La Presse Anarchiste

La non-violence

Il serait illu­soire de pré­tendre expo­ser une concep­tion cohé­rente de la non‑violence du Living. Sur ce point comme sur d’autres, les opi­nions des dif­fé­rents membres de la com­pa­gnie sont sujettes à des diver­gences considérables.

« Judith et moi sommes oppo­sés à la vio­lence phy­sique faite aux indi­vi­dus, même à nos enne­mis. Mais cela ne veut pas dire qu’on s’oppose à ce que soient détruits des objets, tels que les tanks par exemple ou les ordi­na­teurs élec­tro­niques de l’armée, etc. » (J. B, Entre­tiens…, p. 213.)

« En tant qu’artistes, nous devons d’une manière ou d’une autre lais­ser l’espoir, car l’espoir est vrai­ment révo­lu­tion­naire. Si le déses­poir est contre‑révolutionnaire — ce que nous pen­sons — toute vio­lence est issue du déses­poir. Elle sur­vient au moment où on se dit qu’il n’y a pas d’autre pos­si­bi­li­té : “Je devais les tuer ; que pouvais‑je faire d’autre?” […] L’espoir mène à la non‑violence révo­lu­tion­naire. Sur la confiance repose la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire. La vio­lence est contre‑révolutionnaire, c’est pour­quoi son uti­li­sa­tion pro­voque pas mal de colère par­mi les jeunes radi­caux amé­ri­cains et ce n’est pas dif­fé­rent de ce qui se passe en Europe. On se trouve confron­té aux mêmes pro­blèmes moraux et poli­tiques où qu’on se trouve. Notre rôle a tou­jours été de ser­vir le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, de le déve­lop­per là où ses besoins sont les plus pres­sants et de satis­faire les besoins. Il nous a sem­blé que ce qui manque le plus en Amé­rique, c’est l’espoir qui per­met­tra de trou­ver des solu­tions non violentes. […]

« Dans une socié­té fon­dée sur la vio­lence, toute per­pé­tua­tion de la vio­lence n’est pas révo­lu­tion­naire ; elle n’est que la suite, sous une forme dif­fé­rente, de ce qui se fai­sait aupa­ra­vant. Et puis une révo­lu­tion vio­lente ne réus­si­ra pas ; ils ont plus de fusils que les révo­lu­tion­naires ne peuvent en obte­nir bien que ceux‑ci puissent s’en pro­cu­rer beau­coup. » (J. M.-J. B., We the L. T., pp. 55‑68. )

Extrait d’une lettre de Julian Beck à Saul Got­tlieb publiée dans Yale/​Theatre au prin­temps 1969 :

«… Je vois com­ment le mou­ve­ment de révolte tombe dans le piège de la vio­lence en déses­poir de cause ; les forces qui nous sont oppo­sées sont si rigou­reuses que nous com­men­çons à pen­ser que nous ne pour­rons sou­te­nir un com­bat effi­cace sans fusils ni vio­lence. Quelle illu­sion ! Com­bien de fois Gand­hi devra‑t‑il vous dire que la non-vio­lence en tant que tech­nique est inutile ? Ce n’est qu’une arme de plus. Si nous ne nous trans­for­mons pas nous‑mêmes, si nous ne chan­geons pas la culture afin que la vio­lence dis­pa­raisse, nous ne décou­vri­rons pas les moyens non vio­lents effi­caces. La vio­lence est le pro­duit de la socié­té que nous vou­lons détruire ; elle en est le fon­de­ment, son bras droit et son bras gauche. […]

« Bien enten­du, toute notre sym­pa­thie va aux pauvres, aux déshé­ri­tés qui subissent la vio­lence : vio­lence éco­no­mique, sociale ; vio­lence de l’éducation, du mili­ta­risme, de l’exploitation ; vio­lence psy­cho­lo­gique d’une civi­li­sa­tion per­ver­tie. Bien enten­du, nous dési­rons appor­ter une libé­ra­tion, mais pas en offrant de la nour­ri­ture trem­pée dans le sang ni une liber­té fon­dée sur le crime, la haine, la vio­lence, la ven­geance, la colère et les abus. […]

« Ce n’est qu’à toi, confi­den­tiel­le­ment, que je fais part de ces pro­pos exal­tés, car je n’ai pas encore trou­vé les argu­ments méta­phy­siques et les mots magiques pour les expri­mer publi­que­ment. Lorsque Gand­hi dit que de la même façon que le sol­dat apprend à tuer, le satya­gra­hi doit apprendre à mou­rir, cela signi­fie que nous serons assez cou­ra­geux pour mou­rir au nom de l’amour, pour don­ner nos vies pour la Vie, pour sup­por­ter la souf­france qui peut‑être sera celle de la pau­vre­té, de l’exploitation et de la misère, qui peut‑être sera le sacri­fice fou et ter­rible, l’horreur que nous devons subir dans notre lutte contre l’injustice et la cruau­té, sur la voie sacrée de l’amour. Mais si nous dési­rons un monde d’amour, une socié­té libre, le seul état poé­tique réel, nous devons pro­fi­ter de chaque goutte de notre sang, de chaque minute de notre vie pour dis­si­per cette vio­lence, les forces magiques supé­rieures et l’angoisse, l’angoisse qui est notre alliée. La vio­lence est le veau d’or de la révo­lu­tion ; elle fait de la révo­lu­tion une simple révolte. » (J. B., 25/​4/​68.)

Crier « pig » à un flic…

« Nous devons faire écla­ter notre pas­sion ; c’est pour­quoi crier “pig” à un flic a une cer­taine valeur : la fureur s’exprime et c’est une réac­tion saine. Cela frappe le poli­cier et sou­lève en lui une hos­ti­li­té ter­rible. Mais nous disons aus­si : “Celui qui n’a pas de com­pas­sion envers la police n’est pas révolutionnaire.”

« L’utilisation du mot “pig” per­met de bri­ser le sym­bole du res­pect de la loi et de l’ordre, l’image de cet homme qui repré­sente la loi et l’ordre plus que l’armée, plus que qui­conque. […] Nous devons tou­cher cet homme si nous vou­lons réus­sir cette révo­lu­tion, nous devons convaincre l’armée, la police. Nous devons les sen­si­bi­li­ser. […] L’insulte n’est pas une si grande vio­lence qu’elle puisse être com­pa­rée à un coup de fusil ou au napalm ou à l’exploitation salariale.

« Nous autres révo­lu­tion­naires, nous devons nous ser­vir de notre intel­li­gence, de notre goût, de nos sen­ti­ments, de notre huma­ni­té ; notre mou­ve­ment doit être spon­ta­né mais aus­si pré­pa­ré. Cela nous peine d’employer le mot “pig”, mais cela nous libère aus­si. Ça fait écla­ter notre pas­sion ; c’est comme les pre­mières réunions à l’Odéon pen­dant les­quelles on vomis­sait sa bile, toutes les idées cons, pour s’en débar­ras­ser. » (J. B.-J. M., We, the L. T., pp. 38‑39.)

La Presse Anarchiste