La Presse Anarchiste

Dialogue

La scène se passe au coup de 4, chez un bistro du faubourg.

ANAR. — Ton ménage est mal dirigé, tes enfants ne sont pas bien guidés.

MOUTON. — Tu es un imper­ti­nent, ce n’est pas vrai !

ANAR. — Il faut chez toi un gou­ver­nant, qui prenne soin de ton intérieur.

MOUTON. — Sache, mon cher, que mes affaires ne te regar­dent pas !

ANAR. — Il te faut un directeur, ta femme ne sait pas tenir ta paye, elle la dépense en mille choses dont tu pour­rais te passer.

MOUTON. — Tu n’as jamais vu ma femme ! — Je crois que tu deviens fou ?

ANAR. — Tu t’oc­cu­peras à tra­vailler sans per­dre de temps, et chaque same­di tu apporteras ta paye au gouvernant.

MOUTON.— Pau­vre petit ! je dis comme toi.

ANAR. — Ton gou­ver­nant sera nour­ri, couché et blanchi chez toi, et, comme il tien­dra la caisse, il prélèvera la pre­mière part pour ses menus frais : cig­a­res, théâtre, etc.

MOUTON. — Après, il ne restera plus rien pour croûter, alors ?

ANAR. — C’est lui qui ordon­nera à ta com­pagne quelle soupe il fau­dra manger, son goût sera le vôtre. Le matin, si tu oublies de te lever pour aller tra­vailler, il te réveillera et te rap­pellera au devoir.

MOUTON. — Mon. vieil Anar, je crois que tu déménages ?

ANAR. — Tous les ans, au 14 juil­let, il te don­nera dix sous afin que tu fêtes digne­ment cette date. Les autres jours de cette semaine glo­rieuse, tu t’arrangeras comme tu pour­ras, car ton gou­ver­nant pour toutes ses peines n’au­ra pas trop de ta paye pour aller ban­queter avec les gens du monde.

MOUTON. — Et pen­dant ce temps on gref­fera à la mai­son?… Jamais de la vie !

ANAR. — Quand, par hasard, au jeu de boules hors les for­ti­fi­ca­tions, on aura chi­cané ton gou­ver­nant, tes intérêts étant en jeu, tu pren­dras un gour­din et tu iras te bat­tre con­tre les gens de Saint-Mandé ; tu te feras tuer, s’il le faut, pour l’hon­neur de Charonne et de ton gouvernant.

MOUTON. — Si tu con­tin­ues, je te flanque mon pied au der­rière, j’en ai assez de tes loufoqueries !

ANAR. — Alors, tu trou­ves stu­pide tout ce que je viens de te dire ?

MOUTON. — Oui ! Oui ! Oui !

ANAR. — Je ne t’im­poserai pas de gou­ver­nants, tu en as de tout imposés, parce que tu es ce sujet qui ne croit pas savoir faire ses affaires.

MOUTON. — Comment ?

ANAR. — Est-ce que le député que tu t’es nom­mé n’est pas chargé par toi de te faire de bonnes lois ? — de penser pour toi ? — N’est-ce pas lui qui grève ton bud­get d’im­pôts : sur le pain, le vin, le sucre, le loge­ment, etc.?

MOUTON. — Je com­mence à saisir, mais…

ANAR. — N’est-ce pas toi qui tra­vailles toute l’an­née ? ne sont-ce pas les gou­ver­nants qui arrondis­sent leurs panses ?

MOUTON. — C’est pour­tant vrai, tu m’épates !

ANAR. — Ne sont-ce pas les députés qui déclar­ent les guer­res dans lesquelles les pau­vres dia­bles se font tuer ? Cela, dis­ent-ils, pour le débouché du com­merce ; en réal­ité, au plus grand prof­it de la classe qui possède.

Après comme avant, n’es-tu pas la bête de somme qui paye la casse en tra­vail­lant pour les autres ? — Ton père s’est sui­cidé par mis­ère après quar­ante-cinq années de tra­vail, pour­tant ses patrons vivent de leurs rentes dans les châteaux de la Touraine.

MOUTON. — Mais depuis une éter­nité c’est comme ça, et puis, que ferait-on sans patrons ?

ANAR. — Le patron est un inter­mé­di­aire entre le pro­duc­teur et le con­som­ma­teur, il est bien sim­ple de com­pren­dre que, sans lui, tu exé­cuterais la même chose ton ouvrage, et que ça serait une bouche de moins que tu aurais à nourrir.

MOUTON. — Bien ; mais le député n’est-il pas utile pour gér­er les affaires du pays ?

ANAR. — C’est la même chose ; le député est la con­séquence de l’ex­ploita­tion de l’homme par l’homme, il a été inven­té pour faire croire au peu­ple qu’il s’oc­cu­perait du bien pub­lic : c’est un leurre, les insti­tu­tions sont mau­vais­es, on n’a pas à les étay­er avec les réformes qu’il pro­pose, elles les font au con­traire dur­er plus longtemps, tan­dis qu’il faut détru­ire com­plète­ment ce qui n’est pas bon.

MOUTON. — Quand il n’y aura plus d’or­dre, je crains que l’on manque du néces­saire, on se dis­put­era même les plus belles choses.

ANAR. — Aujour­d’hui l’or­dre te force à être un véri­ta­ble esclave du cap­i­tal. Mais sache donc que c’est le désor­dre qui existe dans le sol­dat qui ne tra­vaille pas et que nous nour­ris­sons for­cé­ment ; il en est de même de cette armée de fonc­tion­naires, notaires, huissiers, gen­darmes, douaniers, curés, mag­is­trats, négo­ciants, patrons et députés, tous ces inutiles devront dis­paraître ; sache encore que nom­bre de métiers qui fab­riquent des objets de van­ité ridicule tomberont avec le pro­grès, tels les joail­liers, les bijoutiers, les graveurs de pier­res fines, les ouvri­ers en talons Louis XV, les rem­bour­reurs de faux-culs, les marchands de cheveux, enfin tous ces métiers de paradeurs s’at­ténueront de plus en plus, car on cherchera d’abord l’u­tile dans l’agréable.

Toute cette immense quan­tité d’hommes et de femmes occupés à des choses inutiles et nuis­i­bles chercheront un autre tra­vail, ils le trou­veront. Ain­si, l’a­gri­cul­ture manque de bras, de grandes con­trées de la Provence et du Langue­doc sont en friche, aban­don­nées parce qu’elles man­quent d’eau : on les ren­dra pro­duc­tives en créant des canaux d’ir­ri­ga­tion, et comme la terre est la chose pri­mor­diale de laque­lle sort tout le bon­heur des humains, c’est la terre que cha­cun tra­vaillera, cha­cun sera d’abord cul­ti­va­teur, parce que ce méti­er est naturel à notre espèce. Dans les loisirs de l’hiv­er ou de l’époque de crois­sance de l’été, on fera les choses acces­soires : char­rues, mobiliers, maisons.

MOUTON. — Alors, si je veux met­tre une bague à mon doigt, je ne le pour­rai pas ?

ANAR. — Oh ! oui ! — mais tu te la fab­ri­queras toi-même, on pour­ra même en con­serv­er une malle des plus belles qui exis­tent pour don­ner à ceux qui en auront le pépin. Mais, vois d’i­ci ! celui qui se met­tra une bague au doigt, un anneau au nez ou des grelots aux oreilles, il tombera sous la risée générale, car plus on évoluera, plus on sera posi­tif en s’éloignant de plus en plus de la fan­faron­nade des êtres prim­i­tifs, lesquels se tatouent, se font des col­liers de dents d’an­i­maux, etc.

MOUTON. — On sera donc tous for­cés de travailler ?

ANAR. — Tu sais qu’en ce moment, peu ou prou tout le monde tra­vaille ; ceux dont le tra­vail con­siste à faire baiss­er l’é­chine, aux autres sont les seigneurs et gou­ver­nants, tan­dis que ceux qui bais­sent le dos sont les salariés, les esclaves.

Dans notre société, quoique le tra­vail de réciproc­ité publique sera très court, on ne forcera per­son­ne à tra­vailler, on ne rétabli­ra aucune autorité mil­i­taire ni poli­cière, on préfér­era laiss­er dormir les quelques malades qui ne voudront pas faire une part de pro­duc­tion ; au con­traire, on les instru­ira le plus qu’on pourra.

MOUTON. — Com­ment arriv­er là, les gros bon­nets, ne se des­saisiront jamais de leurs privilèges ?

ANAR. — Eh bien ! pour te débar­rass­er des pieu­vres qui te sucent jusqu’à la moelle, il faut t’ap­pro­prier toute la richesse sociale, c’est le tra­vailleur qui l’a pro­duite et non ceux qui la détiennent.

MOUTON. — Alors, après ?

ANAR. — Quand les rich­es seront expro­priés et que la pièce de mon­naie ne sera utile qu’à fon­dre pour faire des cuillers, les tra­vailleurs s’arrangeront pour pro­duire afin de suf­fire aux besoins de tous, ils s’as­socieront comme bon leur sem­blera pour tra­vailler à des choses utiles.

Les sol­dats, les députés et les maque­reaux n’ex­is­tant plus, on ne ver­ra plus que des hommes libres s’arrangeant pour être tous heureux.

On vivra avec ce mon­stre anar­chiste dont le sens a été faussé dans ton esprit par tous les intéressés.

MOUTON. — J’en suis ! mille bombes !

ANAR. — Mais, pense que pour arriv­er à ce but, avant, il faut faire la révo­lu­tion. Et de suite il faut dire au député ce que tu m’as dit tout à l’heure : que tes affaires ne le regar­dent pas.

Guérineau


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