Très souvent, le défenseur de la violence la revendique par obligation, comme un mal nécessaire jusqu’à l’effondrement de la violence institutionnelle. Parce qu’il ne faut pas perdre de vue que les racines de la violence, sa source nourricière et sa manifestation éclatante se trouvent incrustées dans l’État à tel point que l’expression « État et violence sont synonymes » est un axiome.
Très souvent, le pacifiste s’incline, contraint à son tour, face à la violence de l’opprimé qui, ayant rempli le vase de sa soumission au maximum, laisse le sang déborder et la fureur se déchaîner.
Soutenant l’axiome qui fait de l’État et de la violence des synonymes, Jean Marestan dit : « Si l’autorité est amenée, inévitablement, à s’appuyer sur la violence, celle‑ci en revanche se termine, à peu d’exception près, dans l’autorité, c’est‑à‑dire dans la légitimation philosophique et la codification des fins qu’on se propose et des moyens dont on se sert. » (Encyclopédie anarchiste, p. 2869.)
Nous, les anarchistes, avons toujours affirmé que la première violence, celle qui est à l’origine de la violence protestataire, est celle de l’État, celle de ceux qui possèdent la richesse et les moyens de la produire, celle de ceux qui se partagent le gâteau, celle de ceux, enfin, qui établissent l’inégalité économique, sociale et culturelle entre les hommes. Il y eut un temps où la violence contestataire était le patrimoine presque exclusif des anarchistes bien qu’ils ne fussent pas inaugurateurs de l’attentat social ; Max Nettlau n’hésite pas à citer Samson parmi les premiers instigateurs de ceux‑ci et ajoute que Bakounine lui‑même aurait désiré une mort comme celle de Samson. Camus situe l’origine de cette violence — le terrorisme russe selon son expression — en 1878, quand Vera Zasulich abattit le général Trépov, chef de la police de Saint‑Pétersbourg, le 24 janvier, jour où étaient jugés 193 populistes. Cependant, il omet l’attentat de Karakasov contre le tsar en 1866, celui qui mit fin à la vie du favori Prune, également à Saint-Pétersbourg, ou bien, en dehors de la Russie, celui d’Orsini qui attenta, le 15 janvier 1858, à la vie de Napoléon III.
Il est possible que l’abnégation des nihilistes russes ait influencé les révolutionnaires de l’Europe entière et que les anarchistes aient aussi subi cette influence. Nous ne perdons pas de vue que trois mois après l’attentat de Vera Zasulich, le 11 mai 1878, Hoedel tira plusieurs fois contre Guillaume Ier à Berlin. De son procès, nous pouvons extraire ceci :
« Est‑ce que cela vous plaît de vous définir comme anarchiste ? dit le juge. Savez‑vous ce qu’est un anarchiste ? »
Hoedel répondit :
« Je n’ai aucun besoin de vous expliquer cela ici. Je ne vous convertirai pas à mes opinions, pas plus que vous ne me convertirez aux vôtres. »
Condamné à mort, Hoedel salua la sentence par un « Vive la Commune ! »
« L’avenir est l’unique transcendance des hommes sans Dieu, écrit Camus dans “’Homme révolté”, les terroristes sans doute veulent d’abord détruire, faire chanceler l’absolutisme sous le choc des bombes. Mais par leur mort, au moins, ils visent à recréer une communauté de justice et d’amour, et à reprendre ainsi une mission que l’Église a trahie. » Et il ajoute plus loin : « 1905, grâce à eux, marque le plus haut sommet de l’élan révolutionnaire. À cette date, une déchéance a commencé. Les martyrs ne font pas les Églises : ils en sont le ciment, ou l’alibi. Ensuite viennent les prêtres et les bigots. Les révolutionnaires qui viendront n’exigeront pas l’échange des vies. Ils consentiront au risque de la mort, mais accepteront aussi de se garder le plus possible pour la révolution et son service. »
C’est le calcul et l’application de la loi des probabilités. Il y a moins de soldats au service de la liberté que de mercenaires à la solde de l’autorité, et les premiers se déclarent plus avares de leur vie bien que cela ternisse l’auréole forgée par les nihilistes qui, tel Kaliayev, déclara au tribunal : « Je considère ma mort comme une suprême contestation contre un monde de larmes et de sang. »
Les anarchistes arrivèrent aussi à cette conclusion et à l’application de la loi des probabilités, car étant moins armés que l’État, tout attentat a toujours impliqué la capture facile du révolutionnaire. De là vient le fait que de nombreux anarchistes se soient demandé si l’attentat et la violence en général étaient rentables pour la révolution. « Toute violence, dit Marestan, exercée au nom d’un principe, aide à supporter une forme d’autorité. » Et Max Nettlau de son côté déclare que « son importance — celle de l’attentat — est donc limitée, c’est un moyen, mais ce n’est pas le moyen et c’est le moyen seulement quand tous les autres ont déjà été employés dans le cas présent. C’est l’allumette qui peut déclencher le plus grand incendie, mais c’est celle aussi qui peut se brûler elle‑même sans aucune conséquence. »
Sébastien Faure, plus ouvertement partisan d’une violence allant de l’attentat à la lutte massive d’un peuple, veut montrer son mépris envers ceux qui voient, de même que Nettlau, l’attentat comme inopérant et il écrit : « Je conçois qu’un révolutionnaire n’approuve pas les attentats individuels. Il peut considérer que de tels attentats n’atteignent pas le but qu’ils se proposent, qu’ils avantagent le pouvoir qui sait profiter de l’occasion pour perquisitionner, traquer, emprisonner massivement, le temps d’élaborer des lois répressives encore plus sévères contre la propagande des idées et l’activité des militants. Il peut en venir à penser qu’incompris de la masse, laquelle n’est pas encore capable d’en saisir le sens, le caractère et la valeur morale, ces attentats indisposent contre eux l’opinion publique et l’éloignent de la doctrine dont se réclament les révolutionnaires de la “propagande par le fait”. Il existe, je le reconnais, une part de vérité dans ces observations et c’est pour cela que je peux admettre qu’un révolutionnaire puisse ne pas approuver l’attentat individuel. Cependant, je n’arrive pas à comprendre celui qui le désapprouve et je me demande au nom de quels principes et raisonnement il le condamne ».
Malatesta s’exprimant encore plus ouvertement, va plus loin : « Cette violence est plus que nécessaire pour résister à la violence adverse et nous devons la prêcher et la préparer si nous désirons que les conditions actuelles d’esclavage déguisé dans lesquelles se trouve la plus grande partie de l’humanité cessent d’exister. Mais cette violence renferme en elle‑même le danger de transformer une révolution en un magma brutal, sans lumière idéaliste et sans possibilité de résultats satisfaisants. Il faut absolument insister sur les finalités morales du mouvement et sur la nécessité, sur le devoir de maintenir la violence dans les limites de la stricte nécessité.
« Nous affirmons que la violence est bonne quand c’est nous‑mêmes qui l’appliquons, qu’elle est mauvaise quand ce sont les autres qui l’emploient contre nous. Nous disons qu’elle est justifiée, bonne, morale et que c’est un devoir quand elle est employée pour la défense de soi‑même et des autres contre les prétentions des violents et qu’elle est mauvaise, “immorale” si elle est utilisée pour violer la liberté d’autrui.
« Nous ne sommes pas pacifistes parce que la paix est impossible si, elle n’est pas désirée des deux côtés.
« Nous considérons que la violence est une nécessité et un devoir pour la défense, mais seulement pour la défense. Naturellement, il ne s’agit pas de la défense contre l’attaque physique seulement contre l’attaque directe et immédiate, mais contre toutes les institutions qui, par le moyen de la violence, maintiennent les hommes en esclavage.
« Nous nous déclarons contre le fascisme et nous voudrions le vaincre en opposant à ses violences des violences plus grandes. Et nous nous déclarons contre tout gouvernement car c’est la violence permanente.
« Mais notre résistance doit être celle d’hommes contre des brutes et non une lutte de bêtes. » (« le Réveil », n° 602, Genève).
Quand on veut se plonger dans l’étude du phénomène de la violence, il faut admettre la présence d’un monde dualiste qui, avec deux poids et deux mesures, juge les actions des hommes selon leur position et leur attitude sociale. « Le même État qui me punit pour avoir chez moi une arme sans permis, gaspille des millions pour le développement des moyens de massacre des masses les plus déments, comme les gaz et les armes bactériologiques », dit Albert Szent‑Gyorgyi, collaborateur du Bulletin des savants atomistes « Science and Public Affairs » (octobre 1969).
Il existe une violence légale qu’une éducation partiale, intéressée et atrophiante réussit à présenter sous les dehors élégants de « loi », « ordre », « respect de la propriété », « obéissance » à propos des affaires intérieures d’un pays et de « défense nationale », « espace vital » et « civilisation » s’il s’agit d’ingérence dans des terres étrangères.
Un patron paie des salaires de misère à ses ouvriers et ceux‑ci font grève ; le premier appelle les « forces de l’ordre » et il se peut que cela se termine par des morts et des blessés. Le grand public, mis en condition par la presse et l’éducation reçue, n’hésitera pas un instant quand on l’invitera à désigner le coupable : l’ouvrier. Le curé que nous décrit Jorge Icaza dans son « Huasipungo » et qui refuse d’enterrer l’Indien parce que ses proches ne peuvent pas le payer, le grand propriétaire de « el Mundo es ancho y ajeno » de Ciro Alegria, le bourgeois, le juge, le propriétaire, le gouverneur, cela devrait suffire pour dépouiller tous les hommes de l’éducation corrompue qu’ils ont reçue, pour qu’ils se rendent compte que la société telle que nous la connaissons, la supportons, dans laquelle nous vivons, est établie sur une quantité de couches sociales qui ont comme poutre maîtresse la violence.
C’est de la violence que le travail taylorisé dans lequel l’être humain est morcelé irrationnellement ; que le cours de l’éducation depuis le premier stade de l’école primaire jusqu’aux niveaux supérieurs universitaires ; que l’agglomération urbaine depuis les bidonvilles, favellas jusqu’aux appartements uniformes, froids et inhospitaliers, offerts par l’État aux citadins peu fortunés ; que la télévision avec sa gamme de films navrants et ses interruptions exaspérantes pour la publicité de produits alimentaires, d’automobiles, de vêtements, pour les agences immobilières et pour la joaillerie. La société est structurée par des habitudes de violence — profit pendant les heures « actives », vice pendant les moments « creux » — et l’économie n’est florissante que lorsqu’elle produit pour l’armement. À la fin de la guerre de Corée, se produisit aux USA un collapsus dont le « pays du ghetto noir» réussit à se remettre grâce à l’engagement au Vietnam. Un cessez‑le-feu dans le Sud‑Est asiatique entraînerait un autre grand collapsus économique en Amérique du Nord. De même, un accord entre Israéliens et Arabes provoquerait des déficits himalayesques dans la balance des exportations et des importations en France, en Angleterre et, de nouveau, aux USA.
Et tout est si étroitement lié dans la trame de la violence qu’il ne sera pas possible à l’humanité d’extirper le cancer qui la ronge si elle n’emploie pas des procédés radicaux, c’est‑à‑dire révolutionnaires et visant, simultanément, tout l’échafaudage trompeur qui soutient la société. Se résigner comme le progressiste lord Elton à accepter le statu quo, car « la guerre, peu importe que nous la haïssions, est encore l’agent suprême du processus évolutif. Aveugle, brutale et destructrice, elle constitue l’arbitre final, la preuve que le monde a inventée pour mesurer la capacité d’une nation à survivre » (cité par Ashley Montagu dans « The Nature of man and the myth of nature »), nous conduit au fatalisme religieux et non religieux d’où vient en grande partie cet exécrable système dualiste dans lequel la violence est l’«ordre » ou le « crime » selon celui qui l’emploie.
Victor Garcia
(Publié dans « Ruta », n° 1. Traduction de D. Morel)