La Presse Anarchiste

Pour une conception dialectique de la non-violence

Trai­ter de la non‑violence est tou­jours déli­cat car le terme « non-vio­lence » traîne avec lui une his­toire. Les figures de proue de la non‑violence sont pour beau­coup (et même par­mi les ini­tiés): Gand­hi, Mar­tin Luther King, Tho­reau, etc. La non‑violence a une tra­di­tion christiano‑gandhienne der­rière elle ; tra­di­tion qui, à mes yeux, réduit sa por­tée et sa valeur. La non‑violence du Christ : « Tendre la joue gauche pour équi­li­brer la baffe de la droite et évi­ter le tor­ti­co­lis », d’accord, mais remède de grand‑mère ; il existe des onguents plus adap­tés. Quant à la non‑violence de Gand­hi, elle est aus­si très imbi­bée de pen­sée maso‑chrétienne. Mon but n’est pas du tout de ridi­cu­li­ser et de sous‑estimer ces deux concep­tions, mais au contraire de les dépasser.

C’est en ce sens que j’ai choi­si comme titre : « Pour une concep­tion dia­lec­tique de la non‑violence ». Pour sor­tir celle‑ci de l’ornière, il m’a sem­blé inté­res­sant de la situer sur le plan de la dia­lec­tique de l’histoire. Il faut, je crois, pour jus­ti­fier la copule « Anar­chisme et non‑violence », avant tout nous pla­cer sur un ter­rain théo­rique com­mun à tous les groupes liberto‑révolutionnaires. Sans pour autant faire une ana­lyse appro­fon­die de l’origine du mou­ve­ment, je pense que l’on peut le défi­nir comme une volon­té « de chan­ger le monde au lieu de l’interpréter » (Marx, « Thèse XI sur Feuer­bach »). Déga­geons-nous du mythe et du com­plexe reli­gieux et en même temps d’une idéo­lo­gie non vio­lente qui, comme telle, « est incons­ciente de ses propres pré­sup­po­si­tions et de ses idéaux, et risque aus­si de pro­po­ser une poli­tique qui se vou­lant uni­ver­selle avec une sin­cé­ri­té sub­jec­tive totale, ne vise que le bien d’un groupe particulier ».

C’est au hasard de la lec­ture de « l’Érotisme » de Georges Bataille (Édi­tion 1018, p. 61) que je suis tom­bé sur le nom d’Eric Weil. Curio­si­té aidant et esprit phos­pho­rant, je me suis donc lan­cé dans la lec­ture des prin­ci­paux ouvrages de Weil (Vrin édi­teur): « Phi­lo­so­phie poli­tique » ℗, « Phi­lo­so­phie morale » (M), « Logique de la phi­lo­so­phie » (L), « Hegel et l’Etat » (H).

Déjà Bataille for­mule une pen­sée dans laquelle la notion de vio­lence est pré­sente (« l’Erotisme », chap. II, p. 45). Mais Weil, lui, a été beau­coup plus loin et a repris la phi­lo­so­phie de Hegel et sur­tout a inté­gré la pen­sée de Marx : le résul­tat est une phi­lo­so­phie de l’histoire du pas­sage de la vio­lence à la non‑violence.

Je ne ferai pas un résu­mé ni une pré­sen­ta­tion de la pen­sée de Weil, cela serait trop long et on ne peut sim­pli­fier sans dan­ger de défor­mation une pen­sée ration­nelle et sys­té­ma­tique. Au risque de déplaire, je pré­fère citer lar­ge­ment les pas­sages qui me semblent inté­res­sants (à chaque fois, je m’efforcerai de don­ner les réfé­rences le plus exacte­ment pos­sible), et au lieu de les com­men­ter, il me semble sou­hai­table que cha­cun puisse réagir et inter­pré­ter libre­ment. Tou­te­fois, je grou­perai (pour plus de clar­té) arbi­trai­re­ment cer­taines cita­tions sous la même rubrique.

Je me pro­pose ensuite de déga­ger mes propres impres­sions de lec­ture et de ten­ter d’élaborer une brève « Pra­tique de la non‑violence ».

Weil pose le pro­blème de l’évolution dia­lec­tique du monde en pas­sage de l’animalité brute et vio­lente à l’état de non‑violence de l’homme rai­son­nable et libre. Quand Weil parle de Rai­son, son concept est très proche de celui de Hegel dans sa phi­lo­so­phie de l’histoire.

Le monde et la violence

« Le monde contient de la vio­lence, il n’est jamais sans vio­lence, jamais à l’abri de la vio­lence, il peut som­brer dans l’absurde de la vio­lence ; mais il n’est pas fait de vio­lence pure. Il est fait de vio­lence infor­mée, édu­quée, ren­due rai­son­nable à cer­tain degré. » (P. p. 18).

Vio­lence, tra­vail, société

De prime abord, le pro­blème de la vio­lence ne se pose pas à « l’indi­vidu qui lutte avec la vio­lence brute et bru­tale d’un maître et d’une nature non trans­for­mée par le tra­vail : il n’y a pas pour lui de pro­blème de la vio­lence, il y a vio­lence et il n’a qu’à se défendre » (L. Intro­duc­tion, ch. I).

Dans son livre « Phi­lo­so­phie morale », l’auteur sou­lève la ques­tion du Mal ; pour lui « la vio­lence consti­tue le mal pour l’homme et pour les hommes ». Le mal est ain­si l’état d’animalité pre­mière, état bru­tal, latent et non seule­ment impu­table à la pré­his­toire et aux peuples pri­mitifs. L’individu doit de lui‑même et par lui‑même sor­tir de cette « ani­ma­li­té », domaine des sen­ti­ments, des dési­rs et ins­tincts contra­dictoires, pour décou­vrir le monde de la Rai­son. Le moyen d’échapper à la vio­lence est le tra­vail. En ce sens, Weil est très proche de Marx et reprend à son compte la très impor­tante dia­lec­tique « du maître et de l’esclave ». Cette lutte contre la vio­lence ne peut pas être uni­que­ment indi­vi­duelle. Par­tant de l’a prio­ri que « toute socié­té est une com­mu­nau­té de tra­vail », Weil pré­cise que :

« Dans le monde moderne, la nature exté­rieure, la nature abs­trac­tion faite de l’homme, est ain­si la vio­lence pre­mière, et toute autre concep­tion de la vio­lence (pas­sions, ten­ta­tions natu­relles, vio­lence de l’homme contre l’homme…) se fonde sur elle. La lutte contre la vio­lence pre­mière n’est donc pas lutte de l’individu. L’individu se sait inca­pable de lut­ter contre la nature, à plus forte rai­son d’entreprendre la lutte avec elle : la lutte est celle du groupe orga­ni­sé et c’est cette orga­ni­sa­tion qu’est la socié­té. » (P. 20). À par­tir de ce pre­mier soula­gement en face de la vio­lence pre­mière, l’individu pour­ra se libé­rer pro­gres­si­ve­ment de la vio­lence seconde, c’est‑à‑dire celle des rela­tions inter­hu­maines. Pour Weil, « l’homme est vrai­ment à l’abri de la vio­lence aus­si long­temps que sa com­mu­nau­té est sûre de sur­vivre, pro­tégée des dan­gers exté­rieurs par son orga­ni­sa­tion poli­tique, des dan­gers inté­rieurs par sa consti­tu­tion. » (L. Intro­duc­tion, B, I).

Remarque :

On peut déjà noter l’orientation que prend Weil. C’est ici que je ne suis plus son rai­son­ne­ment, car il suf­fit de lire « Phi­lo­so­phie poli­tique » pour remar­quer la place impor­tante de l’État dans sa théo­rie, et celle de l’individu dans ce même État, « l’individu n’est rien sans l’État, ou, pour être plus pré­cis, sans l’État, il n’est qu’un ani­mal ou une machine : mais la fin de l’État est l’individu libre et satis­fait dans la Rai­son » (P. 41). « La socié­té idéale, dit Weil, est la socié­té du mar­ché indus­triel où toute valeur repose sur le tra­vail et s’exprime, exac­te­ment mesu­ré en argent. » Cette concep­tion, éclai­rée par cette autre phrase : « Vou­loir pos­sé­der davan­tage, c’est vou­loir contri­buer au pro­grès » dénote chez l’auteur un idéa­lisme tant phi­lo­so­phique que moral.

Donc méfiance à l’égard d’une phra­séo­lo­gie ou inquié­tude plus profonde ?

Le tra­vail est le moyen pour l’esclave de s’affranchir, de rem­pla­cer le maître. L’effort labo­rieux devient le moteur de l’évolution du monde : c’est le dyna­misme de la dia­lec­tique. C’est par lui que l’homme rentre dans l’Histoire et se par­ti­cu­la­rise dans la chaîne du temps.

Violence et histoire

Non-vio­lence : sens de l’histoire

Le grand mérite de Weil, à mes yeux, est d’avoir for­mu­lé de façon ori­gi­nale la dia­lec­tique de l’Histoire. Pour lui, la vio­lence est la cause de l’Histoire et la lutte contre cette vio­lence devient le sens de l’Histoire. Pour évi­ter les erreurs en vou­lant résu­mer sa démons­tra­tion, je pré­fère lar­ge­ment citer le para­graphe 40 de « Phi­lo­so­phie poli­tique » et lais­ser tout com­men­taire en suspens.

« La vio­lence a été et est encore la cause motrice de l’Histoire, et néan­moins, la conscience poli­tique cherche le pro­grès vers l’élimina­tion de la vio­lence, éli­mi­na­tion qui est sa cause finale : le conscient ne sort pas du conscient mais de son contraire, et la volon­té de paix naît de la guerre et de la lutte. »

« La non‑violence, dans l’Histoire et par l’Histoire est deve­nue le but de l’Histoire et est conçue comme son but, mais rien ne garan­tit que ce but puisse être atteint sans l’emploi de la vio­lence : il est, au contraire, pro­bable qu’il ne serait jamais atteint si jamais la possibi­lité de la vio­lence était oubliée, ou qu’à cer­tains moments elle peut être noble et juste. On n’évitera de tels moments qu’en y pen­sant tou­jours. La vio­lence en elle‑même est la néga­tion de tout sens, l’ab­surde à l’état pur ; mais on tom­be­ra dans les conflits exté­rieurs et inté­rieurs les plus vio­lents (et les plus évi­tables) si l’on se convainc qu’il suf­fit de par­ler de non‑violence et de bonne vie dans la socié­té ; on som­bre­ra dans la plus nue si l’on prive l’existence humaine de tout sens en la limi­tant à ce que la socié­té peut lui offrir de moyens sans fin. »

« Le pro­grès vers la non‑violence défi­nit pour la poli­tique le sens de l’Histoire. »

« Sans doute, il n’existe aucune contra­dic­tion his­to­rique abso­lue entre vio­lence et non‑violence : Dans la mesure (grande par com­pa­rai­son au pas­sé) où la non‑violence existe dans le monde d’aujourd’hui, elle pro­vient de la vio­lence et elle en reste le but. Mais la vio­lence est aveugle et néga­tive, elle crée une non‑violence éga­le­ment aveugle et néga­tive, bien que néga­tion à la seconde puis­sance. Ni la vio­lence ni la non‑violence ne four­nissent ce sens selon lequel les hommes vivent, s’orientent et se satis­font, et qui n’est pré­sent que dans les morales his­to­riques, ces morales que la vio­lence nie toutes ensembles comme obs­tacles à la col­la­bo­ra­tion pai­sible et rationnelle. »

Non‑violence et action

« L’opposition guerre‑paix (vio­lence — non‑violence) ne consti­tue pas un sujet pour débats moraux plus ou moins intel­li­gents, mais un pro­blème pour l’action. Il ne s’agit pas seule­ment de réa­li­ser un monde dans lequel la morale his­to­rique puisse coexis­ter avec la vio­lence : la dif­fi­cul­té est vieille, et depuis tou­jours la morale informe la vio­lence à l’intérieur de toute socié­té, de toute com­mu­nau­té, de tout État ; il s’agit doré­na­vant de réa­li­ser un monde où la morale puisse vivre avec la non‑violence, un monde dans lequel la non‑violence ne soit pas sim­ple absence de sens, de ce sens que la vio­lence cher­chait dans l’his­toire sans savoir ce qu’elle cher­chait, qu’elle a créé et qu’elle conti­nue de cher­cher par des moyens vio­lents. La tâche est de construire un monde dans lequel la non‑violence soit réelle sans être sup­pres­sion et du non‑sens de la vio­lence et de tout sens posi­tif de la vie des hommes. »

« La vio­lence, pour néces­saire que semble son emploi dans l’immédiat, pousse les citoyens vers des actes, des habi­tudes contraires à la ratio­nalité, et qu’ils reçoivent ain­si une sorte de contre‑éducation dange­reuse, même en cas de vic­toire, pour la bonne marche des affaires de la société. »

Ambi­guï­té de la non‑violence

Je crois qu’est sou­le­vée dans ces quelques phrases toute la probléma­tique de la non‑violence et que l’on peut affir­mer qu’elle n’est pas une solu­tion de défro­qué ou d’apprenti‑laveur de béni­tiers. For­mu­ler une théo­rie de la non‑violence me semble encore bien pré­ma­tu­ré et est‑ce sou­hai­table ? Bien sou­vent le dog­ma­tisme tue.

Pour autant, Weil sou­ligne l’ambiguïté de la non‑violence, ambi­guï­té amè­re­ment res­sen­tie dans l’action non vio­lente, à savoir : « Qu’il n’existe aucun argu­ment qu’on puisse oppo­ser effi­ca­ce­ment, c’est‑à-­dire de manière à le convaincre, à qui accepte de mou­rir pour ses convic­tions : Celui qui est convain­cu qu’il ne peut faire son salut et vivre heu­reux qu’en brû­lant son enfant devant sa divi­ni­té ; celui qui voit le seul sens pos­sible de l’existence dans le déchaî­ne­ment de la vio­lence et dans l’exercice sou­ve­rain de l’arbitraire ; celui pour qui l’assouvissement de son désir de puis­sance est la seule réponse à la ques­tion morale ; à eux tout le dis­cours n’a rien à oppo­ser en matière d’arguments, ils refusent la dis­cus­sion, l’argument, la non‑violence, et en face d’eux, le dis­cours et ceux qui y adhèrent se trouvent eux‑mêmes rame­nés à la vio­lence et à ses moyens afin de défendre ce qui, de ce point de vue, consti­tue un choix tout aus­si arbi­traire, à savoir le dis­cours cohé­rent et la cohé­sion sociale. » (M. p. 21).

Non‑violence et discours

Dans ce der­nier frag­ment, Weil parle du dis­cours comme moyen de lutte de la non‑violence. C’est en effet pour lui le dis­cours (au sens phi­lo­so­phique du mot) qui lui semble l’arme la plus effi­cace (Socrate et son dis­cours oppo­saient la non‑violence ration­nelle à la vio­lence), car « là où l’emploi de la vio­lence est exclu les hommes règlent leur vie en com­mun par le moyen du lan­gage for­mel­le­ment un ; ils dis­cutent » (L. 5, 2, 3). Ce qui fait une com­mu­nau­té “c’est le Par­ler”. La vio­lence reprend son antique empire dès que les hommes ne peuvent plus s’entendre au moyen de la dis­cus­sion et de la reconnais­sance du prin­cipe com­mun. » (M. 11).

Pratique de la non-violence

La non‑violence n’est pas une atti­tude pri­maire, elle néces­site, au départ, une prise de conscience et un mini­mum de réflexion. Au ré­flexe de la brute doit se sub­sti­tuer l’attitude cohé­rente de l’homme rai­son­nable. La non‑violence requiert un cer­tain niveau de matu­ri­té ; le non‑violent n’est pas la bre­bis du trou­peau mais il en est au contraire la bête noire. Un trait carac­té­ris­tique et un point essen­tiel de la non‑violence est que l’on ne peut for­cer per­sonne à être non vio­lent sans risque de contra­dic­tion. La non‑violence est d’abord acte indi­vi­duel, prise de conscience per­son­nelle. Toute pres­sion est exclue, c’est une garan­tie pour l’action. Weil sou­ligne à juste titre que « la pos­si­bi­li­té de la non‑violence à l’intérieur d’un groupe humain repose sur l’honnêteté ».

La non‑violence prend très vite, en l’approfondissant, les dimen­sions d’une véri­table éthique. Être non violent, c’est vivre jusque dans les moindres détails des rap­ports humains exempts d’instincts, de senti­mentalité trop sub­jec­tive… Il ne faut pas croire que le fait de se dire non violent suf­fise : « Le but pen­sé n’est pas le but atteint » (M. 12); il faut sans arrêt se contraindre à l’auto‑analyse.

La non‑violence ne se réduit pas à s’opposer pas­si­ve­ment à la guerre, à la bombe ato­mique, ni à mili­ter pour l’écologie. Le végé­ta­risme n’est pas non plus la pano­plie du par­fait non‑violent. La non‑violence est double : tra­vail sur soi‑même et action sur les struc­tures sociales, poli­tiques et cultu­relles. La dif­fi­cul­té d’une telle atti­tude vient du condi­tion­ne­ment géné­ral dans lequel les non‑violents et les groupes non vio­lents vivent.

La non‑violence ne peut être vécue à l’état pur, un cer­tain degré de com­pro­mis­sion est évident. A moins de choi­sir la voie indi­vi­duelle du men­diant ou du moine hin­dou itiné­rant, vivant de racines, d’air et d’eau.

Y a‑t‑il une atti­tude non vio­lente type ?

Com­ment vivre de façon non violente ?

Ici sur­git le problème‑clé des moyens et de la fin. La non‑violence est à la fois le moyen et le but. La fin jus­ti­fie les moyens dit‑on ? Des méthodes non vio­lentes peuvent très bien être employées pour des fins vio­lentes ; comme on uti­lise des armes vio­lentes pour une cause qui est la fin de la vio­lence. La non‑violence, arme, certes, mais aus­si guide. Un rap­port constant entre « moyens » et « fin » (rap­port que l’on peut qua­li­fier de dia­lec­tique) doit exis­ter sinon on retombe dans l’ornière de la violence.

Agir de façon non vio­lente n’est pas se reti­rer du conflit mais évi­ter le « délire » et « l’enivrement » du « feu de l’action ». Le com­bat non violent n’est pas la prise d’assaut à l’arme blanche des bas­tions du capi­ta­lisme et de l’autoritarisme. La non‑violence n’est pas non plus un style de lutte kami­kaze, mais, avant tout, un appel à la réflexion et à la rai­son. Elle est une halte dans l’escalade de l’aveuglement col­lec­tif et aus­si dans celle de la rai­deur et de l’exclusivisme des pas­sions ins­tinc­tives ; c’est une inter­ro­ga­tion. Elle ne fait pas appel, non plus, aux bas ins­tincts : « Fonce, si t’as des couilles », « avoir des tripes » dans une manif… et fon­cer ? Résul­tat : la haine pas­sion­nelle rem­place le pour­quoi de la manif (ou de la grève). La non‑violence fait appel à ce qu’il y a de plus pro­fond dans l’homme (et aus­si ce qui est sou­vent, hélas, le plus caché), c’est‑à‑dire : l’Être.

Sans entrer dans une longue tirade sur l’Être (on peut se repor­ter à Hei­deg­ger et à la pen­sée hin­doue et boud­dhiste), je pense que Weil a rai­son de pla­cer son débat à ce niveau —qui n’a abso­lu­ment rien à voir avec quelque misé­rable divi­ni­té à quatre sous dans le tronc per­cé de la cha­ri­té. « La non‑violence est l’Un, elle est l’universel, elle est ce qui englobe et sublime. » (L. C., I). La non‑violence est la Rai­son vécue, la liber­té réa­li­sée, le domaine du bon­heur de soi que le bon­heur des autres confirme.

La non‑violence n’est pas l’arme abso­lue. Ce qu’il y a de révo­lu­tion­naire dans la non‑violence, c’est qu’elle recon­si­dère de A jusqu’à Z tous les rap­ports humains et éco­no­miques. Il ne faut pas attendre de la non‑violence une révo­lu­tion spec­ta­cu­laire, bien au contraire, elle ne peut être qu’un très long effort dia­lec­tique. Même une révo­lu­tion réus­sie n’échappera pas au para­doxe des géné­ra­tions futures qui ne l’auront pas vécue (cf. Kier­ke­gaard, « les Miettes phi­lo­so­phiques »). Chaque indi­vi­du, chaque géné­ra­tion doit néces­sai­re­ment refaire le che­min de la Rai­son et pas­ser de l’animalité vio­lente à l’état de non-vio­lence acquise : c’est là l’éternité de l’Histoire. A l’idéal d’une socié­té future figée se sub­sti­tue un autre plus réa­liste, encore plus ancré dans l’humain, celui d’une liber­té sans cesse en mou­ve­ment, se recréant par et pour elle. Ain­si nous évi­te­rons les théo­ries trop mûries et la décré­pi­tude d’une pen­sée — même révo­lu­tion­naire — en lui per­met­tant l’incessante autocréativité.

La non‑violence au même titre que l’Être, l’Un, se mani­feste dans les Mul­tiples. Elle peut être vécue de bien des façons. Nul ne peut se tar­guer de pos­sé­der l’exclusive de la non‑violence. Chaque expé­rience, chaque groupe, chaque indi­vi­du repré­sente une ten­ta­tive d’approche de la non‑violence ; le Mul­tiple ne peut se poser comme l’Un sans exclure les autres et lui‑même. Un par­ti­san de la non‑violence en com­mu­nau­té rurale ne peut dire que seule sa for­mule soit bonne ; le mili­tant non violent au sein de sa cel­lule de tra­vail serait en droit de reven­di­quer l’authenticité de sa voie. Le monde est grand, com­plexe, vou­loir le sim­pli­fier serait le défor­mer et lui impo­ser un arbi­traire de sim­pli­ci­té, donc de ces­ser d’être ce que je pré­tends être (c’est‑à‑dire non violent).

Les lec­teurs d’ANV ne doivent pas attendre de la revue, la recette de la non‑violence. Nous n’avons pas de cre­do, si ce n’est celui de ne pas céder à la faci­li­té. La revue doit se faire le reflet de toutes les ten­ta­tives et de toutes les expé­riences (le ter­rain est vierge, sans limites) de non‑violence. Depuis l’éducation de nos propres enfants en pas­sant par l’objection de conscience, la vie mili­tante dans les syn­di­cats, les cercles d’études, etc. Chaque voie per­met d’approfondir l’immense richesse de la non‑violence. Pour ma part, je consi­dère que les grandes muta­tions se font en pro­fon­deur et je sous­cris à l’opinion de Weil quand il dit que « les grands chan­ge­ments se pro­duisent quand les indi­vi­dus doués de sen­si­bi­li­té morale et de sagesse pra­tique rendent visibles à ceux avec les­quels ils sont en contact, les racines jusqu’alors cachées de leur déses­poir » (M. 22).

Avec ces quelques idées pré­con­çues (et toutes a prio­ri ou presque) sur l’action non vio­lente, je pense que le milieu de vie quo­ti­dienne est le lieu tout dési­gné pour vivre en har­mo­nie avec ces concep­tions. La vio­lence incons­ciente imprègne si pro­fon­dé­ment les rap­ports humains que le simple fait de vou­loir le démon­trer et lut­ter contre est déjà un objec­tif pré­ten­tieux et témé­raire. Je ne peux for­mu­ler de façon pré­cise mes quelques expé­riences, mais je pense qu’il serait très inté­res­sant, pour pro­gres­ser encore plus, de bien ana­ly­ser la « vio­lence », et en connais­sance de cause d’élaborer plus sai­ne­ment et plus ration­nel­le­ment une concep­tion de la non‑violence. Et ain­si se défaire de notre petit côté étri­qué et mal à l’aise dans la confron­ta­tion avec les autres groupes « vio­lents ». Confron­ta­tion dans laquelle nous (ou plu­tôt je) avons du mal à expri­mer clai­re­ment et avec des argu­ments de poids notre pro­blé­ma­tique. Notre arme dans ce genre de débats n’est pas tant, peut‑être, de convaincre au moyen d’une théo­rie éla­bo­rée, mais d’interroger le « pour­quoi » et le « parce que » des échecs suc­ces­sifs (ou des frac­tions de vic­toire) du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Je m’aperçois, au fur et à mesure que je couvre des feuilles, que vou­loir résoudre le pro­blème « vio­lence — non‑violence » en quelques pages est une gageure. Seule, une longue approche des mul­tiples aspects du pro­blème peut com­bler et satis­faire notre interrogation.

Domi­nique Morel


Commentaire

Le pre­mier para­graphe est inutile. Je pré­fé­re­rais com­men­cer par : « Pour sor­tir la non‑violence de l’ornière, il m’a sem­blé intéressant…»

Il tra­duit une cer­taine gêne, un cer­tain com­plexe. Domi­nique Morel se défend d’avance. Mal­gré ce qu’il dit, il ridi­cu­lise la tra­di­tion christiano‑gandhienne, de peur d’être mis dans le même sac et d’être ridi­cu­li­sé lui-même. C’est une atti­tude que l’on retrouve très sou­vent et je ne suis pas sûre que ce soit tout à fait non violent… C’est une sorte de méca­nisme de défense contre un manque de confiance en soi. Un style de passe (comme on dit un « mot de passe ») que l’on espère magique et qui, par‑là, nous fera prendre au sérieux, qui nous fera être « du bon côté » . Mais je pense que si ce qu’on dit est vrai­ment valable, inté­res­sant, on n’a pas besoin d’un tel « style de passe ».

Les cita­tions de Weil sont vrai­ment inté­res­santes. Pour la pré­sen­ta­tion, c’est très cri­ti­quable mais ça a au moins un très grand avan­tage : celui de don­ner envie de lire tous les livres en ques­tion par soi‑même. C’est vrai­ment de l’information, pas de l’information pré­di­gé­rée. Cela me semble vrai­ment inté­res­sant car il est évident qu’un acte violent est tou­jours la mani­fes­ta­tion d’un échec de la part de l’homme. Si l’histoire a un sens, je sou­haite que ce soit vers une adé­qua­tion de la conduite de l’homme à ses valeurs — chan­geantes, mais c’est ici pré­ci­sé­ment qu’intervient la phi­lo­so­phie de l’histoire — et non pas vers un enli­se­ment dans ses échecs.

En ce qui concerne la phi­lo­so­phie pro­pre­ment dite, on peut effec­ti­ve­ment conce­voir une phi­lo­so­phie de l’histoire qui retrou­ve­rait les moments dia­lec­tiques des conflits entre la vio­lence et la non‑violence, tous deux se cachant sous des appel­la­tions mul­tiples au cours des siècles, tous deux étant fina­le­ment les moyens d’une même fin, jusqu’à ce que cette fin absorbe et en même temps abo­lisse défi­ni­ti­ve­ment l’opposition des deux, les termes de « vio­lence » et de « non‑violence » ayant alors per­du leur sens au pro­fit du seul mot « his­toire » et étant absor­bés par le règne de la Rai­son, lui‑même iden­tique à celui de la liberté.

On pour­rait, en fai­sant cette « phé­no­mé­no­lo­gie » com­bi­ner les apports de Marx et de Hegel et faire un tra­vail que l’on a cou­tume, à pré­sent, d’appeler « scientifique ».

Eric Weil a son­gé à cela ; s’il a vrai­ment accom­pli ce tra­vail, c’est un auteur aus­si fon­da­men­tal que Marx. J’ai envie de lire Eric Weil.

Pra­tique de la non-violence

Je suis d’accord, mais je pense que cela n’a aucun rap­port avec Eric Weil. Ça pour­rait faire l’objet d’un autre article tout à fait sépa­ré mais, du coup, ce serait banal. À moins que la rela­tion avec Eric Weil soit ici très pré­ci­sé­ment expli­quée, c’est‑à‑dire que tout soit chan­gé, Domi­nique Morel rend ses idées banales et les diminue.

L’«Être » : On pour­rait se pas­ser du terme qui fait gran­di­lo­quent. Éric Weil a dû s’expliquer, la cita­tion qui suit le fait sup­po­ser. Au fond, ce qu’il y a c’est que c’est mal pré­sen­té à par­tir de « la non‑violence fait appel…» jusqu’à «… le bon­heur des autres confirme ». Je pense qu’il aurait mieux valu com­men­cer par la fin de ce pas­sage et finir par son début. L’«Être » devait être mieux avalé.

Après, ça fait un peu « la morale de l’histoire ». Ce n’est pour­tant pas que ce soit sim­pliste. C’est que c’est mal pré­sen­té. Ce n’est pas mis en valeur, encore une fois, et le lec­teur peut ne pas faire la rela­tion avec Éric Weil et donc voir cela d’une façon sim­pliste, ne pas com­prendre et pen­ser que c’est banal.

Il ne faut pas croire que je vise de haut Domi­nique : en ce qui me concerne, je cafouille plu­tôt… Alors, bra­vo pour Domi­nique Morel qui a fait là un tra­vail d’information essentiel !

Colette Kay

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(Suite)

Abso­lu­ment d’accord quant aux remarques au sujet d’une « cer­taine gêne » et d’un « cer­tain com­plexe» ; car par­ler de non‑violence entre potes et potesses d’ANV, c’est simple. On est presque tous d’accord sur le fond (bien sou­vent infor­mu­lé) de notre non‑violence. Mais par­ler de non‑violence avec des étran­gers à cette pro­blé­ma­tique (soit des mili­tants « gau­chistes » soit des per­sonnes qui ne se posent pas la ques­tion) implique pour eux une assi­mi­la­tion, presque tou­jours pure­ment et sim­ple­ment, au mou­ve­ment gand­hien et chrétien.

C’est jus­te­ment pour reje­ter et éli­mi­ner cette assi­mi­la­tion que la pen­sée de Weil me semble impor­tante. Bien évi­dem­ment, on peut se pas­ser de lui comme de bien d’autres ; mais ce que j’ai essayé de mon­trer, c’est qu’à par­tir d’une pen­sée hégélo‑marxiste (ori­gine du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire) on peut abou­tir à une pro­blé­ma­tique telle que la nôtre. Pro­blé­ma­tique qui s’insère donc dans celle plus vaste des luttes révo­lu­tion­naires et non dans celle d’une vie pseudo‑religieuse. Peut‑être y a‑t‑il aus­si, en effet, naï­ve­té et mal­adresse dans ma plume ; de toute façon, je n’ai pas la pré­ten­tion de vou­loir for­mu­ler une pen­sée sys­té­ma­tique, tout juste celle de m’exprimer.

Je suis ravi que mon pro­cé­dé de cita­tions soit com­pris, car la ten­ta­tion est grande de para­phra­ser et de « faire sem­blant », d’être « pen­seur » en emprun­tant aux autres leurs cogi­ta­tions. Mon seul but : faire connaître, non pas tant la pen­sée de Weil en son entier, mais une par­tie qui me semble toute nou­velle dans l’ensemble de la phi­lo­so­phie post‑hégélo‑marxienne.

Je dois dire que Weil m’a déçu — comme tous les pen­seurs à sys­tèmes dia­lec­tiques (Marx y com­pris) — car il reste enfer­mé dans son sys­tème et tourne en rond. Une autre sorte de Sisyphe. La logique étant reine, le méca­nisme dia­lec­tique bien hui­lé est sans fin (telle la vis). Sa vision du monde (et celles de ses confrères) devient sta­tique et nie toute tru­cu­lence à la vie.

Quant à savoir les rap­ports entre Weil et la seconde par­tie du texte ?

Tout bête­ment, je me per­mets d’y faire ce que je ne fais pas dans la pre­mière, consa­crée à Weil : c’est‑à‑dire mettre mon grain de sel.

En outre, j’ai la fâcheuse répu­ta­tion d’avoir fait des « études » : un bref séjour de trois mois en fac de phi­lo­so­phie… qui m’a gué­ri à tout jamais du ver­biage et de la pen­sée creuse uni­ver­si­taire. L’argument : « Ouais, mais il a son bac ! », la belle affaire, je suis du mil­lé­sime 68 (le meilleur), et en par­fait auto­di­dacte, j’ai déser­té le lycée en cours de pre­mière. J’ai aus­si le com­plexe de l’«initié » et du « savant» ; mais par­ler de néga­ti­vi­té, de dia­lec­tique, de sens et de non‑sens, de morale, de rai­son à tour de bras a pour effet de blo­quer les ceusses qui n’ont pas eu le triste pri­vi­lège de s’être éga­rés dans le laby­rinthe du Savoir. Alors, j’ai ten­té de mettre mes idées en voca­bu­laire usuel. Je crois d’ailleurs que c’est le plus impor­tant. À quoi bon par­ler de non‑violence avec les potes de tra­vail si c’est pour les voir se fer­mer. J’ai déjà beau­coup de mal avec ma tignasse et ma barbe (fleu­rie), à ne pas paraître « étu­diant » et à mon­trer que je sais me ser­vir de mes dix doigts.

L’«Être»… j’ai hési­té. Je sais que ma démarche, dans le texte, est beau­coup trop rapide et demande des déve­lop­pe­ments. Mais je tiens à le gar­der et j’espère pou­voir m’en jus­ti­fier un de ces jours…

Domi­nique Morel 

La Presse Anarchiste