La Presse Anarchiste

Lettre de la prison de Milan

[(Le 22 mars 1971 s’est ouvert à Milan, après deux ans de pri­son pré­ven­tive, le pro­cès de six jeunes gens accu­sés de dix-huit atten­tats à la bombe entre 1968 et avril 1969. L’opinion publique leur est très défa­vo­rable, et les jour­naux ne parlent que des « anar­chistes ter­ro­ristes ». Or ce pro­cès est d’autant plus impor­tant qu’il annonce celui de Pie­tro Val­pre­da, incul­pé des atten­tats meur­triers de décembre 1969, et qu’il se déroule en même temps que le pro­cès en dif­fa­ma­tion inten­té par le com­mis­saire Cala­bre­si au jour­nal « Lot­ta conti­nua » qui l’accusait d’être res­pon­sable de la défe­nes­tra­tion de l’anarchiste Pinel­li (voir ANV, n° 23, p. 19).

Les six incul­pés ont réus­si à faire sor­tir une lettre de la pri­son de San Vit­tore où ils exposent leur posi­tion et qu’ils demandent de diffuser.)]

1871 : Le peuple pari­sien s’est insur­gé, il a démis tous ses exploi­teurs, leurs col­la­bo­ra­teurs et leurs laquais, il a don­né une forme vivante et concrète à la concep­tion révo­lu­tion­naire de l’autogestion, de l’autodétermination, de l’auto‑émancipation !

La Com­mune de Paris est la pre­mière conquête gran­diose des exploi­tés, elle repré­sente la pre­mière étape de la longue marche vers l’égalité, elle est le début de l’âge d’or de l’histoire du mou­ve­ment de libé­ra­tion des oppri­més ! La Com­mune de Paris est le zénith, le point de réfé­rence constant des exploi­tés du monde entier !

À un siècle de dis­tance, la concep­tion révo­lu­tion­naire et le mou­ve­ment pour l’égalité ont connu un déve­lop­pe­ment impé­tueux ; le champ de bataille n’est plus limi­té à Paris, les exploi­tés ont pris l’offensive dans le monde entier. […]

La Com­mune et les com­mu­nards revivent chaque jour, sont ven­gés chaque jour par l’action quo­ti­dienne des révo­lu­tion­naires conscients. Les réac­tion­naires de Ver­sailles mas­sa­crèrent, dépor­tèrent, fusillèrent les « délin­quants » au Père‑Lachaise et à l’avenue Ulrich, pour qu’il ne reste aucune trace d’eux, que les conquêtes théo­riques-pra­tiques et le témoi­gnage de l’expérience com­mu­narde ne nous soient pas trans­mis ; ils vou­laient faire repo­ser sur eux la pierre tom­bale de l’oubli, de la nuit et du silence. Mais bien au contraire, nous, cent ans après, nous nous sou­ve­nons du Paris tra­vailleur, pen­sant, com­bat­tant, ensan­glan­té, rayon­nant de l’enthousiasme de son expé­rience his­to­rique ; nous recon­nais­sons la valeur exem­plaire de leur sacri­fice et tenons les com­mu­nards pour les vrais maîtres du pro­lé­ta­riat. Vive le 18 mars 1871 !

La conti­nui­té natu­relle, le rap­pro­che­ment logique entre les luttes actuelles et la Com­mune de Paris doivent être évi­dents pour cha­cun ; en Ita­lie aus­si (c’est d’une de ses pri­sons que nous écri­vons) une intense lutte révo­lu­tion­naire est en cours.

Quelle est, en syn­thèse, la situa­tion politico‑économique de l’Italie ?

Actuel­le­ment, la bour­geoi­sie ita­lienne est en désac­cord sur ce que devront être, dans un ave­nir proche, l’assise et la restruc­tu­ra­tion de l’économie et de l’État. D’un côté l’aile « gauche » de la bour­geoi­sie, appuyée par les indus­tries natio­na­li­sées du type ENI-IRI, a en tête de réa­li­ser quelques réformes super­struc­tu­relles afin de mieux ratio­na­li­ser l’exploitation, des réformes allant vers un sys­tème plus avan­cé de pro­duc­tion mono­po­liste ; en bref elle veut chan­ger en appa­rence quelque chose pour que tout reste comme avant ; un tel but est ser­vi par l’insertion du PC et des syn­di­cats dans l’Establishment.

Si cela se pro­dui­sait, la bour­geoi­sie s’assurerait la paix sociale pour assez long­temps et réa­li­se­rait un bloc de pou­voir de type social‑démocrate, éli­mi­nant de fac­to toute oppo­si­tion ouvrière et syn­di­cale ; l’Italie comme l’Allemagne serait un pays sans oppo­si­tion concrète ni effec­tive ! En d’autres termes, ce ne serait qu’une contre‑révolution paci­fique pré­ven­tive, un coup de main indo­lore à la Noske ! Les enne­mis du pro­lé­ta­riat fini­raient ain­si par être les mono­po­listes, les tech­no­crates des indus­tries d’État, les syn­di­cats bour­geois et les vrais social‑réformistes (PSI, PCI, PSIUP) ; en même temps, les attaques et les mani­pu­la­tions des luttes révo­lu­tion­naires pro­vien­draient du PCI., des syn­di­cats trade‑unionistes et de l’aile « gauche » bourgeoise.

À cette ten­dance s’oppose l’aile droite et fas­ciste de la bour­geoi­sie et toute la petite‑bourgeoisie, qui cherchent à empê­cher l’intégration du PC dans le gou­ver­ne­ment ; dans ce but, cette aile droite finance et forme des bandes de tueurs fas­cistes au rôle pro­vo­ca­teur et anti‑prolétarien ; de plus, elle a écha­fau­dé un plan cri­mi­nel dénom­mé « stra­té­gie de la ten­sion » qui se concré­tise par la com­mande aux fas­cistes d’une série d’attentats à la dyna­mite, dans le but :

— d’avoir, des pré­textes pour déclen­cher la répres­sion — qu’il vaut mieux aujourd’hui appe­ler repré­sailles — contre les groupes révo­lu­tion­naires de pointe ;

— de faire des cam­pagnes de presse pour mani­pu­ler et défi­gu­rer les pro­grammes de la gauche révolutionnaire ;

— de faire empri­son­ner des mili­tants révo­lu­tion­naires incul­pés par la jus­tice bour­geoise pour les atten­tats fascistes ;

— de dépla­cer sur sa droite la poli­tique bour­geoise pour créer un régime poli­cier de type grec.

La gauche révo­lu­tion­naire, les révo­lu­tion­naires sin­cères et hon­nêtes luttent pour pré­pa­rer les condi­tions de la révo­lu­tion, et par consé­quent ils s’opposent à ces deux ten­dances de la bour­geoi­sie, les dénoncent et démasquent le rôle mys­ti­fi­ca­teur, social‑réformiste kauts­kyste des soi‑disant par­tis ouvriers (PCI-PSIUP), le trade‑unionisme et le char­tisme des syn­di­cats. Le mou­ve­ment vrai­ment révo­lu­tion­naire est celui des cama­rades qui, dans les usines, dans les quar­tiers ouvriers, dans les écoles, mènent la lutte anti­au­to­ri­taire, d’action directe, d’éducation révo­lu­tion­naire des masses, pour le pou­voir du peuple, en désar­çon­nant toutes les formes et ins­ti­tu­tions représentatives.

Nous sommes des cama­rades de dif­fé­rentes orien­ta­tions idéo­lo­giques, qui avons été empri­son­nés et incul­pés pour une série d’attentats fas­cistes ; sur nos têtes pèsent les accu­sa­tions sui­vantes : mas­sacre, asso­cia­tion de mal­fai­teurs, vol d’explosifs, déten­tion et fabri­ca­tion d’explosifs. Si nous sommes condam­nés, nous ris­quons quinze ans de pri­son. Toutes les accu­sa­tions sont fausses et infon­dées ; en réa­li­té, nous avons été choi­sis comme bouc émis­saires, et nous devons être « cou­pables » à n’importe quel prix, car c’est seule­ment ain­si, que des inté­rêts contin­gents du gou­ver­ne­ment pour­ront être servis.

En véri­té, nous sommes étran­gers à ces faits, ne serait‑ce que parce que nos convic­tions nous inter­disent d’approuver l’action indi­vi­dua­liste : Nous sommes pour la vio­lence de masse, pour la vio­lence qui seule est révo­lu­tion­naire et porte des fruits lorsqu’elle est col­lec­tive. Dans nos ins­truc­tions, la police a usé des moyens les plus brutaux :

Procès‑verbal des inter­ro­ga­toires mis en forme, pré­pa­rés, pré­fa­bri­qués par les flics, et que nous avons été contraints de signer sous la vio­lence, les coups et les menaces (cf. les cama­rades Fac­cio­li et Braschi).

Recours à des actes illé­gaux qui enfreignent même les lois bour­geoises, à des actes arbi­traires qui foulent aux pieds les conven­tions interna­tionales comme celle des droits de l’homme (cf. l’extradition illé­gale du cama­rade Ange­lo Pie­tro del­la Savia de Suisse en Ita­lie, abus qui prit la forme d’un véri­table enlèvement).

L’absurde empri­son­ne­ment des cama­rades Pul­si­nel­li, Nors­cia et de la cama­rade Maz­zan­ti sans aucun indice ni preuve, seule­ment pour at­teindre un nombre suf­fi­sant de per­sonnes pour pou­voir aus­si nous incri­mi­ner d’association de malfaiteurs.

Le recours de l’accusation à des témoins fal­si­fiés, men­son­gers sinon fous, alié­nés et schi­zoïdes qui ont été mani­pu­lés par les flics et abu­sés afin qu’ils for­mulent des « accu­sa­tions » contre nous.

La fal­si­fi­ca­tion tech­nique des exper­tises gra­phiques et autres ; le sabo­tage de notre cor­res­pon­dance avec les cama­rades de l’extérieur et avec nos avo­cats ; le sabo­tage conti­nu qui nous empêche de rece­voir des jour­naux et tout autre maté­riel culturel.

Repré­sailles, inti­mi­da­tion et coups à l’intérieur de la pri­son, sui­vis de notre éloi­gne­ment (véri­table dépor­ta­tion) dans des pri­sons puni­tives de type médiéval.

Séques­tra­tion de per­sonne au pré­ju­dice du cama­rade Bra­schi, œuvre des flics qui l’ont emme­né sur les monts de Ber­game : menaces, vexa­tions, chan­tage, etc.

Intru­sion de policiers‑espions dans « nos » cel­lules pour nous espion­ner et nous provoquer.

Refus de nous recon­naître en pri­son le sta­tut de déte­nus poli­tiques ; pour la magis­tra­ture aus­si nous sommes des « délin­quants » (comme les com­mu­nards étaient des « délin­quants » : Celui qui lutte contre les bour­geois est un délin­quant tout court!).

Le 22 mars, nous serons « jugés » par un tri­bu­nal bour­geois : Nous n’attendons certes pas la jus­tice de sa part, nous sommes révo­lu­tion­naires et nous ne comp­tons que sur la soli­da­ri­té des cama­rades. Seule la force de la véri­té, qui est de notre côté, et la force de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale vain­cront et feront échouer les plans louches de la bour­geoi­sie ! Notre seul juge : le prolétariat.

Aidez‑nous à venir à bout des monstres et des hyènes fas­cistes, sur­tout parce que pour la bour­geoi­sie notre pro­cès est la preuve géné­rale, la démons­tra­tion par la répres­sion sur la base duquel elle déci­de­ra de sa conduite dans le pro­cès contre le cama­rade Val­pre­da et les autres cama­rades. Les monstres bour­geois mesu­re­ront l’intensité, la pro­fon­deur et l’extension de la riposte que le pro­lé­ta­riat et la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale sau­ront don­ner à notre pro­cès, puis ils déci­de­ront du sort de Val­pre­da et Cie qui sont innocents.

Com­men­çons à répondre coup pour coup aux attaques réac­tion­naires ; nous vous deman­dons de nous aider et de vous soli­da­ri­ser ; sur­tout parce qu’en fin de compte c’est une soli­da­ri­té avec Valpreda.

Com­men­çons à gagner des petites batailles pour pou­voir sou­te­nir le choc fron­tal du der­nier combat !

Arra­chons Val­pre­da à la pri­son où la bour­geoi­sie veut le relé­guer bien qu’il soit innocent !

Fai­sons échouer la « stra­té­gie de la tension » !

Com­bat­tons et démas­quons les ter­ro­ristes blancs et leurs pro­tec­teurs infil­trés dans la police et la magistrature !

Liber­té pour Val­pre­da ! Ven­geance pour Pinelli !

Vive le 18 mars 1871 !

« Le vieux monde se tor­dit dans des convul­sions de rage à la vue du dra­peau rouge, sym­bole de la Répu­blique du Tra­vail, flot­tant sur l’Hôtel de Ville. »

Cama­rades, que les dra­peaux de la révo­lu­tion flottent haut ! Que le peuple en armes comme au temps de la Com­mune de Paris fasse se tordre en d’autres convul­sions la bour­geoi­sie mori­bonde ! Le peuple est fort ; armé, il vaincra.

Les cama­rades empri­son­nés pour les attentats
allant jusqu’au 25 avril 1969 

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