La Presse Anarchiste

Sur les postulats individualistes de l’anarchisme non-violent

La confron­ta­tion entre l’anar­chisme non violent et les autres cou­rants de l’anarchisme ne peut se faire sur le seul thème de la vio­lence. Pour abor­der le pro­blème en des termes très simples, per­sonne ne pense­rait à se défi­nir comme « anar­chiste violent ». On dirait plu­tôt anar­chiste révo­lu­tion­naire. Mais le non‑violent n’accepte pas for­cé­ment d’être consi­dé­ré comme non révo­lu­tion­naire… À quel niveau faut‑il alors situer les diver­gences essentielles ?

Le débat, le plus sou­vent, s’en­gage sur le plan de la straté­gie : la vio­lence est‑elle ou non un moyen effi­cace, sus­cep­tible de réa­li­ser la fin pour­sui­vie, à savoir l’instauration de rela­tions libres entre les hommes, donc la sup­pres­sion de la vio­lence ? Peut‑on, dans une so­ciété fon­dée sur la vio­lence, évi­ter la vio­lence ? Cette discus­sion stra­té­gique révèle vite des diver­gences plus pro­fondes qui portent sur la concep­tion même de la réa­li­té sociale. L’idée que les uns et les autres se font de la révo­lu­tion per­met de bien sai­sir cette dif­fé­rence, et sur ce point de théo­rie l’anarchisme non violent se dis­tingue nette­ment de ce qu’on appelle cou­ramment l’anarchisme révolutionnaire.

La conception révolutionnaire de la révolution

L’idée non vio­lente de la révo­lu­tion implique bien un chan­ge­ment radi­cal : fin de l’oppression et de l’exploitation, dis­pa­ri­tion de l’État et des classes, ges­tion directe de la vie col­lec­tive par la col­lec­ti­vi­té. L’accord se fait sur le but à atteindre — il en va de même pour les mar­xistes — mais non pas sur la manière d’y abou­tir ni sur la nature de cette mutation.

Ce qui, à mon avis, est étran­ger aux non‑violents c’est la notion du « phé­no­mène révo­lu­tion­naire », du dyna­misme créa­teur de la révo­lu­tion « catas­tro­phique » (selon l’expression de Sorel). La concep­tion révo­lu­tion­naire de la révo­lu­tion est carac­té­ri­sée par la convic­tion qu’à tra­vers les désordres et les crises, les souf­frances et les enthou­siasmes, se déploie un pro­ces­sus vivi­fiant, por­teur de nou­velles formes d’existence, d’organisation, de conscience. La convic­tion qu’en balayant des struc­tures contrai­gnantes et arbi­traires la révo­lu­tion libère les forces conte­nues qui don­ne­ront à la col­lec­ti­vi­té l’énergie et la puis­sance d’invention néces­saires pour jeter les bases d’un nou­vel ordre.

Une telle dyna­mique ne va pas sans vio­lence, ni dans son déclen­che­ment, ni dans son exten­sion, ni dans sa défense. Pour beau­coup de liber­taires, c’est l’irruption de la vio­lence insur­rec­tion­nelle qui, en bat­tant en brèche l’appareil répres­sif, met en branle le pro­ces­sus de créa­tion ; ce que contestent les non‑violents. Dans un numé­ro déjà bien ancien d’ANV, où il cri­ti­quait ami­ca­le­ment ma bro­chure Formes et ten­dances de l’anarchisme, Lucien Gre­laud citait le pas­sage où je disais : « L’action vio­lente retrempe les éner­gies, réveille les colères pas­sées. Elle crée en même temps un cli­mat d’effervescence où germent les idées neuves. ». À quoi il répli­quait : « Il me paraît que, mieux que d’applaudir au réveil des colères pas­sées, il serait plus béné­fique de les dévier, de subli­mer cette réac­tion vio­lente, de les repla­cer dans des actions créa­trices, telles celles que l’auteur lui‑même pré­co­nise, l’autogestion notam­ment. » ( ANV n° 10 )

Cette réponse contourne le pro­blème plus qu’elle ne le résout. Si l’autogestion devient pos­sible, c’est bien parce que la réac­tion vio­lente n’a pas été subli­mée mais qu’elle a, en écla­tant, intro­duit la rup­ture qui appelle et per­met l’investissement des forces mobi­li­sées par la révolte. Com­ment dévier vers l’action créa­trice les colères pas­sées si elles n’ont pas été réac­tua­li­sées dans un sur­saut col­lec­tif qui ouvre la voie à la réa­li­sa­tion socialiste ?

Gre­laud saute allè­gre­ment un maillon de la chaîne. L’autogestion se laisse aisé­ment pen­ser dans la logique de l’anarchisme non violent : déci­sion ration­nelle, accord rai­son­né, tra­vail col­lec­tif entre­pris selon un contrat pré­cis, édu­ca­tion per­ma­nente par la pra­tique même de la ges­tion directe. Il n’en va pas de même pour l’étape pré­cé­dente, celle du ren­ver­se­ment d’équilibre. Ce qui pré­vaut, ici, c’est l’élan pas­sion­nel, l’improvisation, les déci­sions rapides et sou­vent contra­dic­toires prises dans le feu de l’action. Et aus­si, si le mou­ve­ment prend de l’ampleur, la déter­mi­na­tion et la pres­sion auto­ri­taire de groupes bien orga­ni­sés et cen­tra­li­sés, ce qui pose de graves pro­blèmes aux anar­chistes révo­lu­tion­naires aussi.

Il ne s’agit plus, dans la phase insur­rec­tion­nelle, de la conver­gence d’efforts mûre­ment réflé­chis et contrô­lés (auto­con­trô­lés) jusqu’au bout, mais d’impulsions col­lec­tives aux résul­tats sou­vent impré­vi­sibles, aux moti­va­tions en par­tie irra­tion­nelles (colères, rêves apo­ca­lyp­tiques, espoirs appa­rem­ment insen­sés…) et dont les agents, pour la plu­part ont été for­més par tout sauf par la sage école de la non‑violence.

La mutation sociale

Et pour­tant ces mou­ve­ments de masse, par la vigueur de leur impact et leur force de conta­gion, peuvent pro­vo­quer des situa­tions qui aupa­ra­vant sem­blaient tota­le­ment impro­bables. De plus, la dyna­mique révo­lu­tion­naire ne change pas seule­ment les situa­tions, elle trans­forme ses propres agents. De vieux sys­tèmes de valeurs, des réseaux d’inhibition mon­tés par des années (des siècles?) de condi­tion­ne­ment se dis­loquent dans l’effervescence géné­rale. Une nou­velle image de la vie et du bon­heur sur­git. Des rêves archaïques affleurent à la conscience et impulsent l’action : attente mil­lé­na­riste de la grande apo­ca­lypse qui fait naître du chaos un monde régé­né­ré, aspi­ra­tion à la grande muta­tion où l’homme et la socié­té réin­tègrent les « pou­voirs perdus ».

L’ethnologie et l’histoire des reli­gions apportent de nom­breux exemples de ces mythes de l’«éternel retour » ou du « grand temps », et chaque mou­ve­ment révo­lu­tion­naire les voit émer­ger sous une forme propre à son temps, mais aisé­ment recon­nais­sable. Du fait que des charges incons­cientes, ali­men­tées aux sources mêmes du dyna­misme vital, se trouvent ain­si mobi­li­sées et inves­ties dans l’action, l’individu tout entier est concer­né par le bou­le­ver­se­ment en cours ; la simi­li­tude des rêves et des dési­rs réac­ti­vés unit d’autant plus for­te­ment entre eux ceux qui sont ain­si por­tés par cet élan « pri­mi­tif ». Et la révo­lu­tion devient effec­ti­ve­ment ce micro­cosme dont parle Lan­dauer, où tous les dérou­le­ments s’accélèrent et s’intensifient incroyablement.

Seul un affron­te­ment violent peut déclen­cher un tel pro­ces­sus. Il n’est pas néces­saire qu’il soit san­glant. Ce qui s’est pas­sé en mai 68 (qui a été bien moins meur­trier qu’un bon week‑end sur les routes) peut don­ner une illus­tra­tion res­treinte mais lisible du phé­no­mène que je viens d’évoquer rapi­de­ment. L’opposition tran­chée de deux camps, la rup­ture de tout dia­logue entre eux, la convic­tion de mener un com­bat déci­sif sus­citent des éner­gies consi­dé­rables et des tac­tiques inédites. Je doute qu’une action non vio­lente puisse por­ter de tels effets.

On peut objec­ter aux révo­lu­tion­naires les misères et les souf­frances d’un affron­te­ment tour­nant à la guerre civile. Je ne cite que pour mémoire une des réponses à cet argu­ment, car elle exi­ge­rait de plus longs déve­lop­pe­ments : c’est que ces misères mêmes sont, au niveau col­lec­tif, un fac­teur de matu­ra­tion et de prise de conscience. Marx et Bakou­nine tombent d’accord là‑dessus. Je recon­nais que ce genre de phi­lo­so­phie de l’histoire, dans le fond assez étran­gère à la men­ta­li­té anar­chiste, peut mener loin…

De ce qui pré­cède, on peut com­men­cer à déga­ger les impli­ca­tions théo­riques de l’une et l’autre prises de position.

L’anarchisme révo­lu­tion­naire mise sur l’action et la dyna­mique de la col­lec­ti­vi­té en tant que sujet spé­ci­fique. Il la consi­dère sus­cep­tible de conduites nova­trices qui n’ont rien à voir avec la simple jux­ta­po­si­tion de com­por­te­ments indi­vi­duels, puisque la nou­veau­té des réac­tions et des ini­tia­tives pro­vient jus­te­ment du fait que les indi­vi­dus se trouvent en situa­tion de par­ti­ci­pa­tion intense à un deve­nir collectif.

L’anarchisme non violent par contre ne part pas du col­lec­tif comme réa­li­té glo­bale, mais de l’individu. Il n’exclut pas l’action en com­mun, mais la conçoit comme addi­tion (méca­nique) d’actions indi­vi­duelles concor­dantes. La sou­dure, l’engrènement est opé­ré par la concer­ta­tion, la déci­sion mûre­ment réflé­chie, le contrôle per­ma­nent. Dans son optique, la réa­li­té sociale ne se trans­for­me­ra pas par une muta­tion géné­rale, mais par le rema­nie­ment de sec­teurs bien loca­li­sés qui finissent par se rejoindre. C’est là un point de vue net­te­ment indi­vi­dua­liste qui consti­tue, en fait, une néga­tion de la socio­lo­gie (qui n’a plus d’objet spé­ci­fique s’il n’existe pas d’agent col­lec­tif). C’est aus­si ce qu’on peut appe­ler une concep­tion réfor­miste de la révolution.

Indi­vi­dua­liste dans sa théo­rie et dans sa pra­tique, l’anarchisme non violent est éga­le­ment ratio­na­liste : il se défie des mou­ve­ments impul­sifs, des croyances tri­bu­taires de pul­sions incons­cientes. Il rejoint par‑là le paci­fisme qui a tou­jours mécon­nu la fas­ci­na­tion exer­cée par « l’aventure guer­rière », et n’a pu de ce fait la com­battre en pro­fon­deur. Igno­rer les moti­va­tions incons­cientes, c’est aus­si bien se livrer à leur inter­ven­tion per­tur­ba­trice que renon­cer à leur réorien­ta­tion dans une voie créa­trice. Le cadre intel­lec­tuel de l’anarchisme non violent, c’est l’individualisme social tel que l’entend Bon­temps. On peut même admettre qu’il se forme actuel­le­ment autour d’ANV le seul cou­rant actif de l’individualisme libertaire.

Ces démar­ca­tions faites, il faut évi­dem­ment nuan­cer leur applica­tion. Rap­pe­ler que l’anarchisme révo­lu­tion­naire exige aus­si l’effort rai­son­né et per­sé­vé­rant, la for­ma­tion de l’individu, la concer­ta­tion pour la ges­tion col­lec­tive, etc. Que l’anarchisme non violent, de son côté, peut pro­vo­quer des « phé­no­mènes dyna­miques et créa­teurs » ( ANV n° 23 [[Je n’ai pas retrou­vé l’o­ri­gine de cette cita­tion dans le numé­ro 23 d’ANV. (V.D.)]], p. 39). Je n’ai pas l’impression, pour­tant, que cet aspect ait sou­vent été mis en lumière. Peut‑être, jus­te­ment, parce que les sché­mas indi­vi­dua­listes ne s’y prêtent pas.

Relativité de la non‑violence

Le fait de par­tir de posi­tions indi­vi­dua­listes n’est pas sans consé­quences, et je n’écris pas cet article pour le plai­sir de cata­lo­guer une ten­dance inso­lite selon nos chères vieilles caté­go­ries. Sur le plan théo­rique, l’individualisme mécon­naît un aspect essen­tiel de la vie sociale. Il est ame­né de la sorte à s’illusionner sur des méthodes d’action qui se révèlent très par­tielles parce qu’elles ne tiennent pas compte de la tota­li­té du fait social. Des phases‑clés du deve­nir histo­rique échappent à son optique, et ses inter­ven­tions risquent fort de res­ter marginales.

Pour ces rai­sons, les tac­tiques non vio­lentes m’apparaissent avant tout comme un appoint qui vient s’intégrer dans un cours étran­ger et même contraire à leurs prin­cipes. Elles se trouvent englo­bées, par exemple, dans l’ensemble d’une contes­ta­tion qui n’hésite pas à recou­rir, par moments, à la pro­vo­ca­tion vio­lente, à l’agression, au défoule­ment col­lec­tif. Dans une période de bou­le­ver­se­ment révo­lu­tion­naire, des groupes et des mili­tants non vio­lents peuvent s’insérer efficace­ment dans l’effort de recons­truc­tion socia­liste. Mais pré­co­ni­sés comme seules méthodes valables, les modes d’action indi­vi­dua­listes conduisent à se fier beau­coup trop à des restruc­tu­ra­tions limi­tées (milieux libres, coopé­ra­tives, auto­ges­tion par­cel­laire) déviées rapide­ment par la puis­sance de condi­tion­ne­ment et d’intégration du sys­tème éta­tiste et capi­ta­liste. On rejoint ici la cri­tique de l’individua­lisme comme forme liber­taire du réformisme.

Dans la mesure où mon ana­lyse est cor­recte, la non‑violence ne me paraît sus­cep­tible que d’une théo­ri­sa­tion par­tielle (peut‑on par­ler d’une psy­cho­lo­gie ou d’une socio­lo­gie non vio­lente?). Le fon­de­ment de sa pra­tique serait donc sur­tout un choix moral : « Quoi qu’il en soit, et quel que soit le rôle de la vio­lence dans l’histoire, je refuse d’y avoir recours ». Il fau­drait, du coup, admettre que l’interven­tion vio­lente est inévi­table et même néces­saire dans cer­taines situa­tions, mais qu’on la rejette pour soi, en déci­dant d’utiliser des formes de lutte qui trouvent leur effi­ca­ci­té sur d’autres plans et dans d’autres situa­tions. Prendre conscience de cette rela­ti­vi­té évi­te­rait le dog­ma­tisme de la non‑violence, et sa jus­ti­fi­ca­tion par des pos­tu­lats peu conci­liables avec les don­nées actuelles des sciences sociales.

Il va sans dire que le dog­ma­tisme de la vio­lence est tout aus­si injus­tifié et qu’il risque encore bien plus d’entrer en contra­dic­tion avec le pro­jet libertaire.

En recon­nais­sant la valeur pra­tique (rela­tive) de la non‑violence, on peut enta­mer une autre cri­tique : qu’elle n’approfondit pas assez ses méthodes. Le reproche peut être fait à l’individualisme dans son ensemble, qui s’est trop sou­vent limi­té à une édu­ca­tion du juge­ment (ce qui n’est pas rien) et à une cer­taine éman­ci­pa­tion du com­por­te­ment (limi­tée sérieu­se­ment par les contraintes de l’environnement). Deux élé­ments ne sont pas assez pris en consi­dé­ra­tion : qu’une « conver­sion » intel­lec­tuelle et morale ne suf­fit pas à remo­de­ler en pro­fon­deur le psy­chisme, à défaire les inhi­bi­tions et les mal­for­ma­tions cau­sées par l’éducation et la vie quo­ti­dienne ; que le déve­lop­pe­ment per­son­nel implique l’intégration et l’activation des éner­gies, des fonc­tions qu’un appren­tis­sage inco­hé­rent et répres­sif a lais­sées en friche.

Ce serait la tâche d’un indi­vi­dua­lisme consé­quent d’élaborer les tech­niques d’«individuation » conformes à ce double pro­pos, en se fon­dant, entre autres, sur les acquis de la psy­cha­na­lyse et aus­si sur ce que nous pou­vons pour le moment assi­mi­ler des ensei­gne­ments orientaux.

Croire qu’on pour­rait se sous­traire ain­si à l’influence néfaste du milieu serait retom­ber dans un autre tra­vers du réfor­misme indi­vi­dua­liste. Mais l’homme for­mé de la sorte serait mieux armé pour sa défense, pour le com­bat et pour sa réa­li­sa­tion per­son­nelle. L’entraînement non violent consti­tue sans doute une pre­mière approche (pra­tique) de ce but loin­tain. On voit ce qui reste à com­prendre, à ordon­ner et à essayer si ce pro­jet était pris au sérieux…

René Furth


[(Est‑il vain d’apostropher le lec­teur ? En tout cas, il est dif­fi­cile d’ins­taurer un dia­logue. Nous nous y sommes essayés à plu­sieurs reprises, de dif­fé­rentes façons. D’autre part, nous avons publié des textes avec les­quels nous n’étions pas d’accord, mais qui nous sem­blaient appor­ter des élé­ments de dis­cus­sion. Il faut consta­ter que nous n’avons guère pro­gres­sé, soit à cause de l’argumentation usée que l’on nous avan­çait, soit à cause de la médio­cri­té des réponses don­nées. Il ne s’agit pas d’avoir la réplique tou­jours prête, mais plu­tôt d’ou­vrir des pers­pec­tives. C’est peut‑être le cas du texte de Furth publié ci‑dessus.

Encore une fois, et dans ce cas pré­cis, ne pou­vons-nous pas pro­po­ser au lec­teur de s’exprimer ? Dans un pre­mier temps, les lettres seraient ronéo­tées et dif­fu­sées aux inté­res­sés. Éven­tuel­le­ment, une ren­contre sur ce thème pour­rait ser­vir, par la suite, à struc­tu­rer l’ensemble, ou per­mettre d’autres formes d’expression.

Mais il est peut‑être pos­sible de pro­cé­der d’une tout autre manière…

Qu’en dis‑tu lecteur?)] 

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