La Presse Anarchiste

Les expédients économiques

Avant de jeter un coup d’oeil sur les divers expé­dients éco­no­miques par les­quels on cherche aujourd’­hui à amé­lio­rer par­tiel­le­ment la situa­tion des tra­vailleurs, il sera bon de retour­ner à leur ori­gine — les com­men­ce­ments de ce siècle. Cela nous per­met­tra de mieux com­prendre leur portée.

Lorsque les com­mu­nistes de la pre­mière moi­tié de ce siècle — Fou­rier, Saint-Simon, Robert Owen — lan­cèrent dans le monde leurs grandes concep­tions, ils croyaient que la jus­tesse même de leurs idées et leur gran­deur suf­fi­raient pour conver­tir l’hu­ma­ni­té. Capi­ta­listes et ouvriers com­pren­draient les avan­tages du com­mu­nisme, devien­draient com­mu­nistes et réor­ga­ni­se­raient la socié­té selon les nou­veaux principes.

C’é­tait alors, on le sait, l’é­poque de l’ex­ploi­ta­tion effré­née, éhon­tée du tra­vail. Hommes, femmes et enfants, chas­sés du vil­lage par la loi et l’im­pôt, par­qués dans les grandes villes, étaient livrés à la mer­ci des exploi­teurs. La bour­geoi­sie, vic­to­rieuse sur toute la ligne après la grande révo­lu­tion, tenait en ses mains le pou­voir poli­tique en plus du capi­tal. Se cou­vrant de grands mots sur la liber­té du tra­vail, elle for­çait le tra­vailleur à accep­ter les condi­tions dic­tées par l’a­vi­di­té du capi­ta­liste — sous peine d’emprisonnement pour vaga­bon­dage ; toute ten­ta­tive de coa­li­tion ouvrière était punie avec sau­va­ge­rie ; le patron était deve­nu, au vrai sens du mot, le sei­gneur féo­dal de « ses » ouvriers et ouvrières. Et le tra­vailleur, retom­bé dans la tur­pi­tude, s’en­gouf­frait de plus en plus dans un ser­vage intel­lec­tuel et reli­gieux, n’o­sant plus se révolter.

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Souf­fler la révolte dans les cœurs, contre les deux alliés, le capi­tal et l’É­tat, eût été à cette époque le seul moyen pra­tique de mar­cher vers la réa­li­sa­tion des grandes idées énon­cées par les com­mu­nistes d’a­lors. Seuls les actes de révolte pou­vaient pré­pa­rer l’af­fran­chis­se­ment des masses.

La révolte double, bien enten­du, car, contrai­re­ment à l’in­ter­pré­ta­tion fausse de l’his­toire, en vogue aujourd’­hui, ce n’est pas au sei­zième siècle seule­ment, pour « l’ac­cu­mu­la­tion pri­mi­tive du capi­tal », que l’É­tat prê­ta main-forte au capi­ta­liste. C’est bel et bien au dix-neu­vième siècle — et jus­qu’à nos jours encore — que l’É­tat, armé de toute sa puis­sante machine, aida le capi­tal à se consti­tuer, lui jeta en proie les popu­la­tions et, par une série de mesures légales, qui com­mencent à l’As­sem­blée natio­nale et se conti­nuent à tra­vers tous les par­le­ments jus­qu’à nos jours, consti­tua par la loi la puis­sance for­mi­dable du capi­tal que le peuple cherche aujourd’­hui à renverser. 

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Mais, pour maintes rai­sons qu’il sera bon de rap­pe­ler, les com­mu­nistes du com­men­ce­ment de ce siècle mar­chèrent dans une voie tout à fait différente.

Les actes de la grande Révo­lu­tion qui eurent le plus grand reten­tis­se­ment furent ses actes poli­tiques. Il est vrai que le pay­san s’é­tait affran­chi du régime féo­dal et qu’il avait repris une part des terres aux sei­gneurs. Mais il l’a­vait fait sans paroles ; si bien qu’au­jourd’­hui seule­ment l’his­to­rien découvre l’im­men­si­té de la révo­lu­tion agraire accom­plie par les jac­que­ries pay­sannes, en dépit de l’As­sem­blée natio­nale, des ora­teurs de la Conven­tion qui cher­chaient à arrê­ter la marche vic­to­rieuse des jac­que­ries par la répres­sion. Dans les grandes assem­blées de la Révo­lu­tion, la parole fut tou­jours au poli­ti­cien. Et, sous le cou­vert des grandes paroles, le poli­ti­cien bour­geois avait for­gé les chaînes qui tiennent encore les tra­vailleurs des deux mondes asser­vis sous le joug du capital.

Vivant des sou­ve­nirs de la grande Révo­lu­tion, les révo­lu­tion­naires de la France et de l’An­gle­terre des années vingt et trente rêvaient encore le retour aux formes poli­tiques de la pre­mière Répu­blique jaco­bine, comme le grand but à viser dans le déve­lop­pe­ment du siècle. La liber­té poli­tique et l’é­ga­li­té poli­tique devaient être le grand remède à tous les maux.

Il fal­lait évi­dem­ment réagir contre cette ten­dance. Il fal­lait, avant tout, faire renaître dans la socié­té l’i­déal com­mu­niste, éga­ré, oublié dans les luttes poli­tiques. Il fal­lait mettre l’i­déal d’une éga­li­té éco­no­mique sous les yeux de tout le monde, mon­trer qu’a­vec les formes répu­bli­caines les plus avan­cées, l’es­clave de la terre et de l’u­sine res­te­rait tou­jours esclave, à moins d’a­bo­lir la pro­prié­té pri­vée du sol et des ins­tru­ments du travail.

De là cette ten­dance des pre­miers com­mu­nistes — ten­dance qui se retrouve encore jus­qu’à pré­sent — à s’ap­pe­san­tir exclu­si­ve­ment sur la ser­vi­tude éco­no­mique et à n’at­ta­cher qu’une impor­tance tout à fait secon­daire aux formes poli­tiques de la vie popu­laire. — « Les condi­tions éco­no­miques font tout. Celui qui est serf du sol ou de la machine ne peut pas être un citoyen libre. Et tant que l’es­cla­vage éco­no­mique dure­ra, il ne pour­ra y avoir de liber­té politique. »

Idée par­fai­te­ment juste. Idée qu’il fal­lait d’au­tant plus pro­pa­ger à cette époque, que l’i­ni­tia­tive des mou­ve­ments pro­gres­sifs venait alors de la bour­geoi­sie, et que la masse ouvrière et pay­sanne, assu­jet­tie à des douze et quinze heures de tra­vail et plon­gée dans la misère, lisait peu ou point, osait à peine réflé­chir sur l’en­semble de la socié­té et se lais­sait mener par les bour­geois révol­tés ; et que ceux-ci, de par toute leur ins­truc­tion, étaient enclins à négli­ger les ques­tions éco­no­miques et ne rêver que liber­té de la presse, des mee­tings et des coa­li­tions, — le « régime démo­cra­tique », en un mot, comme remède à toutes les souffrances.

En cela, les pre­miers com­mu­nistes de notre siècle ont ren­du un ser­vice immense à la cause de la civi­li­sa­tion. À eux, nous devons toute cette géné­ra­tion de socia­listes d’a­vant 1848, avec leurs des­cen­dants — Prou­dhon, Marx, Bakou­nine, — qui mirent en relief la ques­tion sociale, éco­no­mique, et lan­cèrent cette idée, for­mu­lée tant de fois avant 1848 et reprise plus tard dans l’In­ter­na­tio­nale : l’i­dée de la lutte éco­no­mique, de l’af­fran­chis­se­ment éco­no­mique, pla­cés au-des­sus des luttes politiques.

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Mais pour conte­nir toute la véri­té, au lieu d’un côté seule­ment de la véri­té, il fal­lait cepen­dant pla­cer à côté de cette for­mule son com­plé­ment néces­saire. Et c’est ce qui ne fut pas fait alors.

Sans doute, les condi­tions éco­no­miques font l’es­cla­vage. Sans doute, le serf du sol ou de la machine ne sera jamais un citoyen libre. Sans doute, l’es­cla­vage poli­tique dure­ra tant que l’es­cla­vage éco­no­mique existera.

Mais de ces deux formes de sujé­tion, éco­no­mique et poli­tique, aucune ne peut être consi­dé­rée comme mère de l’autre. Les deux marchent la main dans la main, et l’une engendre l’autre à tour de rôle. Dans la tri­bu pri­mi­tive et même dans la com­mu­nau­té vil­la­geoise qui lui suc­cède dans l’his­toire, tel indi­vi­du peut s’ap­pau­vrir à la suite d’ac­ci­dents. Mais la tri­bu et la com­mu­nau­té ont toute une série d’ar­ran­ge­ments pour obvier à cet incon­vé­nient et réta­blir l’é­ga­li­té. Ce n’est que lorsque les pre­miers germes de l’É­tat appa­raissent dans la tri­bu ou la com­mu­nau­té, qu’il sur­git un orga­nisme de cou­tumes, et plus tard de lois, pour main­te­nir l’i­né­ga­li­té, pour rendre la pau­vre­té ain­si que la richesse per­ma­nentes et exploi­ter celle-là au pro­fit de celle-ci.

Et, à mesure que l’É­tat se déve­loppe et gran­dit, il déve­loppe tout un rouage immense pour main­te­nir et exa­gé­rer les inéga­li­tés de for­tunes et, par­tant, la domi­na­tion éco­no­mique du riche sur le pauvre.

Le ser­vage en fut une des formes dans l’his­toire. Mais, cette forme dis­pa­rue, d’autres formes nou­velles de la même domi­na­tion se sont éla­bo­rées dans l’É­tat et par l’É­tat, et elles atteignent aujourd’­hui leur déve­lop­pe­ment le plus scan­da­leux dans les répu­bliques amé­ri­caines, où les for­tunes mil­liar­daires se forment de nos jours avec l’aide et par l’ins­tru­ment de l’É­tat, et toute ten­ta­tive de révolte du pauvre est répri­mée avec la même fureur que la révolte du pro­lé­ta­riat pari­sien fut répri­mée pen­dant la semaine san­glante de mai 1871.

À la for­mule concer­nant la sujé­tion éco­no­mique il fal­lait donc ajou­ter dès lors cette autre formule :

« L’É­tat étant la forme poli­tique au moyen de laquelle la sujé­tion éco­no­mique s’é­ta­blit et se per­pé­tue, l’af­fran­chis­se­ment éco­no­mique n’est pas pos­sible sans une démo­li­tion paral­lèle du méca­nisme gou­ver­ne­men­tal par lequel la sujé­tion éco­no­mique se per­pé­tue­ra, tant que l’É­tat existera. »

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Ce double carac­tère de la « loi du pro­grès », si on veut l’ap­pe­ler ain­si, se retrouve dans une foule d’autres faits humains et orga­niques en général.

Ain­si, sans nous attar­der à des exemples pris de la bio­lo­gie, il est vrai que tant que l’homme res­te­ra dans la misère, il ne s’af­fran­chi­ra pas non plus de la ser­vi­tude reli­gieuse et intel­lec­tuelle — clé­ri­cale et uni­ver­si­taire. Mais il serait abso­lu­ment faux d’en conclure que l’af­fran­chis­se­ment de la ser­vi­tude reli­gieuse et intel­lec­tuelle se fera de soi-même dès que l’homme s’af­fran­chi­ra de la misère. Au contraire, puisque diverses nations marchent d’un pas inégal vers le bien-être, on peut citer ce fait que la conquête du bien-être en Amé­rique et en Angle­terre marche de pair avec l’ac­crois­se­ment de la ser­vi­tude intel­lec­tuelle, dans les deux domaines de la super­sti­tion et de la ser­vi­tude devant l’au­to­ri­té scientifique.

Et puisque ces deux ser­vi­tudes for­cé­ment ramènent la ser­vi­tude poli­tique et éco­no­mique, on est for­cé de recon­naître que si la ser­vi­tude reli­gieuse et intel­lec­tuelle ne dis­pa­raî­tra pas tant que les ser­vi­tudes éco­no­miques et poli­tiques dure­ront, ces deux ne dis­pa­raî­tront pas à leur tour tant que le cer­veau humain res­te­ra plon­gé dans la sou­mis­sion à l’au­to­ri­té reli­gieuse et intel­lec­tuelle. L’homme qui jure par la Bible, ou par tel autre livre, res­te­ra tou­jours esclave et domi­na­teur dans sa nature et recons­trui­ra peu à peu toutes les ser­vi­tudes — si jamais il réus­sis­sait à en faire dis­pa­raître quelques-unes.

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Il revient à Prou­dhon d’a­voir conçu ce double ou plu­tôt ce triple carac­tère de la loi du pro­grès. Si, comme tant d’autres, il a payé un lourd tri­but au vague du jar­gon de la méta­phy­sique alle­mande, il a com­pris néan­moins, et l’a dit en paroles bien nettes, que la for­mule du pro­grès était, pour ain­si dire, bila­té­rale, et que si l’on veut l’af­fran­chis­se­ment éco­no­mique, il faut vou­loir aus­si l’af­fran­chis­se­ment de l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique — l’a­bo­li­tion de l’État.

Pour qui­conque sait pen­ser, il a prou­vé que, sous peine de faire une œuvre avor­tée, il est impos­sible de faire désor­mais l’his­toire du Capi­tal, sans faire en même temps l’his­toire de l’Auto­ri­té : que, depuis les débuts de l’hu­ma­ni­té jus­qu’à nos jours, les deux — Capi­tal et Auto­ri­té — sont les deux formes par les­quelles les mino­ri­tés ont tou­jours tra­vaillé, et tra­vaillent encore à éta­blir et à main­te­nir la Domi­na­tion.

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Il faut dire que les pre­miers com­mu­nistes l’a­vaient tous plus ou moins devi­né. Mais, gui­dés par les besoins du moment (néces­si­té d’at­ti­rer l’at­ten­tion publique sur les ques­tions éco­no­miques), pla­cés en face d’en­ne­mis puis­sants et n’o­sant s’at­ta­quer à eux, anxieux de faire quelques ten­ta­tives de réa­li­sa­tion pra­tique de leurs idées dans la socié­té telle quelle, et, enfin, tous imbus de l’i­dée chré­tienne de réfor­mer les carac­tères avant de réfor­mer les ins­ti­tu­tions, ils prirent une autre direction.

Exa­gé­rant les néces­si­tés du moment, pour mieux faire valoir leurs idées éco­no­miques, ils se sépa­rèrent des révo­lu­tion­naires qui cher­chaient à ren­ver­ser la domi­na­tion poli­tique de la bour­geoi­sie. Et ils finirent par s’ac­com­mo­der de n’im­porte quel gou­ver­ne­ment, par deman­der même des secours aux poten­tats, afin de mettre en pra­tique leurs idées. Direc­tion qui conti­nue jus­qu’à pré­sent et qui pousse une par­tie des socia­listes à ne tenir aucun compte de la pro­pa­gande anti-éta­tiste — jus­qu’à la voir avec haine — et de prê­cher que les réac­tion­naires, cham­pions d’un gou­ver­ne­ment fort, sont leurs alliés plu­tôt que ceux des radi­caux qui haïssent l’État.

D’autre part, dans leurs plans de recons­truc­tion de la socié­té, les pre­miers com­mu­nistes basèrent leurs cal­culs sur la consti­tu­tion d’une for­mi­dable auto­ri­té, — tra­di­tion qui se main­tient encore jus­qu’à nos jours chez les socia­listes autoritaires.

Et enfin, ils ont don­né une quan­ti­té de leur éner­gie à des ins­ti­tu­tions de com­mu­nisme par­tiel qui devaient aider à régé­né­rer la socié­té puis­qu’il prou­ve­rait jus­qu’à l’é­vi­dence que le com­mu­nisme répond mieux aux inté­rêts de tout le monde que l’in­di­vi­dua­lisme actuel.

Et tan­dis que les masses ouvrières fai­saient leurs socié­tés secrètes pour la guerre contre le capi­tal, il se fon­dait sous l’in­fluence des com­mu­nistes toute une série d’ins­ti­tu­tions, telles que les com­munes en Amé­rique, les coopé­ra­tions de dis­tri­bu­tion et de pro­duc­tion, les cités ouvrières, etc., qui devaient ser­vir à prou­ver la pos­si­bi­li­té du com­mu­nisme. Nous exa­mi­ne­rons ces ten­ta­tives dans un pro­chain article, pour voir le par­ti que la révo­lu­tion pour­rait un jour en tirer.

Kro­pot­kine

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