O. C.
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Pour une fête… ce fut notre fête !
Je profite des huit jours d’arrêt de travail que m’a filés le « toubib » pour tenter de tirer un enseignement de tout ça. Je ne suis pas trop esquinté, juste le dos enflé et coloré de taches bizarres, quelques bosses à la tête ; mais les taureaux sont solides, il faut bien se rendre à l’évidence.
Tu trouveras, ci‑jointe, une lettre de Miguel, l’insoumis espagnol qui a rejoint la marche et qui rentre aussi en Espagne.
Miguel semble très confiant dans le soutien de gens et de groupes qu’il n’a jamais rencontrés et avec qui il n’a pas voulu prendre contact. Il dit : « Ce n’est pas à moi de leur demander ; si mon action les intéresse, ils feront quelque chose. » Il ne tient pas à être séparé des autres objecteurs et se rallie à l’ensemble de l’esprit que Pepe et les autres ont donné à l’action pour le statut. Il ne tient pas à recevoir plus de coups et de tortures qu’il ne pourra supporter : position qui me paraît fort réaliste sous un régime de ce genre. Mon dos en porte le témoignage. La présence de Miguel élargit de fait l’action pour un statut.
Un comité de soutien doit se former bientôt. Je serai tenu au courant.
J’ai également insisté auprès des gars qui doivent créer le comité sur la nécessité d’une bonne information sur ce qui se passe de l’autre côté de la frontière, afin que les groupes locaux puissent agir en conséquence, et ne soient pas informés trop tard des actions plus importantes sur un plan national.
Le matin donc ce fut la fête : chants, prises de contacts, discussions, échanges d’adresses. Vers 15 heures, la marche se formait en trois groupes distincts : le premier composé des camarades espagnols et de gars décidés à les accompagner jusqu’à Valence, le deuxième décidé à accompagner le premier jusqu’au premier village espagnol à 1 km à peine de la frontière, le troisième restant en France.
Il avait été établi que chacun, prenait ses risques et que les gens des deux premiers groupes risquaient d’être retenus plusieurs jours en Espagne et d’être interdits de séjour.
Comme vous avez pu l’apprendre par la presse bourgeoise qui, à notre avis, a fortement minimisé l’action, le passage de la frontière française s’est passé assez rapidement et sans histoire ; seules une quarantaine d’identités furent contrôlées et sans doute fichées.
À la frontière espagnole, seuls les objecteurs purent entrer dans leur pays. Nous nous sommes alors installés sur la moitié de la chaussée (premier et deuxième groupes) pendant que les objecteurs avançaient vers le poste de police à 500 mètres de la douane, main dans la main, tenant toute la largeur de la route. Dans notre dos les CRS disaient : « Ça y est, c’est le cirque ! c’est le cirque ! » Nous sommes ainsi restés le cul par terre trois quarts d’heure. Je ne sais trop comment ni pourquoi, la décision fut prise d’occuper toute la largeur du pont. À mon avis, ce fut une excellente initiative.
Nous étions environ cent à cent cinquante (c’est difficile d’évaluer), plutôt moins que plus. Alors les flics espagnols se sont mis en rang devant la barrière et leur chef nous a dit au porte‑voix : « Attention, attention, dégagez le pont dans dix minutes ! » L’ensemble du groupe est resté fort calmement assis. « Plus que quatre minutes ! » Nous attendions le choc. Il avait été convenu prudemment que dès qu’un flic espagnol nous toucherait à l’épaule nous nous lèverions et n’opposerions pas de résistance pour nous laisser, emmener : « On ne peut pas prévoir leur réaction. Mieux valait avoir une attitude moins ferme qu’avec la police française. » La fin de l’histoire ferait sourire après de tels propos. Effectivement, personne n’avait formulé cette éventualité pourtant fort plausible (ouille, mon dos!). « Plus que deux minutes ! » Personne ne bouge. « Vous pouvez rester là toute l’année si ça vous chante ; nous, ça ne nous dérange pas ! » Éclat de rire. Nous nous sommes alors installés pour une occupation prolongée, d’abord dans le silence. Puis des gars ont entrepris de parler au chef de la police espagnole (brigade spéciale), pendant que l’un d’eux faisait son portrait ; ce qui a contribué à faire tomber la tension chez les flics espagnols. La circulation a été déviée. Le printemps refleurit sur la frontière, à Bourg‑Madame : les chanteurs ont sorti leur guitare et la fête a repris sur le pont. A partir de ce moment et pendant les heures qui suivirent, un dialogue a commencé à l’arrière entre les gens du troisième groupe, la population, les curieux et les CRS ; sur le pont, avec des gens qui passaient à pied dans les deux sens et les flics espagnols. Les gens nous jetaient cigarettes et biscuits. De l’arrière nous parvenait de la boisson.
Germaine a rencontré un vieil Espagnol en larmes, réfugié en France, qui était venu en taxi d’un village voisin nous soutenir.
Les CRS ont accepté le dialogue, étonnés par la fraternité qui régnait entre « le pont » et le troisième groupe. En fin d’après‑midi, ils commençaient à s’énerver : « Ça a assez duré ; maintenant, partez, vous avez gagné, ça va mal finir ! » À mon avis, ils prirent une position paternaliste, un peu comme le père énervé par des enfants qui jouent au feu et qui sait qu’ils vont se brûler. Nous étions assis sur la partie espagnole du pont ; ils ne pouvaient donc pas intervenir. Sans doute avaient‑ils reçu des informations d’Espagne sur le dénouement de l’occupation du pont.
Le maire de Bourg‑Madame tenta de faire pression pour faire arrêter le sit‑in.
Trois petites filles espagnoles, qui nous apportaient de temps à autre des informations sur nos camarades objecteurs retenus au poste de police, nous apprirent qu’ils n’étaient pas détenus, mais « retenus ». Un peu plus tard, elles vinrent nous dire qu’ils seraient emmenés à Barcelone dans un petit autobus civil.
Vers 20 heures, après divers mouvements de lassitude chez quelques occupants du pont qui voulaient se retirer, il fut décidé, avant de prendre une décision avant la nuit, de tenter une dernière demande auprès des autorités espagnoles pour nous laisser passer. Le groupe d’occupants avait déjà sensiblement diminué. Les autorités espagnoles demandèrent à voir distinctement qui voulait aller jusqu’à Valence et qui jusqu’à Puigcerda. Pour cela, deux groupes distincts furent formés, ceux allant jusqu’à Valence (vingt‑cinq personnes) et les autres, séparés par un vide d’environ 1,5 mètre. Les Espagnols réclamèrent, comme préambule à toute discussion avec le groupe de vingt-cinq, que les autres évacuent le pont : refus général. Nous proposons que les autorités espagnoles laissent passer les vingt‑cinq avec l’assurance écrite qu’ils ne seront aucunement inquiétés, ni pendant la marche ni pendant leur retour. Une fois ce papier officiel obtenu, nous nous engagions à évacuer le pont.
Nous attendons donc la réponse : certains, pensant que cela prendrait du temps, allèrent se désaltérer dans les cafés du pays.
Vers 21 heures, une jeep espagnole arriva et les flics, avec qui nous avions fumé et bavardé l’après‑midi, allèrent y déposer leur casquette plate et s’affublèrent d’un casque. Ils vinrent se placer, matraque en main, devant la barrière. Nous, nous cherchions notre calme en silence. « Attention, attention, dégagez le pont dans quatre minutes ! » Des autorités espagnoles, en civil, qui se trouvaient là crièrent : « Non, non, tout de suite ! » « Attention, dégagez le pont ! » Nous, on attendait le choc ; je crois qu’à cet instant chacun a su à quoi s’en tenir. La barrière s’est levée et « paf ? » (aïe ! ma tête), les coups ont commencé !
Ce fut relativement bref : tout au plus dix minutes. La plupart reculèrent dans le calme sous la violence des coups de matraque. À partir de ce moment, il m’est difficile de parler de la réaction de l’ensemble des camarades : les flics espagnols s’occupaient de ma personne fort activement (ouille, mon dos!). Je pensais surtout à rester assis et à conserver mon équilibre. Après un certain temps de ce massage, je me suis senti soulevé par un bras, avec fermeté, mais sans brutalité. Je me suis donc relevé et fus raccompagné jusqu’à la moitié du pont (partie française) où les CRS me réceptionnèrent.
Nous avons tous regagné la place de Bourg‑Madame en chantant : « Oui, nous vaincrons », doigts levés, formant le signe de la paix. Sur notre passage, il n’y avait plus de sourires ironiques sur les visages des villageois.
Deux d’entre nous furent emportés en observation au centre de secours le plus proche. (Rien de très grave, en définitive.)
Le maire de Bourg‑Madame, qui avait fermé le gymnase (dortoir) en fin d’après‑midi pour faire pression sur les occupants du pont, rouvre le gymnase.
Des villageois nous prêtent des couvertures et quelques matelas pour les plus mal en point. Les autres trouveront des lits à Osseja.
Voilà, voilà !
Nous recevons un mot d’un journaliste de « la Tribune de Lausanne », Jean de Soto, que nous avons rencontré sur place. Je vous livre cette information, sous réserves de ma part :
« Notre marche a porté ses fruits. Je viens de téléphoner à Madrid où nos sept camarades ont été transférés hier matin (12 avril). Je viens d’apprendre qu’ils seront libérés aujourd’hui ou à la fin de la semaine. D’autre part, un projet de loi vient d’être déposé aujourd’hui. Je pense que les Espagnols et Franco deviennent enfin un peu plus humains et je pense que notre silence devant leur obstination y est pour quelque chose. »
Faut‑il penser que la marche y est pour quelque chose ? Que la dégelée que nous avons ramassée à la frontière et le calme et la détermination des objecteurs espagnols ont impressionné Franco ? ou que les choses suivent tranquillement leur cours ?
Les premiers enseignements que l’on peut tirer de cette action, c’est que : il n’est pas vrai dans tous les cas que, après avoir discuté avec les forces de répression (même si celles‑ci vous offrent gentiment des cigarettes), l’individu flic hésite à vous matraquer, puisque dans la pratique il ressort que ce sont les mêmes hommes qui vous offrent cigarettes et coups de matraque (ouille, mes os!). Nous avions à faire à une police fasciste. Ce fait n’a pas suffisamment été formulé.
Il est cependant réconfortant de constater que devant mon obstination à rester assis, ils finirent par cesser de frapper et employèrent des méthodes moins brutales : n’oublions pas que j’ai été relevé par un flic espagnol qui m’a conduit jusque sur la partie française du pont.
Il faut aussi signaler le courage des camarades espagnols qui, le plus naturellement du monde, dansèrent et chantèrent juste avant le départ de la marche, ainsi que leur grand calme tout au long du passage de la frontière.
Il semble qu’au cours de la marche, l’Arche ait complètement noyauté le mouvement : ce qui aurait eu pour première conséquence une information dirigée, essentiellement vers les « amis de l’Arche », laissant un peu à l’écart les autres groupes. J’ai rencontré des gars complètement écœurés par l’attitude de ces gens. Sur place on a pu voir de chouettes manteaux de fourrure venus soutenir « ces pauvres objecteurs ». Sur le pont personne ne les a retrouvés. Ça va de soi, non ? Chacun s’engage à son niveau, non ?
Il faut aussi signaler la présence d’un petit groupe de soi‑disant anarchistes qui sortirent un drapeau noir et perdirent totalement le contrôle d’eux‑mêmes en oubliant le caractère non violent de l’action. Certains les virent avec des objets en main lors du matraquage ; quelques projectiles furent lancés (peu). Je trouve déplorable que ces gens profitent d’une telle action pour se faire un peu de publicité (drapeau noir. [[Les chrétiens avaient leurs croix, les anars leur drapeau. Croix et drapeau disparurent en même temps. Deux projectiles furent lancés (j’ai eu le temps de les compter). Pendant quelques minutes, le chant « non violent » « We shall overcome » fut couvert par « Ce n’est qu’un début, continuons le combat » « Franco Marcellin, même combat », Quelques poings se levèrent.
P[hilippe] Poggi]]) et n’ont pas le courage de se rendre compte qu’ils ne sont pas capables de participer à une action non violente. Ils feraient mieux, à l’avenir, de rester chez eux. Leur attitude peut être dangereuse pour les autres. S’ils veulent faire le coup de poing avec la police de Franco, qu’ils se présentent seuls, mais sans doute courent‑ils plus vite vers l’arrière que vers l’avant.
Germaine et Alain Depoorter