La Presse Anarchiste

La révolution

Pour le Living, la civi­li­sa­tion occi­den­tale est pra­ti­que­ment iden­ti­fiée au mal. C’est elle qui, au cours des siècles, a détruit la « belle, bonne et saine brute » que fut l’homme pri­mi­tif. Elle nous a contraints à nous murer dans notre rôle social et à refu­ser toute expres­sion de nos sen­ti­ments. L’humanité s’est ain­si impo­sé des struc­tures auto­ri­taires qui régissent toute notre exis­tence, depuis l’autorépression de l’individu jusqu’à la pri­mau­té de la productivité.

Les socié­tés occi­den­tales arrivent main­te­nant au bord de l’abîme, là où elles mettent en dan­ger l’existence même de l’homme. « Ce que nous savons de l’évolution nous per­met de dire que lorsqu’une espèce est mena­cée elle dis­pa­raît ou se trans­forme. Les jeunes savent que l’espèce entière est mena­cée et que c’est un dan­ger dif­fé­rent de celui qui pèse sur la vie indi­vi­duelle. […] Dans l’esprit des jeunes, il y a une notion : l’espèce entière sera détruite si elle ne se trans­forme pas. » (J. B.-J. M., We, the L. T., p. 28.)

Le cata­clysme final ne pour­ra, à leurs yeux, être évi­té que par la révo­lu­tion qui inter­vient ici comme pro­ces­sus rédemp­teur. À la dif­fé­rence de cer­tains mar­xistes, le rôle mes­sia­nique n’est plus exclu­si­ve­ment dévo­lu au pro­lé­ta­riat, mais aus­si et sur­tout à la frange mar­gi­nale de la jeu­nesse, aux « drop‑out » de la socié­té (sché­ma mar­cu­sien). Ces jeunes qui socia­le­ment sont les enfants de la petite bour­geoi­sie devraient avoir subi une sen­sible influence des théo­ries freu­diennes ; de plus, ils ne sont géné­ra­le­ment pas inté­grés à la pro­duc­tion. Leur poten­tiel révo­lu­tion­naire repose sur leur moindre répres­sion sexuelle, sur une apti­tude à expri­mer les ins­tincts pro­fonds de l’homme — consé­quence d’une édu­ca­tion impré­gnée de freu­disme. Pour­tant, le Living ne néglige pas le rôle de la classe ouvrière qui, elle seule, pos­sède les moyens de pro­duc­tion ; mais, là encore, la radi­ca­li­sa­tion des luttes revient à la frange jeune du mou­ve­ment ouvrier.

« Elle (la révo­lu­tion) ne peut avoir lieu que si les révo­lu­tion­naires peuvent coor­don­ner la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion agri­cole et indus­trielle ; donc cela signi­fie que nous serons capables de nous conci­lier ou de contrô­ler l’administration res­pon­sable de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion agri­cole et indus­trielle. Cela sup­pose néces­sai­re­ment que ceux qui, actuel­le­ment, sont le plus éloi­gnés de notre révo­lu­tion cultu­relle, c’est‑à‑dire les ouvriers agri­coles et les tra­vailleurs de l’industrie, en seront alors partisans.

« Le pro­blème se pose, avec plus d’acuité du fait de la pous­sée de l’action révo­lu­tion­naire chez les tra­vailleurs de l’industrie au cours des cent vingt‑cinq der­nières années. Leurs besoins étaient igno­rés, et pour satis­faire les plus élé­men­taires ils ont dû avoir recours à cer­taines formes de syn­di­ca­lisme, d’action révo­lu­tion­naire, afin d’obliger le capi­tal à leur don­ner une part du gâteau. Bien enten­du, ce gâteau finit par cor­rompre, tout comme le pou­voir cor­rompt, tout comme le pou­voir abso­lu cor­rompt abso­lu­ment. C’est pour­quoi, d’une cer­taine façon, les plus éloi­gnés de la révo­lu­tion sont les ouvriers satis­faits, les ouvriers illu­soi­re­ment satis­faits. En France, la révo­lu­tion dans les usines fut essen­tiel­le­ment le résul­tat de l’action des jeunes tra­vailleurs ; les plus vieux membres du par­ti com­mu­niste et de la CGT ont sui­vi. En fin de compte, comme ils avaient le plus de pou­voir, ce sont eux qui ont conduit la grève jusqu’aux 10 % d’augmentation des salaires. Les ouvriers sont pau­més, bien enten­du. Ils sont exté­rieurs à la révo­lu­tion parce qu’ils sont déjà entrés dans la classe moyenne bien qu’ils tra­vaillent tou­jours dans l’industrie. La révo­lu­tion n’aura pas lieu si les gens n’y sont pas pré­pa­rés. C’est‑à‑dire qu’ils doivent être infor­més, ils doivent avoir conscience de leur propre condi­tion, de ce qui leur arrive réel­le­ment ; ils doivent avoir le désir de s’en sor­tir et ils doivent savoir où ils vont, c’est‑à‑dire quelles seront les pos­si­bi­li­tés lorsque sur­vien­dra la révo­lu­tion. Sinon pour­quoi la faire ? Nous par­lons bien sûr d’une véri­table révo­lu­tion sociale et éco­no­mique, pas un coup d’État ou un putsch ; une révo­lu­tion poli­tique au cours de laquelle on pren­drait le pou­voir et on com­men­ce­rait à s’organiser. Nous par­lons d’une révo­lu­tion qui abo­li­rait le sys­tème moné­taire en pre­mier lieu. Cette révo­lu­tion ne pour­ra se pro­duire effec­ti­ve­ment que si, simul­ta­né­ment, il y a une révo­lu­tion inté­rieure, une trans­for­ma­tion spi­ri­tuelle. Les gens ne vont pas lais­ser tom­ber leur mode de vie, ils ne vont pas lâcher l’or, toute la merde, leurs biens, la sécu­ri­té s’ils n’ont pas fait une sorte de voyage à l’intérieur d’eux‑mêmes. Les deux doivent se pro­duire simul­ta­né­ment. On ne peut accom­plir une révo­lu­tion inté­rieure satis­fai­sante tant qu’on est empê­tré dans cette struc­ture socio‑économico‑politique qui refuse notre voyage ; les deux doivent aller de pair. » (J. B.-J. M., We, the L. T., pp. 24‑25.)

Il n’est pas ques­tion, nous l’avons vu, d’un bou­le­ver­se­ment limi­té à la struc­ture éco­no­mique. La révo­lu­tion dont parle Julian Beck se veut totale : elle affec­te­ra tous les aspects de la vie et en par­ti­cu­lier le quotidien.

Les dif­fé­rents niveaux de cette trans­for­ma­tion sont indis­so­ciables les uns des autres. « Nous savons main­te­nant que nous ne pou­vons pas nous débar­ras­ser des mala­dies du capi­ta­lisme sans nous débar­ras­ser de l’argent. Nous ne pou­vons pas nous débar­ras­ser de l’argent sans trans­for­mer la psy­cho­lo­gie et les rap­ports humains. On ne peut trans­for­mer ni la psy­cho­lo­gie ni les rap­ports sociaux sans trans­for­mer ou libé­rer la sexua­li­té. On ne peut pas réa­li­ser une révo­lu­tion à un seul niveau. Sans cela on va droit à l’échec. L’homme vit à plu­sieurs niveaux et la révo­lu­tion doit avoir lieu simul­ta­né­ment à tous ces niveaux. Nous ne pou­vons pas conti­nuer avec le même sys­tème d’éducation si nous vou­lons détruire le prin­cipe d’autorité. Nous ne pou­vons pas conti­nuer avec le sys­tème fami­lial fon­dé sur le prin­cipe d’autorité si nous vou­lons abo­lir l’État (car celui‑ci n’en est qu’un reflet). Il faut trans­for­mer la struc­ture de la socié­té. En inven­ter une autre. » (J. B., ibid., p. 14.)

Inven­ter une autre socié­té, mais pas n’importe com­ment. Beck insiste sur la néces­si­té de lais­ser débor­der l’imagination : la fête révo­lu­tion­naire accou­che­ra du nou­veau monde débar­ras­sé de l’ennui.

« Tout à coup, on s’aperçoit que la vie peut être consi­dé­rée comme une “œuvre d’art” adap­table à nos visions, sinon trans­for­mable à volon­té. Il y a une exal­ta­tion de l’action poli­tique directe qui défonce phy­si­que­ment, qui trans­forme la vie quo­ti­dienne en fête, et pour moi les évé­ne­ments de mai‑juin en France ont été d’abord une fête révo­lu­tion­naire qui a per­mis à tous ses par­ti­ci­pants de vibrer et de rayon­ner au‑delà d’eux‑mêmes. Il y avait cette attente joyeuse, même chez ceux qui ne par­ti­ci­paient pas direc­te­ment au mou­ve­ment et qui conti­nuaient à tra­vailler “nor­ma­le­ment”, même chez les voyeurs et les badauds, il y avait une pro­fonde crainte, et en même temps une pro­fonde espé­rance que « quelque chose » arrive qui les atteigne et bou­le­verse leur vie. » (J. B., ibid., p. 180.)

Une réelle trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire implique la des­truc­tion en prio­ri­té des rap­ports mar­chands et de leur inter­mé­diaire prin­ci­pal, l’argent. Au‑delà de cette liqui­da­tion, essen­tielle, on peut conce­voir une nou­velle socié­té qui sape­ra la marche du sys­tème en place et pren­dra le relais au moment vou­lu. C’est ici que le réseau paral­lèle des com­mu­nau­tés entre en jeu.

« Si tous nos efforts sont concen­trés sur la liqui­da­tion de l’argent, cela fera tom­ber l’État et cela sape­ra par consé­quent toutes les struc­tures poli­cières et mili­taires que nous vou­lons faire dis­pa­raître, et, bien enten­du, cela fera écla­ter la domi­na­tion de la classe bour­geoise. Je crois que la liqui­da­tion de l’argent est la clé prin­ci­pale, et c’est ce que nous cher­chons à rendre clair et évident, c’est cette idée‑là que nous vou­lons pro­pa­ger. Gand­hi aimait beau­coup l’idée des bri­gades de la paix ; il nous fau­drait, en effet, une vaste orga­ni­sa­tion qui ne soit ni bureau­cra­tique ni mili­taire, cela va sans dire, pour consti­tuer paral­lè­le­ment au capi­ta­lisme un réseau de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion qui fonc­tionne en dehors des normes com­mer­ciales et indus­trielles. » (J. B., ibid., pp. 162‑163.)

« Je pense que nous avons besoin d’un sys­tème par lequel rem­pla­cer celui que nous sommes en train de détruire ; un sys­tème qui nous per­mette de faire fonc­tion­ner la pro­duc­tion quand nous aurons occu­pé les usines, un sys­tème de dis­tri­bu­tion, aus­si, quand nous tra­vaillerons la terre et occu­pe­rons les appar­te­ments en refu­sant de payer les loyers ; bref, quand nous ces­se­rons de tra­vailler pour les patrons et que le savoir même ne sera plus la pro­prié­té exclu­sive de la bour­geoi­sie. Judith m’a dit l’autre jour : Il faut que nous pri­vions l’État capi­ta­liste armé de son per­son­nel. » (J. B., ibid., p. 166.)

« Je crois qu’il est pos­sible de fon­der un sys­tème paral­lèle où ce qui est utile est pro­duit et ce qui est néces­saire est uti­li­sé. Et au‑delà des besoins maté­riels, il y a les dési­rs. C’est‑à‑dire qu’il y a d’abord à satis­faire le besoin de nour­ri­ture, d’espace vital et de confort élé­men­taire (cha­leur, eau, élec­tri­ci­té, etc.), mais ensuite le droit doit être accor­dé à cha­cun, ou conquis par cha­cun, d’étendre et d’intensifier sa propre exis­tence. Je ne parle pas des loi­sirs au sens bour­geois du terme. Nous vivons actuel­le­ment dans une civi­li­sa­tion qui crée l’hos­tilité et la frus­tra­tion, la preuve en est cette faci­li­té avec laquelle les civi­li­sés vont à la guerre, mas­sa­crer et se faire mas­sa­crer. La vie est si peu sup­por­table, si peu dési­rable pour la plu­part des gens…» (J. B., ibid, p. 163.)

Quant au coup de bou­toir qui per­met­tra une tran­si­tion entre le vieux monde et le nou­veau, il pour­ra prendre la forme de la grève géné­rale, d’un refus col­lec­tif de coopé­rer avec le système.

« Ils (les citoyens) pensent que le pou­voir est entiè­re­ment entre les mains du gou­ver­ne­ment et de ceux qui contrôlent l’économie. Ils n’ont pas conscience de leur force. Et, bien enten­du, on se garde bien de le leur faire com­prendre. Les grèves qui sont orga­ni­sées le sont uni­que­ment pour des ques­tions de salaire, ce qui empêche les tra­vailleurs de se rendre compte que la grève est aus­si une arme poli­tique et éco­no­mique qui peut être employée à des fins poli­tiques de grande enver­gure. » (J. B., ibid., p. 13.)

« Nous, en tant que troupe de théâtre, pou­vons dire cela par et dans notre tra­vail : “Ne retour­nez pas au tra­vail.” Les tra­vailleurs et les pay­sans peuvent prendre direc­te­ment en main leurs affaires. Quant à l’armée, elle est stop­pée par la force des masses. Voi­là com­ment la révo­lu­tion non vio­lente peut se faire. » (Gene Gor­don, ibid., p. 147.) Si leur pro­jet révo­lu­tion­naire se donne des tâches pra­tiques inté­res­sant la col­lec­ti­vi­té (abo­lir l’argent, nour­rir ceux qui ont faim), on peut dire que toutes leurs acti­vi­tés œuvrent dans le sens d’une plus grande libé­ra­tion de l’individu. C’est pour­quoi leur théâtre n’apparaît pas comme stric­te­ment poli­tique ; il tend à révo­lu­tion­ner l’homme de l’intérieur, à le libé­rer de l’autorépression avant tout. Dans cette pers­pec­tive, la révo­lu­tion sexuelle prend toute son impor­tance, elle est la condi­tion de la révo­lu­tion sociale : “La révo­lu­tion ne com­men­ce­ra à se réa­li­ser que lorsque simul­ta­né­ment la révo­lu­tion sexuelle aura lieu”.» (J. B., ibid., p. 161.)

N’en concluons pas trop vite que leur révo­lu­tion est indi­vi­dua­liste ; elle s’adresse à l’individu certes, mais Beck se méfie de l’ego‑trip qui masque la réa­li­té extérieure :

« Je crois que la révo­lu­tion sociale apporte avec elle une étape d’illumination que l’individu n’est pas capable d’atteindre tout seul. Dans Fran­ken­stein nous disons qu’il est impos­sible de médi­ter en soli­taire dans une robe bro­dée d’or tant que nous serons entou­rés de gens qui ont faim. […] Atten­tion à l’individualisme. Les voyages soli­taires sont dan­ge­reux, ils nous coupent du monde. Quand on entend le son de la soie bleue et infi­nie de l’univers, c’est qu’on est cou­pé du monde, de la moi­tié de soi‑même. » (J. B., ibid., p. 124.)

Et Judith dit aus­si : « Nous ne sommes pas des anar­chistes indi­vi­dua­listes : nous for­mons une com­mune. » (J. M., ibid., p. 118.)

En mai 68, seule expé­rience révo­lu­tion­naire à laquelle cer­tains membres du Living aient par­ti­ci­pé, Julian Beck a fait la décla­ra­tion sui­vante dans les pre­miers jours de l’occupation de l’Odéon :

Déclaration de l’Odéon, mai 68

… Ce qui se passe ici est la chose la plus belle que j’aie vue au théâtre. Depuis vingt‑cinq ans, nous appe­lons la révo­lu­tion ; et nous pen­sions que nous aurions la preuve de la réus­site de notre tra­vail au moment où la révo­lu­tion com­men­ce­rait. Et il me semble que ces der­niers jours, nous avons assis­té au début de la révo­lu­tion. Mais il faut le rap­pe­ler : il s’agit d’un début. La révo­lu­tion doit conti­nuer, c’est la chose la plus importante.
Nous devons main­te­nant com­men­cer à apprendre ce qu’il faut faire et ce que nous vou­drions faire. Le but de notre action est de voir dis­pa­raître la puis­sance du gou­ver­ne­ment, la puis­sance du mili­ta­risme, la puis­sance du capi­ta­lisme, la puis­sance de toutes formes d’exploitation. Nous vou­lons voir libé­rer la culture, libé­rer les théâtres, les uni­ver­si­tés, libé­rer tous les hommes. Nous vou­drions voir libé­rer les ouvriers de leur tra­vail dégra­dant. Et nous ce soir, avons com­men­cé à don­ner un exemple … La fonc­tion des artistes est de mon­trer des pos­si­bi­li­tés. Ce que nous avons com­men­cé à l’Odéon peut se pour­suivre dans tous les théâtres, car lorsque les théâtres ne sont pas sub­ven­tion­nés par le gou­ver­ne­ment, ils le sont par une forme de capi­ta­lisme que nous devons détruire. […]

Il est impor­tant d’occuper l’Odéon, parce qu’il se trouve près du Quar­tier latin, et sur­tout parce qu’on y voit un talent très déve­lop­pé : le talent de la com­pa­gnie Made­leine Renaud‑Jean‑Louis Bar­rault, qui, dans l’ensemble, sont comme moi-même des esclaves de l’État. Et cela nous amène à cette idée que nous devons chan­ger immé­dia­te­ment notre forme d’action. Il faut le dire : le Living Theatre accepte des enga­ge­ments dans les mai­sons de la Culture, dans des théâtres bour­geois, etc. Il nous faut aller dans la rue ! Il nous faut détruire cette archi­tec­ture qui sépare les hommes. Il nous faut aller vers l’homme dans la rue pour lui faire connaître ses pos­si­bi­li­tés d’être. […]

La révo­lu­tion conti­nue à se bran­dir dans ses formes de vraie libé­ra­tion. Et moi, je vou­drais pro­non­cer un mot que je n’ai pas enten­du depuis mon arri­vée à Paris : et c’est la recherche de moyens non vio­lents pour une révolution.

Nous devons cher­cher à chan­ger le monde sans employer les formes et les fins de la civi­li­sa­tion que nous vou­lons détruire. La socié­té est fon­dée sur la vio­lence, elle va vers la vio­lence, et c’est cela qu’il nous faut chan­ger. Sans uti­li­ser la violence, 

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