La Presse Anarchiste

Le Living Theatre : Historique

L’art contem­po­rain amé­ri­cain a été mar­qué depuis les années 50 par l’apparition d’une « nou­velle sen­si­bi­li­té », et cela en par­ti­cu­lier dans les domaines musi­cal, poé­tique et théâ­tral. À cette époque, John Cage, ancien élève de Schön­berg, découvre le boud­dhisme zen et, en s’appuyant sur le I Ching ou Livre des chan­ge­ments, il éla­bore une musique, puis un théâtre « aléa­toires » qui ont pour com­po­santes essen­tielles le hasard et l’environnement sonore. Paral­lè­le­ment, Allen Gins­berg publie Howl et Jack Kerouac On the Road. Le mou­ve­ment beat prend corps et avec lui s’affirme la ten­dance à la rup­ture avec la socié­té (dropping‑out) qui engen­dre­ra plus tard la vague hippy.

C’est le 15 août 1951, à New York, que Julian Beck et Judith Mali­na créent leur propre théâtre dans leur appar­te­ment. Plus tard, Beck écri­ra : « Quand la révo­lu­tion vien­dra, le théâtre de Broad­way dis­pa­raî­tra. Et le théâtre de bou­le­vard pari­sien et les men­songes du West End lon­do­nien et le théâtre pom­peux de l’Allemagne de l’Ouest et le théâtre off‑Broadway qui tra­vaillent dans et pour le capi­ta­lisme disparaîtront. »

(Entre­tiens…, p. 258.)

En atten­dant, ils ne peuvent que se situer réso­lu­ment en marge de ce théâtre ; ils sont inclus de fait dans ce qu’il est conve­nu d’appeler offoff‑Broadway.

Quelle est donc la recherche de ce nou­veau groupe ? En cette pre­mière période, les recherches for­melles dominent :

« Nous res­sen­tions la néces­si­té pour le théâtre d’une sorte de rup­ture dans le domaine de la forme, aus­si bien pour le lan­gage que pour la pro­duc­tion théâ­trale. Ain­si tous nos efforts étaient tour­nés vers la poé­sie orale et la poé­sie plas­tique du théâtre. » (J. B., His­to­ry now, Y/​T, p. 21.)

« Nous choi­sis­sions des pièces en marge, qui fai­saient une place pré­pon­dé­rante au lan­gage, à un cer­tain fan­tas­tique. » (J. B., le L. T., p. 29.)

À leur pro­gramme on trouve alors Brecht, Lor­ca, Good­man ; leur public est res­treint, com­po­sé prin­ci­pa­le­ment d’amis artistes. Leur pre­mier véri­table théâtre se trouve dans Four­teenth Street ; une cen­taine de leurs amis, acteurs, peintres, musi­ciens, sculp­teurs, en font un lieu de rêve où, pour la pre­mière fois, scène et salle sont abo­lies « matériellement ».

« The Connection »

Par­mi les pièces mar­quantes de leur réper­toire, on note tout d’abord The Connec­tion, spec­tacle qui met en scène un groupe de dro­gués qui attendent l’«intermédiaire », le four­nis­seur de drogue. Quatre musi­ciens de jazz impro­visent pen­dant toute la durée de la pièce. Déjà, Beck et Mali­na font une ten­ta­tive timide pour rompre la rela­tion acteur‑spectateur : le jeu du comé­dien oscille constam­ment entre l’improvisation feinte et l’improvisation réelle, il des­cend dans la salle à plu­sieurs reprises. Leur recherche d’une authen­ti­ci­té plus grande les amène, au contact des jazz­men, à se libé­rer peu à peu de la notion de « rôle » : «… C’est à par­tir de là que les comé­diens ont com­men­cé à se jouer eux‑mêmes au Living. » (J. M., le L. T., p. 44.) « Nous en par­lions (de l’authenticité) mais nous sen­tions que soir après soir nous trom­pions le public. Nous fai­sions croire au public que c’était une bande de camés réunis par hasard sur une scène pour tour­ner un film (The Connec­tion); […] Nous fai­sions croire au public que nous étions en train d’improviser quelque chose avec un vague texte pro­ba­ble­ment ins­pi­ré de Piran­del­lo (Ce soir on impro­vise) et mis en scène par Julian Beck. Et, en fait, beau­coup de spec­ta­teurs y croyaient, c’est ça le pire ! […] Nous étions très trou­blés parce que cela s’éloignait beau­coup de l’authenticité dont nous avions tou­jours tant par­lé. » (J. B., His­to­ry now, Y/​T, p. 21.)

« The Brig »

En mai 1963, le Living met en scène The Brig (la taule) de Ken­neth H. Brown. Le thème est une jour­née dans un bagne mili­taire à Oki­na­wa. L’importance de cette pièce est double : d’une part, le sujet vio­lem­ment anti­mi­li­ta­riste per­met pour la pre­mière fois l’expression d’un « mes­sage » poli­tique clair ; d’autre part, sur le plan des méthodes de tra­vail, The Brig laisse pres­sen­tir l’évolution ulté­rieure du Living. De sur­croît, la pièce va pro­vo­quer le pro­cès de Julian et Judith qui amè­ne­ra leur départ pour l’Europe. C’est donc une pièce char­nière à plus d’un titre.

En ce qui concerne les méthodes de tra­vail pro­pre­ment dites, Mali­na, qui assure la mise en scène, a fait voter un règle­ment rigou­reux pour toute la durée des répé­ti­tions. L’atmosphère de la pièce est telle que Bob Bru­stein, doyen de l’école d’art dra­ma­tique de Yale, la décrit comme « une sorte de cho­ré­gra­phie mili­taire qui com­por­tait la vio­lence phy­sique la plus effroyable […] qui soit infli­gée aux acteurs eux‑mêmes. » (His­to­ry now, Y/​T., p. 19). À ce stade, il n’est plus ques­tion pour l’acteur de re‑vivre cer­taines impres­sions comme le veut le jeu tra­di­tion­nel, mais bien d’éprouver phy­si­que­ment les situa­tions. Nous nous rap­pro­chons d’Artaud et de cette « alchi­mie des nerfs » que devait être pour lui le théâtre.

L’occupation, le procès

En octobre 1963, The Brig est au pro­gramme depuis cinq mois. La com­pa­gnie est écra­sée par les dettes ; elle doit 4500 dol­lars au pro­prié­taire du théâtre et plus de 28000 dol­lars à l’Internal Reve­nue Ser­vice (contri­bu­tions directes). Un arrêt d’expulsion est pro­non­cé pour le 17 octobre, Julian obtient un sur­sis jusqu’au 22 et, entre-temps, il tente d’organiser un sou­tien à la troupe.

Les comé­diens, res­tés quelque peu exté­rieurs à ces tra­cas­se­ries jusqu’alors, décident un sit‑in dans les locaux pour en empê­cher la fer­me­ture. L’IRS appose les scel­lés et ferme la salle. Trois jours durant, une action de sou­tien va se déve­lop­per. Les acteurs occupent paci­fi­que­ment le théâtre tan­dis qu’à l’extérieur des piquets com­po­sés d’amis et de sym­pa­thi­sants se relaient pour mon­trer leur soli­da­ri­té avec le Living.

Une repré­sen­ta­tion illé­gale de The Brig est don­née le 18 ; les acteurs et les spec­ta­teurs s’introduisent dans la salle par les issue de secours et par les toits. Les agents de l’IRS n’interrompent pas la pièce, mais ils sont pré­sents. The Brig devient alors un « acte anar­chiste », selon les propres termes de Julian.

Dans la nuit du 20 octobre, vingt‑cinq per­sonnes sont inter­pel­lées puis relâ­chées ; Julian et Judith devront payer une cau­tion de 500 dol­lars. Ils com­pa­raissent devant le tri­bu­nal fédé­ral en mai 64, sous l’accusation « d’avoir empê­ché un offi­cier fédé­ral d’accomplir son devoir ». Julian résume ain­si le pro­cès : « Nous dûmes affron­ter la situa­tion d’un pro­cès où nous étions accu­sés d’empêcher des agents fédé­raux de faire leur “devoir”; je men­tionne cela parce que tout le monde croit qu’il s’agissait d’un pro­cès pour des impôts, alors que c’était bien plus qu’un pro­cès pour des impôts ; les impôts étaient un pré­texte pour quelque chose d’autre, nous étions devant les alter­na­tives habi­tuelles, avec des amis qui nous inci­taient à enga­ger un avo­cat, mais, après tout, nous sommes des anar­chistes, et dans un sens nous étions déci­dés à nous ser­vir du pro­cès comme d’une tri­bune pour nos idées. Nous avions pour nous beau­coup d’astuce, beau­coup de poé­sie, beau­coup d’imagination, de théâ­tra­li­té, et beau­coup d’amis. […]

« Je crois que tech­ni­que­ment nous avons très bien fait notre bou­lot en nous défen­dant nous‑mêmes devant le tri­bu­nal ; la preuve en est qu’on nous mena­çait de trente ans de pri­son et que nous nous sommes retrou­vés condam­nés à presque rien, trente et soixante jours de pri­son, et cela essen­tiel­le­ment pour irres­pect envers le juge. Laquelle condam­na­tion nous condui­sit effec­ti­ve­ment en pri­son, Judith et moi. Nous fûmes condam­nés parce que, à la fin du pro­cès, quand le ver­dict fut pro­non­cé par le jury après six heures de déli­bé­ra­tion, nous avons sen­ti que, mal­gré la manière excep­tion­nelle dont le pro­cès s’était dérou­lé, il avait été domi­né par la rigide fri­vo­li­té anglo‑saxonne et nous vou­lions nous débar­ras­ser de ça, nous vou­lions y jeter quelque chose de latin, quelque chose d’hystérique, quelque chose de pri­mi­tif. Nous ne vou­lions pas leur lais­ser croire que d’une manière ou d’une autre ils étaient par­ve­nus à nous conte­nir et à nous faire taire. Alors nous fîmes une explo­sion, une très grande scène de véri­té qui prit une appa­rence hys­té­rique, et ce fut une très bonne chose.

« Le pro­cès était un évé­ne­ment impor­tant, et c’est pour cela que beau­coup d’attention lui fut prê­tée. Nous étions accu­sés d’avoir entra­vé l’exercice de la loi par la force ou par des menaces de force. C’est exac­te­ment comme ça qu’ils ont situé la chose. Plu­tôt, la ques­tion était celle ci : mon­ter une pièce de théâtre, est‑ce faire usage de la force ? Refu­ser de quit­ter un immeuble, est‑ce faire usage de la force ? Uti­li­ser une machine à coudre qui n’appartenait ni au gou­ver­ne­ment ni au théâtre, mais à ma mère, est‑ce faire usage de la force ? La ques­tion était très impor­tante, parce que si dans un tri­bu­nal fédé­ral ils avaient accep­té de recon­naître cette forme de résis­tance non vio­lente que nous avions uti­li­sée au cours du sit‑in, dans notre théâtre et dans la pièce quand ils sont venus nous expul­ser, si nous avions pu prou­ver devant ce tri­bu­nal fédé­ral que la résis­tance pas­sive n’était pas l’usage de la force, alors cela aurait pu être appli­qué à tout le mou­ve­ment pour les droits civiques aux États‑Unis. » (Entre­tiens…, pp. 38‑39. )

Le ver­dict est ren­du en juin : trente jours de pri­son pour Judith, soixante pour Julian, 2500 dol­lars d’amende pour le Living Theatre et une période pro­ba­toire de cinq ans.

La com­pa­gnie ne voit plus de pos­si­bi­li­té d’action dans le contexte amé­ri­cain ; à la libé­ra­tion des Beck elle décide de par­tir pour l’Europe. « Les évé­ne­ments de 1963 qui ont ame­né la fer­me­ture du théâtre, The Brig et notre départ pour l’Europe ont été pour nous une libé­ra­tion. À cette époque nous res­sen­tions très pro­fon­dé­ment, non seule­ment en tant qu’individus, non seule­ment en tant qu’hommes en conflit avec le gou­ver­ne­ment et le monde, mais aus­si dans notre théâtre, qu’il n’était plus pos­sible de sépa­rer les deux (l’art et la poli­tique), pro­ba­ble­ment parce que nous ne le vou­lions plus. Assez curieu­se­ment, c’est à ce moment, à par­tir de The Brig et des réa­li­sa­tions qui sui­virent […], que nous nous sommes aper­çus sou­dain que nous opé­rions enfin ce qui était pour nous la pre­mière inno­va­tion réel­le­ment satis­fai­sante dans le domaine de la forme. […] Ce fut seule­ment après nous être sou­la­gés de notre mes­sage poli­tique que nous nous sommes sen­tis assez libres pour com­men­cer à tra­cer ce que nous espé­rons être de plus pro­fonds che­mins dans le sens de l’extension des pos­si­bi­li­tés de la forme au théâtre. » (J. B. in His­to­ry now, Y/​T, p. 22.)

L’exil : « mysteries and smaller pieces »

C’est dans cet état d’esprit que le Living arrive en Europe. Mys­te­ries y est pré­sen­té en octobre 1964 ; neuf tableaux le com­posent, tous construits à par­tir d’exercices col­lec­tifs pra­ti­qués quo­ti­dien­ne­ment dans la com­pa­gnie. « Spec­tacle de rup­ture, Mys­te­ries résume le pas­sé et annonce une évo­lu­tion dont voi­ci quelques éléments :

« L’improvisation col­lec­tive : pour la pre­mière fois, le spec­tacle n’est pas écrit par un auteur unique, il est un col­lage de mor­ceaux inven­tés par divers acteurs. Ce sera le cas de Fran­ken­stein et de Para­dise now.

« La par­ti­ci­pa­tion du public : elle est pro­vo­quée par l’immobilité et le silence ; par le pas­sage des acteurs dans la salle ; par des lita­nies que reprend le public. Et d’une manière plus agres­sive, par la confrontation.

« Une méthode de jeu : deux des mor­ceaux de Mys­te­ries, le Chœur et Son et Mou­ve­ment, ont été ensei­gnés au Living par Lee Wor­ley de l’Open Theatre. Inven­tés par Joe Chai­kin, ils consti­tuent désor­mais la base de jeu du Living. […]

« L’anarchie : les exer­cices de Chai­kin per­met­taient au Living Theatre de tra­duire en termes de théâtre les prin­cipes anar­chiques qu’il a tou­jours défen­dus depuis les pièces de Paul Good­man : l’individu est libre (il impro­vise) mais sa liber­té ne s’accomplit que par son apport à un ensemble (le Chœur) dont les struc­tures demeurent ouvertes. Pour évi­ter qu’elles ne se figent dans l’autoritarisme, la com­mu­nau­té doit sans cesse se remettre en ques­tion (exer­cices de trans­for­ma­tion).» (Le Nou­veau Théâtre amé­ri­cain, pp. 103‑104,)

« Frankenstein »

Créé un an plus tard, ce spec­tacle revêt l’apparence d’un véri­table opé­ra en sons et mou­ve­ments. Plas­ti­que­ment admi­rable, met­tant en valeur la qua­li­té des comé­diens, cette pièce reste cepen­dant comme fer­mée sur elle‑même, sans grande ouver­ture sur le public. La pra­tique du col­lage, déjà expé­ri­men­tée dans Mys­te­ries, est ici reprise à par­tir de la nou­velle de Mary Shel­ley et d’un grand nombre de thèmes annexes (le Golem, la légende de Boud­dha, Faust, le mythe d’Icare, etc.).

L’idée essen­tielle que le Living cherche à faire pas­ser se résume à l’impossibilité de créer méca­ni­que­ment l’homme nou­veau ; que seule la spon­ta­néi­té per­met­tra l’éclosion d’un homme et d’une socié­té meilleurs. L’homme est « mau­vais » certes, mais il doit être accep­té tel qu’il est. La faute du Dr Fran­ken­stein est de vou­loir recons­truire la créa­ture de toutes pièces à par­tir de membres morts.

« Antigone »

Le texte joué est la tra­duc­tion de l’Anti­gone de Brecht par Judith Mali­na. C’est une ode à la déso­béis­sance civile qui insiste sur la néces­si­té pour un peuple de prendre en main son des­tin et de lut­ter contre le pou­voir. « Chez Brecht, Etéocle est un « bon » sol­dat, qui com­bat pour Thèbes sans pen­ser plus loin. Poly­nice, un déser­teur qui a refu­sé de par­ti­ci­per à une guerre qui lui semble injuste : il s’est enfui lorsqu’il a vu le cadavre d’Etéocle pié­ti­né par les che­vaux des guer­riers. Créon est au pou­voir depuis un cer­tain temps. Il com­bat pour s’emparer des mines de fer d’Argos. C’est une guerre éco­no­mique ; mais qui a le fer a les armes. […] « Au long de la pièce, Anti­gone se mani­feste non pas comme une héroïne, non pas comme une révo­lu­tion­naire ; ce qu’elle fait est juste, mais elle vient trop tard. Elle aurait dû ouvrir les yeux avant. Et d’autres avec elle. Elle enterre Poly­nice parce que la loi de Créon est une loi humaine ; c’est pour­quoi un être humain peut bri­ser cette loi. L’Anti­gone de Brecht est la tra­gé­die du « trop tard ! » Anti­gone vient trop tard, comme Ismène, comme Hémon. Quant au chœur, il devient chez Brecht le peuple de Thèbes, qui, par son silence, acquiesce à tout ce que fait Créon. Le peuple ne pour­ra plus, vers la fin, igno­rer la catas­trophe qui se pré­pare (et qui est l’extermination de Thèbes, déjà déci­mée par la guerre, par les Argiens); il aban­don­ne­ra Créon. Trop tard aus­si. » (Le L. T., pp. 152‑153.)

Anti­gone est encore un spec­tacle clas­sique bien que le Living assigne au public le rôle des Argiens et que les scènes de batailles se déroulent dans la salle. Le brui­tage pro­duit par les comé­diens est constant et d’une richesse exem­plaire. Le Living pra­tique au cours de la pièce une dis­tan­cia­tion toute brech­tienne en s’interrompant pour résu­mer dans la langue des spec­ta­teurs (la pièce est jouée en anglais) les paroles des pro­ta­go­nistes. La recherche ges­tuelle atteint ici un niveau éle­vé mais, pour le Living, cela demeure insa­tis­fai­sant. Nous en sommes tou­jours à un théâtre à struc­tures fixes qui n’autorise aucune par­ti­ci­pa­tion du public.

Mai 68

En 1968, Mys­te­ries, Fran­ken­stein et Anti­gone sont au réper­toire du Living. En pré­vi­sion du fes­ti­val d’Avignon ils pré­parent un nou­veau spec­tacle : Para­dise now. Les évé­ne­ments de Mai viennent inter­rompre leur tra­vail ; Beck, Mali­na et quelques autres quittent leur retraite de Cefa­lu en Sicile pour mon­ter à Paris où ils se trou­ve­ront mêlés à l’occupation de l’Odéon.

« Nous étions à Paris pen­dant la révo­lu­tion de Mai. […] La réa­li­té du théâtre, là, dans les rues, dépas­sait n’importe quel théâtre arti­fi­ciel. Nous nous sommes ren­du compte très rapi­de­ment que ce qui se pas­sait sur les bar­ri­cades était du théâtre pur. Ils jouaient une pièce épique, le Peuple contre les forces de la répres­sion. Ils la jouaient magni­fi­que­ment et mon­ter n’importe quelle pièce arti­fi­cielle à ce moment‑là aurait sem­blé très “ancien régime”. C’était fini, on ne pou­vait plus faire ça. Ils (les artistes) ont par­lé de prendre cer­tains théâtres dans Paris ; mais l’idée de jouer dans de tels théâtres… c’est‑à‑dire d’occuper l’Odéon, la Comé­die fran­çaise, d’y aller et de jouer… quoi ? Des textes révo­lu­tion­naires ? ou Iones­co ? Ç’aurait été tout bon­ne­ment un putsch ; ç’aurait été prendre le pou­voir afin de faire quelque chose de dif­fé­rent, mais qui, fon­da­men­ta­le­ment, reve­nait au même. Je crois que nous nous sommes rapi­de­ment ren­du compte de ça. La déci­sion fut, fina­le­ment, d’occuper l’Odéon et de le trans­for­mer non pas en un endroit où des films seraient pro­je­tés, où des pièces seraient jouées, mais d’en faire un lieu de théâtre vivant où cha­cun puisse deve­nir acteur.

« Fina­le­ment, ils ont bais­sé le rideau ; il n’y avait plus ni scène ni salle, ils ont sor­ti tout ce qu’il y avait dans le théâtre et ce fut essen­tiel­le­ment une confrontation‑débat vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre. N’importe qui pou­vait entrer, d’où qu’il vienne, prendre la parole et obte­nir une réponse. Il régnait une effer­ves­cence ter­rible. Ce qui s’est pas­sé à l’Odéon est le plus grand théâtre que j’aie jamais vu, mais j’espère en voir beau­coup plus. Nous par­lons beau­coup de cela dans Para­dise, de la néces­si­té de se débar­ras­ser de l’architecture éli­tiste qui pro­duit la sépa­ra­tion, de détruire la bar­rière entre l’art et la vie, d’introduire le théâtre dans la rue et la rue dans le théâtre. » (J. B., His­to­ry now, Y/​T, pp. 26‑27.)

« Paradise now »

Pour ce tra­vail Julian Beck a des­si­né une charte qui va per­mettre aux acteurs et aux spec­ta­teurs de par­cou­rir les étapes des diverses facettes de la révo­lu­tion (sociale, cultu­relle, sexuelle).

« Cette pièce est un voyage de la mul­ti­pli­ci­té à l’unité et de l’unité à la mul­ti­pli­ci­té. C’est un voyage spi­ri­tuel et poli­tique, un voyage pour les acteurs et pour les spec­ta­teurs. La charte en est le plan : elle repré­sente une pro­gres­sion en huit éche­lons, une ascen­sion vers la révo­lu­tion per­ma­nente. Chaque éche­lon consiste en un rite, une vision et une action qui engendrent l’accomplissement d’un aspect de la révo­lu­tion. Les rites et les visions sont joués prin­ci­pa­le­ment par les acteurs. Les actions sont pré­sen­tées par les acteurs et jouées par les spec­ta­teurs avec l’aide des pre­miers. Les actions sont intro­duites par un texte dit par les acteurs ; les rites sont des céré­mo­nies rituelles, phy­siques et spi­ri­tuelles qui culminent en un écla­te­ment de sons. Les visions sont des images intel­lec­tuelles, des sym­boles, des rêves joués par les acteurs ; au cours des actions, les spec­ta­teurs jouent la situa­tion poli­tique d’une ville par­ti­cu­lière, mais en sug­gé­rant une action révo­lu­tion­naire ici et maintenant.

« La révo­lu­tion dont parle la pièce est la révo­lu­tion anar­chiste non violente.

« Le but de la pièce est d’amener à un état qui rende l’action révo­lu­tion­naire non vio­lente pos­sible. » (We, the L. T., pp. 170‑171.) Para­dise est une créa­tion col­lec­tive qui implique l’entrée en jeu du public ; aux cri­tiques qui en ont déplo­ré la lon­gueur, Julian Beck répond : « Dans beau­coup des actions qui se passent sur scène, même les plus dif­fi­ciles […], il y a une exal­ta­tion et une joie qui s’emparent de ceux qui par­ti­cipent, que ce soient des membres de la troupe ou non, mais pour ceux qui ne font que regar­der, c’est par­fois très ennuyeux. Et c’est ain­si que cela doit être, car Para­dise now n’est pas une pièce à regar­der. » (Entre­tiens…, p. 177).

Mal­gré son appa­rence ludique, Para­dise est loin d’être un jeu sté­rile pour ini­tiés, limi­té à ce champ clos qu’est le théâtre. Le Living vise avec cette créa­tion à une confron­ta­tion plus bru­tale encore avec le public pour lui faire sen­tir les néces­si­tés de la lutte. L’idéal serait que le public passe direc­te­ment du jeu théâ­tral à l’action révo­lu­tion­naire, mais les condi­tions sont rare­ment satis­fai­santes et les spec­ta­teurs, dans le meilleur des cas, s’amusent à par­ti­ci­per pour retour­ner ensuite à l’ennui. Pour n’avoir pas su voir au‑delà du défou­le­ment hys­té­rique, ils enferment le Living dans le ghet­to cultu­rel, font de Para­dise une paren­thèse dans le quo­ti­dien et, de ce fait, lui ôtent toute efficacité.

Avignon 68

Bien avant les évé­ne­ments de mai le Living avait signé un enga­ge­ment pour le fes­ti­val d’Avignon. C’est dans cette pers­pec­tive que Para­dise avait été éla­bo­ré. La pré­sence de gau­chistes venus contes­ter le « super­mar­ché de la culture » et celle du Living allaient pro­vo­quer un grand nombre d’incidents et ame­ner la troupe à prendre une posi­tion sans ambi­guï­té face au pou­voir. Très vite l’idée de jouer Para­dise dans la rue s’est impo­sée ; plus que jamais, il fal­lait sor­tir du cadre stric­te­ment théâtral.

Une repré­sen­ta­tion gra­tuite de Para­dise pré­vue dans un quar­tier ouvrier fut non seule­ment inter­dite, mais la pièce elle‑même fut ban­nie du fes­ti­val. « Dans le synop­sis que nous lui (le maire d’Avignon) avions pré­sen­té, nous l’avions pré­ve­nu qu’il s’agissait d’un théâtre de joie com­po­sé d’aperçus du monde post‑révolutionnaire. Il va de soi que le monde post‑révolutionnaire est dans la rue, pas sur une scène. Néan­moins, la “mar­chan­dise” que les auto­ri­tés avaient pré­vue n’était qu’un spec­tacle res­treint et châ­tré, ou bien une image, comme Anti­gone ou Mys­te­ries ; mais lorsque cette image devient action, alors elle menace le pou­voir. La civi­li­sa­tion occi­den­tale fonc­tionne grâce à un consen­sus qui garan­tit sa sécu­ri­té : si on peut main­te­nir les indi­vi­dus de la masse dans un état pas­sif d’observateurs et de consom­ma­teurs et que la culture demeure entre les mains des intel­lec­tuels bour­geois, tout res­te­ra en place. La culture reste iso­lée, com­par­ti­men­tée et inof­fen­sive. Ils ont vou­lu se ser­vir du Living Theatre pour satis­faire la jeu­nesse et pour pou­voir pré­tendre que le fes­ti­val d’Avignon est un fes­ti­val moderne. Nous devions ser­vir d’excuse et d’alibi au sys­tème répressif. […]

« Nous avons fait la seule chose qu’il nous était pos­sible de faire, sur le moment, en accord avec nos prin­cipes anar­chistes. Notre action poli­tique consis­tait à créer cette pièce sans faire de conces­sion. Comme tu sais, après ce qui venait de se pas­ser en mai et juin, beau­coup de nos amis nous ont deman­dé pour­quoi nous accep­tions de par­ti­ci­per à ce fes­ti­val. Vers le 15 mai, nos amis nous disaient qu’on ne pou­vait plus prê­ter son concours aux ins­ti­tu­tions bour­geoises. Nous leur avions répon­du que nous pen­sions que Para­dise now était notre contri­bu­tion au mou­ve­ment révolutionnaire. […]

« Nous nous sommes infil­trés dans l’industrie cultu­relle, comme on s’infiltre dans l’armée pour y faire de la pro­pa­gande antimilitariste. […]

« La répres­sion a été long­temps voi­lée ou indi­recte, main­te­nant elle se démasque. Mao dit qu’il faut for­cer l’ennemi à mon­trer ses cou­leurs. C’est exac­te­ment ce que nous avons fait à Avi­gnon : nous avons mon­tré la réa­li­té per­ma­nente de la répres­sion. » (J. B., Entre­tiens…, pp. 168 à 171. )

À la suite de l’interdiction, le Living déci­dait de se reti­rer com­plè­te­ment du fes­ti­val et publiait la décla­ra­tion en onze points que nous repro­dui­sons ci‑dessous :

Le Living Theatre a déci­dé de se reti­rer du Fes­ti­val d’Avignon :

  1. Parce que, sans que le mot d’interdiction ait été pro­non­cé, Para­dise now a été inter­dit par la muni­ci­pa­li­té sous menace d’action répres­sive et judiciaire ;
  2. Parce que les res­pon­sables du fes­ti­val, repré­sen­tés par le maire d’Avignon, ont inter­dit toute repré­sen­ta­tion gra­tuite dans les rues d’Avignon alors que la tota­li­té des places payantes étaient ven­dues. Ces res­pon­sables affirment caté­go­ri­que­ment que la popu­la­tion n’a pas le droit d’accéder au théâtre sans payer ;
  3. Parce que nous avons le choix entre subir la contrainte de la muni­ci­pa­li­té qui sup­prime notre liber­té d’expression et tra­vailler pour assu­rer notre propre liber­té et celle des autres ;
  4. Parce que nous avons le choix entre nous incli­ner devant une exi­gence appuyée par une som­ma­tion d’huissier et nous reti­rer du fes­ti­val qui veut nous empê­cher de jouer ce qu’il nous a deman­dé de jouer ;
  5. Parce que nous vou­lons choi­sir la solu­tion propre à dimi­nuer le cli­mat de vio­lence qui règne dans la ville ;
  6. Parce qu’on ne peut ser­vir Dieu et Mam­mon, le peuple et l’Etat, la liber­té et l’autorité, parce qu’on ne peut à la fois dire la véri­té et men­tir, parce qu’on ne peut sub­sti­tuer à un spec­tacle inter­dit une pièce, Anti­gone, dans laquelle une jeune fille, au lieu d’obéir à des ordres arbi­traires, accom­plit un acte sain ;
  7. Parce que le moment est venu pour nous de com­men­cer enfin à refu­ser de ser­vir ceux qui veulent que la connais­sance et les pou­voirs de l’art appar­tiennent seule­ment à qui peut payer, ceux‑là mêmes qui sou­haitent main­te­nir le peuple dans l’obscurité, qui tra­vaillent pour que le pou­voir reste aux élites, qui sou­haitent contrô­ler la vie de l’artiste et celle des autres hommes ;
  8. Parce que le moment est venu pour nous de faire sor­tir l’art du temps de l’humiliation et de l’exploitation ;
  9. Parce que le moment est venu pour nous de dire non avant qu’aient dis­pa­ru nos der­niers lam­beaux de dignité ;
  10. Parce que notre art ne peut être mis plus long­temps au ser­vice d’autorités dont les actes contre­disent abso­lu­ment ce à quoi nous croyons ;
  11. Parce qu’enfin, bien qu’il nous déplaise d’invoquer la jus­tice et la loi, nous sommes convain­cus que le contrat avec la ville d’Avignon a déjà été rom­pu du fait de notre empê­che­ment de jouer Para­dise now. Nous nous sen­tons donc tota­le­ment libres de prendre cette déci­sion nécessaire.

    « Le living est devenu une institution culturelle…»

    Mai 68 et Avi­gnon avaient conduit cer­tains membres de la troupe à une conscience plus aiguë des pro­blèmes qui se posent à une com­mu­nau­té théâ­trale révo­lu­tion­naire ; leur tour­née aux Etats‑Unis sou­li­gne­ra avec plus d’acuité encore les pro­blèmes essen­tiels : la lour­deur de la machine Living Theatre (34 adultes et 9 enfants en mai 69) et la récu­pé­ra­tion par l’industrie culturelle.

C’est la crise. Judith résume les choses ain­si : « Le pro­blème que nous affron­tons main­te­nant n’est pas celui du conte­nu de la pièce, ni même de sa forme, mais plu­tôt du lieu où elle est jouée. Dans cette ques­tion pra­tique réside la réponse aux deux autres ques­tions. Vis‑à‑vis de notre tra­vail à venir, il faut que nous trou­vions le moyen de réor­ga­ni­ser entiè­re­ment la struc­ture du Living Theatre, en tant que com­mu­nau­té de gens vivant ensemble et en tant que groupe créa­teur. Par rap­port à un monde qui a été défor­mé par l’empire capi­ta­liste, il faut nous réor­ga­ni­ser pour qu’une nou­velle forme d’expérience de la culture (rem­place ce mot par ce que tu vou­dras) puisse être trou­vée : un nou­vel espace, un nou­veau temps. Nous ne fai­sons pas excep­tion, nous subis­sons les mêmes pro­blèmes que tout le monde. Nous avons été, nous aus­si, psy­cho­lo­gi­que­ment, phy­si­que­ment, bio­lo­gi­que­ment (comme dit Mar­cuse) défor­més par la culture, par la socié­té d’exploitation. Nous restruc­tu­rer, c’est comme une opé­ra­tion auto­chi­rur­gi­cale néces­saire. Ce n’est pas si facile. Par contre, il est facile de gueu­ler au visage des bour­geois : “Chan­gez ! votre vie est hor­rible!” Mais se trans­for­mer soi‑même est une autre his­toire. Nous avons atteint le stade où nous sommes au pied du mur. À cause de ce qu’il en est du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire et même à cause de ce que nous avons accom­pli nous‑mêmes. Nous sommes dans la posi­tion éton­nante d’être contraints de nous trans­for­mer. Nous savons que la dif­fi­cul­té vient sur­tout de ce que nous sommes atta­chés à un mode de vie pour lequel la culture nous a condi­tion­nés. » (J. B., Entre­tiens…, pp. 209‑210.)

« Nous avons déci­dé de ne plus faire de théâtre bour­geois dans les théâtres bour­geois, dans les lieux où l’art existe comme pro­duit de consom­ma­tion, mais d’en faire une nou­velle forme d’arme révo­lu­tion­naire que nous por­te­rions vers ceux qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre, pour les déshé­ri­tés de la culture, qui sont presque tou­jours les déshé­ri­tés éco­no­miques et sociaux. […]

« Le Living, c’est évident, est deve­nu une ins­ti­tu­tion cultu­relle et une ins­ti­tu­tion de consom­ma­tion. […] Les salles sont combles, les impré­sa­rios nous cherchent parce qu’il y a le pro­fit. Main­te­nant, une grande par­tie du public vient, s’assied dans son fau­teuil et attend d’être cho­quée. “Ils” achètent le choc. Et, dans un sens, nous sommes vrai­ment deve­nus des “putains de la culture”: nous nous ven­dons nous‑mêmes, nous ven­dons notre temps, notre corps, notre esprit… Il nous faut trou­ver une autre solu­tion pour notre vie et notre travail.

« En plus, le Living, c’est une tri­bu d’environ qua­rante per­sonnes, plus neuf enfants, et un tel groupe exis­tait d’une façon logique parce que nous avions un pro­duit à vendre qui pou­vait plus ou moins faire vivre cette qua­ran­taine de per­sonnes. » (Le Monde, 11‑12/​1/​70.)

Une telle évo­lu­tion ne pou­vait que se sol­der, à plus ou moins long terme, par une dis­pa­ri­tion du Living en tant que tel. En avril 70, la com­mu­nau­té publiait la décla­ra­tion sui­vante, annon­çant l’atomisation du groupe en plu­sieurs cel­lules auto­nomes. Seules, deux d’entre elles virent le jour, l’une en Inde, l’autre au Brésil.

« Les struc­tures de la socié­té croulent. Toutes les ins­ti­tu­tions en res­sentent les secousses. Com­ment répondez‑vous à ce rayon­ne­ment d’énergie ?

« Pour une plus grande mobi­li­té, le Living Theatre se divise en quatre cel­lules. L’une d’elles est actuel­le­ment implan­tée à Paris et son orien­ta­tion est prin­ci­pa­le­ment poli­tique. Une autre se trouve à Ber­lin et s’intéresse aux pro­blèmes de l’environnement. Une troi­sième est implan­tée à Londres et son orien­ta­tion est cultu­relle. Une qua­trième est en route pour l’Inde, elle est tour­née vers la spi­ri­tua­li­té. Pour abou­tir à une trans­for­ma­tion, les struc­tures de la socié­té doivent être atta­quées de toutes parts ; tel est notre but.

« Dans le monde d’aujourd’hui de nom­breux mou­ve­ments sont voués à la trans­for­ma­tion des struc­tures du com­plexe capitaliste‑bureaucratique‑militaire‑autoritaire‑policier en son contraire, un organe com­mu­nau­taire non violent. Les struc­tures s’effondreront si elles sont ébran­lées cor­rec­te­ment. Notre but est d’apporter notre sou­tien à toutes les forces de libération.

« Mais d’abord nous devons nous sor­tir du guê­pier où nous sommes tom­bés. Les édi­fices qui portent le nom de théâtre sont un piège archi­tec­tu­ral. L’homme de la rue n’entrera jamais dans un tel lieu :

— Parce qu’il ne le peut pas : le théâtre appar­tient à ceux qui ont les moyens d’y péné­trer ; tous les bâti­ments sont main­te­nus en la pos­ses­sion de l’Establishment par la force ;

— Parce que la vie qu’il mène hors de son tra­vail et le tra­vail lui­-même l’épuisent ;

— Parce qu’à l’intérieur du théâtre on uti­lise un langage‑code qui ne l’intéresse pas et ne se situe pas dans le champ de ses préoccupations.

« Le Living Theatre ne veut plus jouer pour l’élite pri­vi­lé­giée car tout pri­vi­lège est une vio­lence faite aux déshérités.

« C’est pour­quoi le Living Theatre ne veut plus jouer dans les théâtres. Il faut en finir, l’édifice croule !

« Le Living Theatre ne veut plus être une ins­ti­tu­tion. Il est on ne peut plus clair que toutes les ins­ti­tu­tions sont sclé­ro­sées et apportent leur sou­tien à l’ordre éta­bli. Après vingt ans d’existence la struc­ture du Living Theatre s’est ins­ti­tu­tion­na­li­sée. Toutes les ins­ti­tu­tions s’effondrent ; le Living Theatre devait lui aus­si dis­pa­raître ou se transformer.

« Com­ment vous tirerez‑vous de ce piège ?

— Affranchissez‑vous le plus pos­sible de votre dépen­dance du sys­tème éco­no­mique. Il n’a pas été facile au Living Theatre de divi­ser la com­mu­nau­té, car nous vivions et tra­vail­lions ensemble dans l’affection. Seuls des besoins radi­caux et non les dis­sen­sions nous ont sépa­rés. Un petit groupe peut sur­vivre avec de l’audace et de l’ingéniosité. Il est temps main­te­nant pour chaque cel­lule de trou­ver des moyens de sub­sis­tance sans deve­nir un pro­duit de consommation.

— Aban­don­nez les théâtres ! Créez d’autres moments théâ­traux pour l’homme de la rue. Créez les cir­cons­tances qui amè­ne­ront l’action, la plus haute forme théâ­trale qui soit. Créez l’action !

— Trou­vez de nou­velles formes. Détrui­sez la bar­rière de l’art. L’art est pri­son­nier des struc­tures men­tales des diri­geants. C’est ain­si que l’art est conçu pour ser­vir les besoins de la classe domi­nante. Si l’art ne peut ser­vir les besoins du peuple, que l’on s’en débar­rasse. Nous n’avons besoin de l’art que s’il per­met de dire la véri­té, afin que devienne clair ce qui est à faire et com­ment le faire. » (Inter­na­tio­nal Times, 24/​4/​70.)

La rupture, et après ?

L’activité du Living au Bré­sil est fort peu connue à ce jour. Nous savons que la com­pa­gnie pré­pa­rait un spec­tacle excep­tion­nel qui serait inti­tu­lé l’Héri­tage de Caïn (le Monde, 18‑19/​7/​71). À la suite de trois repré­sen­ta­tions gra­tuites dans la rue dont une faite en col­la­bo­ra­tion avec des éco­liers, les membres de la troupe ont été arrê­tés les 1er et 3 juillet der­nier et incul­pés de “sub­ver­sion” et de “déten­tion de mari­jua­na”. Depuis, la plu­part des comé­diens ont été expul­sés vers les États‑Unis ou vers leur pays d’origine.

Nous repro­dui­sons leur appel lan­cé le 14 juillet der­nier de la pri­son de Belo Horizonte :

« Le Living Theatre s’est ren­du au Bré­sil parce que des artistes bré­si­liens lui ont deman­dé de sou­te­nir leur lutte de libé­ra­tion dans un pays dont ils décri­vaient la situa­tion comme “déses­pé­rée”.

« Nous avons dit oui parce que nous croyons que le temps est venu pour les artistes de com­men­cer à faire don de la connais­sance, et du pou­voir de leur talent, aux dam­nés de la terre.

« Au Bré­sil, nous avons ten­té, en met­tant à contri­bu­tion notre art dans son expres­sion la plus haute et en nous adres­sant aux plus pauvres d’entre les pauvres, aux ouvriers d’usine, aux mineurs et à leurs enfants, d’étendre le champ de la conscience et de révé­ler la nature de l’univers.

« L’exercice de notre art dans ces sec­teurs tabous a fait s’abattre sur nous la colère des forces de la répres­sion ; et nous nous trou­vons pré­sen­te­ment accu­sés de sub­ver­sion et, d’autre part, de déten­tion et de tra­fic de drogue.

« Nous ne souf­frons pas — au sens où souffrent soixante‑dix mil­lions d’hommes dans ce pays, quo­ti­dien­ne­ment tor­tu­rés par la faim ; mais nous sommes main­te­nant pri­son­niers du camp adverse dans la lutte à la vie et à la mort que nous menons en vue de libé­rer entiè­re­ment les facul­tés de la conscience sur cette planète.

« Nous lan­çons un appel pres­sant à nos amis, à nos alliés, par­tout dans le monde, pour qu’ensemble ils nous apportent toute l’aide pos­sible, une aide de toute nature ; pour qu’ils fassent pres­sion, de toutes les manières, afin que nous soyons remis en liber­té et que nous puis­sions conti­nuer à déve­lop­per et à exer­cer notre art au ser­vice de ceux qui sont les pri­son­niers de la pau­vre­té. » (Le Monde, 18‑19/​7/​71.)

La Presse Anarchiste