La Presse Anarchiste

Pour un marxisme libertaire

Gué­rin, Daniel : « pour un mar­xisme liber­taire» ; Paris, Ed. Laf­font, 1969, 300 p., 10 F.


 

Si ce livre dévoile
aux mar­xistes quelques richesses de la pen­sée liber­taire, et
sur­tout s’il encou­rage les anar­chistes à lire Marx, il aura
atteint son but ; il est plus une pré­face qu’une somme, plus
une intro­duc­tion ques­tion­nante que l’aboutissement d’une pensée.

Gué­rin a rassemblé
ici vingt-cinq essais, articles, pré­faces publiés entre
1956 et 1969, qui s’articulent autour de trois thèmes : la
révo­lu­tion fran­çaise, la révo­lu­tion russe,
l’autogestion.

La
révo­lu­tion fran­çaise est bien connue de Guérin,
puisqu’il a écrit là-des­sus son ouvrage fondamental
[[« La lutte des classes sous la Première
Répu­blique» ; réédi­tion, Paris, 1968, 2
vol.]]; il en fait la source des deux cou­rants socia­listes, le
cou­rant jaco­bin et le cou­rant liber­taire, ce qui l’autorise à
réfu­ter cer­taines inter­pré­ta­tions de cette révolution
(comme il le fai­sait déjà dans Jeu­nesse du
socia­lisme liber­taire
en 1959) en s’appuyant sur des événements
ulté­rieurs. La lec­ture cri­tique de Marx, Engels, Lénine
et Trots­ky à ce sujet nous amène au deuxième
pôle de l’ouvrage, la cri­tique du léni­nisme et de
l’organisation dans la révo­lu­tion russe. Enfin, le thème
de l’autogestion, qui tra­verse l’œuvre actuelle de Guérin
comme une constante, donne aus­si lieu à plu­sieurs articles :
sur Prou­dhon, sur l’Algérie et la You­go­sla­vie actuelles, sur
les ten­dances « auto­ges­tion­naires » de Mai 68.

La démarche de
Gué­rin n’est pas abso­lu­ment claire : tan­tôt il pose
mar­xisme et anar­chisme comme deux frères jumeaux, qu’il
s’agit de récon­ci­lier, tan­tôt c’est au sein même
du mar­xisme qu’il veut déce­ler des ten­dances liber­taires et
leur faire prendre le pas sur le jacobinisme.

Par­ler
de frères jumeaux me parait témé­raire. Certes,
il est un grand nombre de points sur les­quels on peut trou­ver des
textes à mettre en paral­lèle : l’organisation, l’Etat,
la ges­tion par les tra­vailleurs eux-mêmes, le matérialisme…
Mais peut-on dire que la méthode pro­pre­ment mar­xiste ait son
cor­res­pon­dant chez les anar­chistes ? Les textes liber­taires sont
textes de révolte et textes idéo­lo­giques, et même
lorsque Bakou­nine ou Kro­pot­kine pro­duisent des textes his­to­riques ils
ne les fondent guère métho­do­lo­gi­que­ment, préférant
l’analogie à la dia­lec­tique. Ce que les anar­chistes ont à
apprendre du mar­xisme, c’est jus­te­ment une méthode de
cri­tique his­to­rique et éco­no­mique qui leur fait, souvent,
tra­gi­que­ment défaut. Bakou­nine expose bien cette relation,
lorsqu’il écrit :

« Marx comme
pen­seur est sur la bonne voie. Il a posé comme prin­cipe que
tous les déve­lop­pe­ments reli­gieux, poli­tiques et juri­diques de
l’Histoire ne sont pas les causes mais les consé­quences de
l’évolution éco­no­mique. C’est une pensée
grande et fer­tile, que Marx n’a pas trou­vée tout bonnement :
elle a été entre­vue et par­tiel­le­ment exprimée
par beau­coup d’autres avant lui, mais c’est à lui
fina­le­ment que revient l’honneur de l’avoir développée
scien­ti­fi­que­ment et posée comme prin­cipe de tout son système
éco­no­mique. De l’autre côté, Prou­dhon a
beau­coup mieux com­pris et sen­ti la liber­té que Marx ; Proudhon
avait le véri­table ins­tinct du révo­lu­tion­naire, même
s’il ne l’était guère en doc­trine et en
imagination. »

Dans l’autre sens, il y a
des conflits his­to­riques qu’il ne s’agit pas d’oublier, mais
qui gagne­raient à des expli­ca­tions nou­velles, marxistes
liber­taires, pour­quoi pas : le conflit Marx-Bakou­nine, la lutte entre
social-démo­cra­tie et anar­cho-syn­di­ca­lisme pen­dant la Deuxième
Inter­na­tio­nale, le mou­ve­ment de balance des rap­ports entre anarchisme
et trots­kisme, sans par­ler des révo­lu­tions russe et espagnole.

Gué­rin
s’affirme syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire : on attend de lui
qu’il s’engage plus avant dans le débat sur les relations
entre syn­di­cat et par­ti, sur l’opposition entre syn­di­ca­listes et
« conseillistes » (en par­ti­cu­lier, dans l’étude
sur la faillite du PC alle­mand entre 1919 et 1933, regret­tons qu’il
n’ait fait que citer au pas­sage le KAPD, sans par­ler de la forte
ten­dance des com­mu­nistes de conseils, de leur cri­tique du
syn­di­ca­lisme, de leur théo­rie sur l’organisation
conseilliste, etc., mou­ve­ment fort peu connu en France mais dont la
récente antho­lo­gie de Pan­ne­koek [[Bri­cia­ner,
Serge : « Anton Pan­ne­koek et les conseils ouvriers », Paris,
EDI, 1969.]] donne un aper­çu pas­sion­nant). Guérin
recherche sin­cè­re­ment l’unité des courants
liber­taires ; or l’utilisation de termes volon­tai­re­ment génériques
comme auto­ges­tion ou syn­di­ca­lisme ne résout pas
à elle seule les conflits his­to­riques et théoriques.

Répé­tons
que ce livre est un livre utile ; il aurait pu être plus
rigou­reux. Si les textes sont datés d’origine, ils ont été
revus et par­fois mis à jour, ce qui peut décon­cer­ter le
lec­teur. Il est dom­mage que les articles théo­riques n’aient
pas été com­plé­tés : « Du jeune Marx à
Marx » est anté­rieur aux ouvrages d’Althusser [[En
par­ti­cu­lier : « Pour Marx », Paris, Mas­pe­ro, 1966.]]
qui ont sus­ci­té un débat que l’on ne peut pas­ser sous
silence ; la « Crise du socia­lisme fran­çais » a connu
bien des ava­tars depuis 1960, etc.

Mais la dis­cus­sion reste
ouverte. Sou­hai­tons qu’elle ait lieu dans tous les groupes, qu’elle
mette terme, enfin, à l’anti-marxisme aveugle et forcené
de cer­tains anar­chistes comme aux pré­ju­gés et à
la mécon­nais­sance de l’anarchisme dont témoignent
trop de marxistes.

Marie Mar­tin

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