais osé s’exprimer avec de tels mots. Mais Muller n’est
pas anar­chiste ; il se veut même « bon citoyen », mais
nous ne pou­vions pas ne pas not­er ce chapitre où il montre
l’Eglise prim­i­tive, alors que le chris­tian­isme devient religion
d’Etat avec Con­stan­tin, se laiss­er aller à la ten­ta­tion de
devenir un Etat. C’est la ten­ta­tion de l’autorité. Muller
mon­tre l’importance pour la pen­sée chré­ti­enne de
« l’intuition » anar­chiste. Nous pour­rions dire qu’en
choi­sis­sant l’étatisme et la vio­lence, les chrétiens
des 3e et 4e siè­cles ont trahi l’Évangile : Muller
met l’accent sur les sectes qui y sont restées fidèles.
(Nos cama­rades comme de Ligt et Armand et d’autres nous avaient
habitués à cette vision.) Rejoignant Mounier, il
affirme « le pri­mat de la per­son­ne sur la société »
. « La valeur suprême qui doit être sans cesse
recher­chée, ce n’est pas l’ordre du Tout mais la liberté
et l’autonomie de la personne. »

Aus­si, alors que nom­bre de
chré­tiens en mal de con­science se jet­tent à bras
ouverts dans le marx­isme et cer­taines formes de vio­lence, il est
intéres­sant de not­er cette con­ver­gence des réflexions
d’un chré­tien et vers la non-vio­lence et vers l’anarchisme.
Les anar­chistes « ortho­dox­es » pour­raient peut-être
faire cess­er leur indif­férence et s’ouvrir un peu devant
cette évo­lu­tion que nous retrou­vons chez d’autres. C’est
au dia­logue qu’il nous faut arriv­er. Certes, nous sommes braqués
à l’avance par le vocab­u­laire de la reli­gion, mais pourquoi
ne pas chercher un lan­gage com­mun ? Quant à Muller comment
s’exprime-t-il ? Voici quelques citations :

« Tol­stoï avait
bien com­pris la vérité de l’anarchisme…»

L’organisation de la cité
selon la char­ité évangélique « implique
essen­tielle­ment la dis­pari­tion de toute vio­lence et de toute
con­trainte » . « Le Roy­aume de Dieu, écrit
Berdia­eff, est celui de l’an-archie et de la lib­erté, un
état auquel ne s’applique aucune des caté­gories de
dom­i­na­tion. » « Il faut donc, con­tin­ue Muller, tenir, d’un
point de vue chré­tien, que l’anarchie est bien l’état
de grâce de la société. » Citant encore
Berdia­eff : « Avec ce qui est chré­tien, on ne peut
philosophique­ment pas con­stituer l’Etat. »

« C’est pourquoi les
chré­tiens peu­vent rejoin­dre Bak­ou­nine lorsque celui-ci conclut
« à l’absolue néces­sité de la destruction
des Etats, ou si l’on veut de leur rad­i­cale et complète
trans­for­ma­tion, dans ce sens que, ces­sant d’être des
puis­sances cen­tral­isées et organ­isées de haut en bas,
soit par la vio­lence, soit par l’autorité d’un principe
quel­conque, ils se réor­gan­isent avec une absolue liberté
pour toutes les par­ties [[Bak­ou­nine : « La Liberté »,
Pau­vert, 1965, p. 60.]]». « Je recon­nais mon Evangile,
écrit Paul Ricœur, chez « l’anarchiste » qui
prêche la dis­so­lu­tion de l’Etat coerci­tif, belliqueux et
polici­er ; c’est mon Evangile, tombé de mes mains et relevé
par un homme qui ne sait pas qu’il con­fesse Jésus-Christ. »
[[P. Ricœur : « His­toire et Vérité », Le
Seuil, 1955, p. 126.]]

« De même que la
vio­lence de César ne peut défendre et pro­mou­voir que
l’ordre et la jus­tice de César, de même la
non-vio­lence du Christ ne peut défendre et pro­mou­voir que
l’ordre et la jus­tice du Christ. Il ne faut pas vouloir défendre
le roy­aume de César par la non-vio­lence de Jésus. C’est
donc à un retourne­ment com­plet de nos con­cep­tions sur la
société et sur l’Etat que nous sommes appelés.

« Dans
la per­spec­tive que nous avons essayé de préciser,
l’anarchisme n’est donc pas le désor­dre, ain­si qu’on
l’entend générale­ment, mais l’ordre par­fait qui
vient de la libre obéis­sance de cha­cun à la loi de Dieu
inscrite dans son cœur. Il faut donc définir positivement
l’anarchisme par l’autonomie : cha­cun se gou­verne lui-même
en se soumet­tant aux lois uni­verselles que lui-même a
décou­vertes en lui-même [[Proud­hon a bien montré
cela : « L’homme ne recon­naît en dernière
analyse, écrit-il, d’autre loi que celle avouée par
sa rai­son et sa con­science ; toute obéis­sance de sa part.
fondée sur d’autres con­sid­éra­tions, est un
com­mence­ment d’immoralité. » Com­men­tant ce pas­sage, le
Père de Lubac donne rai­son à Proud­hon con­tre les
Maistre, les Bonald et tous les « tra­di­tion­al­istes » qui
avaient besoin de recourir à une autorité extérieure
(Dieu d’abord, mais de l’autorité de Dieu ain­si comprise,
il est facile de pass­er à l’autorité de l’Etat :
une fois Dieu « étatisé », il est facile de
« divinis­er » l’Etat) pour fonder le bien et le mal :
« Nous en tombons d’accord avec lui, écrit-il. Pas de
« loi oblig­a­toire » pour l’homme sans une sorte de
com­man­de­ment secret de lui-même à lui-même. »
« Proud­hon et le chris­tian­isme », Le Seuil, 1945, p. 271.

Ici encore il con­vient de
soulign­er com­ment dans l’Eglise « un pri­mat de fait souvent
accordé à l’obéissance sur les autres vertus »
(l’expression est du Père Régamey) a con­duit les
chré­tiens à démis­sion­ner de leurs propres
respon­s­abil­ités devant l’autorité extérieure
et tout par­ti­c­ulière­ment devant la loi. Il manque dans nos
bib­lio­thèques des traités sur « la sainte
désobéis­sance ».]]. « Cha­cun fait ce qu’il
veut », mais cha­cun veut ce qui est juste et fait ce qui est
bien. Et cette lib­erté est bien la lib­erté des enfants
de Dieu. C’est pourquoi l’anarchisme doit être introduit
dans la visée chré­ti­enne. Que les Eglis­es par le
passé n’aient eu aucun sens de la vérité de
l’anarchisme, et que celui-ci ait été le plus souvent
lié à une philoso­phie athée, cela n’est
qu’accidentel et n’aurait pas dû être. »

Quant à
la lutte des class­es il est à crain­dre qu’une certaine
caté­gorie de non-vio­lents en soit restée à une
inter­pré­ta­tion restric­tive et de Gand­hi et de l’Évangile.
« Non à toutes les vio­lences d’où qu’elles
vien­nent ! réc­on­cil­ions-nous ! frater­nisons entre classes ! »
Le malen­ten­du n’est pas prêt d’être dis­sipé. A
ce moment-là sans doute l’action non vio­lente deviendra
autre chose. Quoi qu’en pense Muller, l’objection de con­science à
la servi­tude mil­i­taire, le ren­voi du livret mil­i­taire, le refus de la
part mil­i­taire de l’impôt, c’est de la non-violence
paci­fiste, c’est de la non-vio­lence anti­mil­i­tariste. Ce n’est
qu’un début peut-être… et nous appré­cions le
pas­sage suiv­ant qui pour être court n’en est pas moins le
plus impor­tant de son livre :

« Les méthodes
non vio­lentes que nous venons d’évoquer nous semblent
con­venir tout par­ti­c­ulière­ment à la lutte des classes.
De même qu’un tyran ne peut assu­jet­tir un peu­ple sans que
celui-ci accepte de lui prêter son con­cours, de même, la
« bour­geoisie » ne peut domin­er le « prolétariat »,
sans que celui-ci accepte de lui apporter sa coopéra­tion. La
bour­geoisie ne peut rien sans le tra­vail du pro­lé­tari­at ; dès
lors celui-ci devient extrême­ment fort en lui refu­sant ce
tra­vail. C’est donc bien sur le principe de non-coopération
que se fonde la lutte des tra­vailleurs pour une meilleure justice
sociale. Même si la lutte ouvrière a été
le plus sou­vent accom­pa­g­née de man­i­fes­ta­tions de vio­lence, les
ouvri­ers ont eu recours dans le passé à cer­tains moyens
de com­bat qui s’apparentent directe­ment aux méth­odes non
vio­lentes (grèves, occu­pa­tions d’usines, marches…).»

« Cepen­dant, les
ouvri­ers et tous ceux qui sont engagés à leur côté
dans leur com­bat pour une société plus juste se méfient
beau­coup de la non-vio­lence. Ils la con­sid­èrent facilement
comme une ver­tu bour­geoise tout à fait étrangère
à leur com­bat et ils craig­nent qu’en son nom, sous prétexte
de pureté, on vienne en fait démo­bilis­er les volontés
et les éner­gies de ceux qui sont déjà prêts
à se résign­er et à désert­er le com­bat. Il
est vrai que cer­tains « appels à la non-violence »
sont sus­pects et ne méri­tent pas d’être enten­dus. Face
à la vio­lence des pau­vres, les rich­es et les puis­sants seront
tou­jours ten­tés de désamorcer un proces­sus qui remet en
cause leur tran­quil­lité, en prêchant une certaine
non-vio­lence. La ten­ta­tion est grande, en effet, de dénoncer
les actions vio­lentes aux­quelles les plus défavorisés
ont par­fois recours pour faire enten­dre leur voix, tout en feignant
d’ignorer les sit­u­a­tions de vio­lence qu’ils subissent
quotidiennement.

« Là
encore, les chré­tiens ont trop sou­vent prêché la
char­ité sans sat­is­faire aux exi­gences de la jus­tice. Non
seule­ment ils ne sont pas entrés dans la lutte pour la justice
sociale, mais ils ont dit que cette lutte était con­traire à
l’idéal de l’amour évangélique. Mais c’est
une moquerie, face à l’injustice sociale, de dire que le
chris­tian­isme n’enseigne pas la lutte des class­es, mais la
fra­ter­nité des class­es. Il faut redire qu’il n’est pas
pos­si­ble de prêch­er l’amour sans vouloir d’abord la
jus­tice, et que celle-ci ne peut être atteinte qu’au sortir
d’une lutte. L’histoire du mou­ve­ment ouvri­er mon­tre suffisamment
que les class­es les plus défa­vorisées ne peuvent
atten­dre de la sim­ple générosité des classes
priv­ilégiées la recon­nais­sance de leurs droits, mais
qu’elles doivent les con­quérir par un com­bat qui affirme
leur déter­mi­na­tion et leur force. De même que la
non-vio­lence nous oblige à iden­ti­fi­er nos enne­mis et à
les com­bat­tre, de même elle nous oblige à reconnaître
l’existence et la néces­sité de la lutte de classes.
Mais cela ne doit pas nous amen­er à recon­naître la
néces­sité et le bien-fondé de la vio­lence mise
au ser­vice de celle-ci. Si la lutte de class­es est nécessaire,
elle doit être ani­mée, non pas par le ressen­ti­ment et la
haine, mais par l’exigence de jus­tice et doit être menée
dans un esprit de réc­on­cil­i­a­tion, afin de vain­cre les
antag­o­nismes et non pas de les dur­cir. Dans les per­spec­tives que nous
avons ten­té de pré­cis­er dans les chapitres précédents,
il appa­raît, selon nous, que les moyens de la non-violence
active sont en mesure de ren­dre de plus grands ser­vices dans le
com­bat pour une société plus juste, que les
man­i­fes­ta­tions de vio­lence. La vio­lence chaque fois qu’elle est
util­isée, risque de porter préju­dice à la cause
défendue, de dis­créditer ceux qui la défendent
et de don­ner de bonnes raisons aux ten­ants de l’ordre établi
pour main­tenir l’injustice.

« Il ne s’agit pas
de ne pré­ten­dre recourir qu’aux négociations,
lesquelles s’avèrent le plus sou­vent déce­vantes pour
les plus dému­nis. Il sera néces­saire de recourir à
des actions directes qui soient de véri­ta­bles actions de
force, pour faire val­oir les droits de ceux qui sont vic­times de
l’injustice sociale, et cela afin même que les négociations
puis­sent leur don­ner satisfaction.

« Mais il est sûr
qu’au fur et à mesure qu’on se ren­dra plus atten­tif à
l’esprit, aux principes et aux méth­odes de la non-violence,
non seule­ment les moyens mis en œuvre dans le com­bat pour la justice
sociale seront trans­for­més, mais aus­si les fins pour­suiv­ies à
tra­vers ce com­bat. La purifi­ca­tion des moyens mis en œuvre ne peut
pas ne pas s’accompagner d’une purifi­ca­tion des fins poursuivies,
et cela est tout par­ti­c­ulière­ment vrai pour la lutte de
classes.

« Dans la recherche de
la jus­tice sociale, le prob­lème des moyens de com­bat n’est
que sec­ond, il s’agit d’abord de savoir quelle société
l’on veut con­stru­ire. Il ne s’agit donc pas seule­ment de réclamer
des aug­men­ta­tions de salaire — dont on sait qu’elles sont le plus
sou­vent remis­es en cause par l’augmentation des prix —, il s’agit
de réalis­er une réforme fon­da­men­tale des structures,
qui puisse per­me­t­tre à tous une véri­ta­ble égalité
des chances et une authen­tique par­tic­i­pa­tion. On rejoint ici le
pro­jet glob­al d’une société non violente. »

« Pour
entre­pren­dre ensem­ble une même tâche poli­tique il est
néces­saire que nous nous trou­vions d’accord sur les mêmes
principes d’action dans le monde, mais il n’est pas
néces­saire que nous recon­nais­sions les mêmes principes
d’explications du monde. »

André Bernard

Commen­taire
par Pierre Sommermeyer

Pourquoi par­ler dans
« Anar­chisme et Non-Vio­lence » d’un livre dont le titre
« l’Evangile de la non-vio­lence » éveille en nous,
anar­chistes, des oppo­si­tions fondamentales ?

C’est essen­tielle­ment
parce que Jean-Marie Muller est un cama­rade avec lequel, même
si nous sommes loin d’être d’accord avec ses idées,
nous menons une action com­mune avec des moyens communs.

Il ne faut pas voir ici un
essai de récupéra­tion. Cha­cun mène son com­bat à
sa place en lais­sant l’autre libre de ses actes et de ses idées.
Revenant à son livre, il faut dire que ce n’est pas un livre
ouvert à tous ceux qui ne sont pas ver­sés dans les
arcanes de l’Eglise romaine. On a l’impression d’avoir affaire
à un règle­ment de comptes entre théolo­giens plus
qu’à une lit­téra­ture de combat.

Dès
le com­mence­ment, Muller se met dans une posi­tion où nous ne
pou­vons nulle­ment le rejoin­dre, quand même nous le voudrions.
Il s’adresse exclu­sive­ment aux chré­tiens, catholiques de
sur­croît. Par­lant aux gens de son milieu, il ne peut que parler
le lan­gage de ce milieu. C’est pour cela que je ne par­lerai que de
quelques chapitres où il me sem­ble que nous avons le même
langage.

Com­mençons par le
chapitre où nous anar­chistes nous allons directe­ment. Celui où
Jean-Marie Muller par­le de la vérité, de l’intuition
anar­chiste. Nous ne chi­canerons pas Muller sur le fait qu’il
appelle intu­ition ce que nous appelons cer­ti­tude, c’est-à-dire
la dénon­ci­a­tion puis la néces­sité de la
dis­pari­tion de l’Etat, encore une fois il s’adresse à un
pub­lic non sen­si­bil­isé à ce prob­lème. Pourtant,
je pense que c’est con­tre ce chapitre que s’élèveront
le plus les lecteurs non anar­chistes, d’une façon ouverte ou
non.


où je dirai mon désac­cord net c’est quand Jean-Marie
traite des objecteurs de con­science. D’accord avec lui quand il
par­le de l’objection en tant qu’acte poli­tique, quand il
déprophé­tise l’objecteur ; mais quand il dit que
l’objecteur ne peut être anti­mil­i­tariste, alors non ! Nous
croyons que la dimen­sion anti­mil­i­tariste est une des plus importantes
chez les objecteurs de conscience.

Je ne débat­trai pas
main­tenant du prob­lème du mil­i­tarisme, de la différence
entre la fonc­tion, le sys­tème et l’homme. Je me lim­it­erai à
chang­er un mot dans cette phrase de Jean-Marie Muller : « Il est
faux d’assimiler le sol­dat aux assas­sins ». Met­tez général
à la place de sol­dat et vous verrez !

Par­lant de l’objection de
con­science, il par­le aus­si de la coopéra­tion, là je ne
peux qu’abonder dans son sens : la coopéra­tion est le type
de la solu­tion indi­vidu­elle. L’acte même du refus de militer,
si le coopérant échappe à la loi il ne la
con­teste pas. J’ajouterai que le fait de faire la coopération,
c’est faire la preuve qu’on appar­tient à une classe bien
déter­minée, celle des gens « instructionnés »
et qui en ont eu les moyens. Passé le moment de la « militance »
estu­di­antine facile, on emprunte la pre­mière échappatoire
offerte par l’Etat, pour désamorcer la con­tes­ta­tion, en
invo­quant l’utilité du ser­vice, util­ité remise en
ques­tion par tous les experts régulière­ment depuis
quelques années. Pourquoi les coopérants si soucieux de
leur util­ité n’y retourn­eraient-ils pas après leur
ser­vice mil­i­taire et ne chercheraient-ils pas des employeurs autres
que les Églis­es ou les gou­verne­ments ? Pour finir cela,
rap­pelons une parole. Mgr Helder Cama­ra, à qui on posait la
ques­tion lors de son pas­sage à Stras­bourg : Que pouvons-nous
faire pour vous ? répon­dit : De grâce, restez chez vous,
vous serez beau­coup plus utiles en lut­tant chez vous qu’en venant
chez nous.

Quand Jean-Marie Muller
traite de la jus­tice et de la char­ité, il le fait en ter­mes de
bien ou de mal suiv­ant l’Evangile, ou d’égalité ou
d’inégalité en face de la loi, mais les problèmes
de l’origine de la loi et de la façon dont elle est
appliquée ne sont pas posés.

Jean-Marie Muller pense que
la révo­lu­tion est néces­saire mais ne se prononce pas
sur le moment pour la faire ; il reprend la tra­di­tion catholique de la
néces­sité quand le régime devient intolérable
et trop injuste. Une ques­tion : qui le déclare tel ?

Je pense que la révolution
est néces­saire pour pass­er d’un état social à
un autre mais qu’elle n’est pos­si­ble que quand la sit­u­a­tion est
intolérable pour une grosse par­tie de la pop­u­la­tion ; j’ai
trou­vé le chapitre sur la défense nationale non
vio­lente très intéressant.

Pour clore j’aurais deux
ques­tions importantes :

L’Église
catholique n’est-elle pas organ­isée sur le même schéma
que l’État ?

Nulle part, il n’est
ques­tion de l’exploitation des ouvri­ers ni de la nécessité
d’une révo­lu­tion sociale ?

Pierre Som­mer­mey­er

Com­men­taire
des commentaires

de Jean-Marie Muller

Je suis particulièrement
heureux de la pos­si­bil­ité qui m’est offerte d’engager le
dia­logue avec les lecteurs d’«Anarchisme et Non-Violence ».

Jusqu’à présent,
l’histoire des rap­ports entre l’anarchisme et le christianisme
est faite surtout, me sem­ble-t-il, de malen­ten­dus forte­ment enracinés
de part et d’autre. Or ces malen­ten­dus devraient pou­voir être
sur­mon­tés si, de part et d’autre, on s’efforçait de
com­pren­dre et l’anarchisme et le chris­tian­isme dans leur plus
pro­fonde authen­tic­ité, en refu­sant tous les clichés
habituelle­ment reçus sans discernement.

Dans cette perspective,
j’accepte très volon­tiers, ain­si qu’on me le demande, de
répon­dre aux ques­tions qui me sont posées dans les deux
cri­tiques de mon livre.

L’Église
catholique n’est-elle pas organ­isée sur le même schéma
que l’Etat ? Sans aucun doute des élé­ments étatiques
se sont intro­duits dans l’Eglise au cours de l’histoire. Et cela
à tel point qu’ils ont pu à cer­tains moments paraître
domin­er toute la vie de l’Eglise. Cela est vrai. Mais ces éléments
ont tou­jours été étrangers à la nature
même de l’Eglise qui est, dans la per­spec­tive tracée
par l’Evangile, une com­mu­nauté d’hommes libres qui
parta­gent les mêmes cer­ti­tudes pro­fondes et se reconnaissent
frères. Que l’aspect insti­tu­tion­nel ait pris le pas sur
l’aspect com­mu­nau­taire, cela est un acci­dent qui n’aurait pas dû
être. Pour ma part, je puis témoign­er que l’Eglise
telle que je la vis est une réal­ité bien plus proche de
la société anar­chiste que de la société
étatique.

Par ailleurs une différence
fon­da­men­tale entre l’Eglise et l’Etat, c’est que l’on accepte
où l’on refuse le con­trat qui nous lie à l’Eglise
(il faudrait bien sûr pré­cis­er la nature et le contenu
de ce con­trat, ce que je ne peux faire dans les lim­ites de ces
quelques lignes), tan­dis qu’il est tout à fait illu­soire de
dire avec Rousseau que l’on peut accepter, ou refuser le contrat
qui nous lie à l’Etat. Celui-ci nous est imposé. Tout
chré­tien peut quit­ter l’Eglise quand il veut, mais l’Etat
n’accepte jamais qu’un citoyen le quitte.

L’objection de conscience
doit-elle être ou non « anti­mil­i­tariste » ? Tout
dépend le sens que l’on donne à ce mot. Mais il me
sem­ble que pré­cisé­ment l’antimilitarisme traditionnel
n’a pas fait la dis­tinc­tion entre « la fonc­tion, le système
et l’homme ». L’antimilitarisme que je refuse, c’est celui
qui ne respecte pas l’homme qui est militaire.

L’antimilitarisme que je
refuse, c’est celui qui est un racisme dirigé con­tre les
hommes qui sont mil­i­taires. Car il me sem­ble que le principe
essen­tiel de la non-vio­lence c’est le respect de l’autre —
quels que soient les erreurs et les torts de celui-ci. Un certain
anti­mil­i­tarisme me sem­ble égale­ment ambigu. C’est celui qui
con­sid­ère que l’armée est la cause des guer­res, alors
que les caus­es des guer­res sont dans la société civile
et non pas dans l’armée.

Bien sûr, j’accepte
« l’antimilitarisme » qui dénonce les méthodes
mil­i­taires. J’accepte l’antimilitarisme qui s’insurge con­tre le
mil­i­tarisme. Mais là encore, dans la mesure où les
méth­odes mil­i­taires sont de fauss­es répons­es à
de vrais prob­lèmes (comme celui de la défense de la
lib­erté : on a bien vu lors des événe­ments de
Tché­coslo­vaquie la néces­sité pour un peuple —
non pour un Etat —, de se défendre), la tâche de
l’objecteur de con­science n’est pas tant de dénon­cer les
fauss­es répons­es que de trou­ver les vraies et de les incarner
dans les faits. Elle n’est pas tant de con­damn­er la vio­lence que de
met­tre en œuvre la non-violence.

Enfin,
l’anarchiste ne peut-il se vouloir un « bon citoyen » ?
J’avoue avoir été un peu éton­né que ce
soit parce que je me veux « bon citoyen » que l’on
affirme que je ne suis pas anar­chiste. L’une des vérités
qu’il me sem­ble le plus urgent de dire et de redire, c’est que le
meilleur ser­vice de la Cité n’est pas dans la
soumis­sion incon­di­tion­nelle à l’Etat. Or l’anarchiste
dans la mesure où, refu­sant de recon­naître à
l’Etat le droit d’imposer ses exi­gences à la per­son­ne, il
tra­vaille pour un plus grand respect de l’homme dans la cité,
ne peut-il pas se vouloir « bon citoyen » ?

Jean-Marie Muller


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