La Presse Anarchiste

Discussion

 — Je crois que c’est parce que vous êtes paci­fistes que vous essayez d’apporter quelque chose par le théâtre. Croyez‑vous donc d’après tous les publics que vous avez eus que le théâtre, l’art en géné­ral, peut éveiller les gens ?

— Je trouve qu’il y a une dif­fé­rence entre des actes, des gestes, des mots ou des cris pas­sion­nés, extra­or­di­naires, et la vio­lence éco­no­mique, sociale ou phy­sique. Par exemple, dans Para­dise, nous crions, nous fai­sons dans un sens de la vio­lence psy­cho­lo­gique contre le public pour qu’il com­mence à agir, à pen­ser, à sen­tir. Com­men­cer sim­ple­ment à sen­tir me semble peut‑être la chose la plus impor­tante parce qu’un des aspects de la civi­li­sa­tion est qu’elle nous a cou­pés des sen­ti­ments, et nous sommes deve­nus des per­sonnes très froides. C’est tou­jours l’aristocratie, les capi­ta­listes, les diplo­mates qui se conduisent d’une manière très calme, très ration­nelle, avec beau­coup de poli­tesse, de cour­toi­sie, et ce sont ces gens qui, en même temps, com­mettent des actes épou­van­tables. La civi­li­sa­tion, en sor­tant de la bar­ba­rie pri­mi­tive, a fait de grandes erreurs, et ce sont ces erreurs qu’il nous faut main­te­nant essayer de cor­ri­ger. L’expression des sen­ti­ments et même les sen­ti­ments eux‑mêmes ont été sup­pri­més. Il me semble que si par exemple nous étions capables de sen­tir, il ne nous serait pas pos­sible de tolé­rer la dou­leur, nous ferions ce qu’il faut faire pour en finir avec les dou­leurs criantes. Ça com­mence avec la faim et les choses néces­saires à la vie.

Il me semble que la vraie révo­lu­tion est une révo­lu­tion qui veut rendre l’homme à l’état créa­teur, un état libre, et que c’est la civi­li­sa­tion qui est fon­dée sur la vio­lence, qui uti­lise la vio­lence pour atteindre ses buts. Civi­li­sa­tion que nous vou­lons détruire parce que le ratio­na­lisme des mili­ta­ristes, des auto­ri­taires, des capi­ta­listes et même des révo­lu­tion­naires, c’est sim­ple­ment de dire : Nous n’aimons pas la vio­lence, mais il nous faut l’utiliser pour atteindre les buts de notre civi­li­sa­tion. Vous savez ce que je veux dire. Il me semble que nous sommes par­ve­nus au moment où vrai­ment l’imagination doit prendre le pou­voir. Dans cette période, qui est une période où l’esprit révo­lu­tion­naire s’élève encore une fois, si nous choi­sis­sons l’utilisation de la vio­lence pour atteindre nos buts, il me semble que nous serons pié­gés comme nos cama­rades du pas­sé et ça serait vrai­ment une tra­gé­die. Mais si nous pou­vons nous déta­cher de la vio­lence, peut-être pourrons‑nous trou­ver les moyens de nous libé­rer. Il me semble par exemple que la vio­lence a eu d’une cer­taine façon une effi­ca­ci­té au Tiers Monde, en Algé­rie, peut‑être au Viet­nam. Je ne sais pas, mais il me semble qu’elle ne pour­rait pas être effi­cace dans les grands pays socia­listes auto­ri­taires et capi­ta­listes où il y a de grandes villes et où la vraie guerre de gué­rilla n’est vrai­ment pas pos­sible. En regar­dant ce qui s’est pas­sé en France en mai 68, il est assez clair main­te­nant que le suc­cès est en par­tie le résul­tat du fait que les auto­ri­tés n’ont pas employé réel­le­ment de vio­lence contre les étu­diants. Il n’y a pas eu de fusillades, il n’y a pas eu de bombes. Il est pos­sible d’envisager l’éventualité d’une guerre civile ; même si les révo­lu­tion­naires déci­daient d’employer les fusils, cette révo­lu­tion pour­rait très faci­le­ment et très rapi­de­ment être détruite par une force nucléaire « ponc­tuelle ». Mar­cuse a dit, si je l’ai bien com­pris, que le Tiers Monde peut employer la vio­lence, mais que dans les grands pays capi­ta­listes, le capi­ta­lisme tom­be­ra presque de lui‑même et qu’il serait pos­sible par des moyens sou­ter­rains de le com­battre, de le miner.

— Mar­cuse dit qu’il faut créer ce qu’il appelle des « îlots de résis­tance ». Je sup­pose que le Living en est un ?

— Oui, d’autre part, j’ai une stra­té­gie pour la révo­lu­tion que nous expri­mons dans Para­dise, et nous avons l’idée que pour réus­sir, la révo­lu­tion anar­chiste aura besoin de je ne sais pas, entre 30 et 50 ans au moins … Il faut que les révo­lu­tion­naires soient réalistes…

— C’est‑à‑dire des com­mu­nau­tés qui font tâche d’huile …

— Ça, c’est une par­tie, et les com­mu­nau­tés qui se retirent des grandes villes (il y en a beau­coup en Cali­for­nie) sont confron­tées aux pro­blèmes, elles sont en un sens les avant‑gardes qui essaient de résoudre quelques pro­blèmes de la col­lec­ti­vi­té : com­ment par­ta­ger le pain, com­ment par­ta­ger le tra­vail, que fait‑on des para­sites, etc. Mais nous vivons dans le monde et le monde est très com­pli­qué. C’est un sys­tème tech­nique. Il me semble d’abord, qu’il y a l’esprit révo­lu­tion­naire des enfants de la bour­geoi­sie qui sont étu­diants, intel­lec­tuels, et il faut que cette conscience se répande ; il faut d’abord chan­ger la culture, chan­ger par­tout la per­cep­tion des gens afin qu’ils com­mencent à connaître d’autres valeurs, afin qu’ils com­mencent à voir le monde sous un autre jour.

— Croyez‑vous qu’on peut chan­ger la struc­ture de per­cep­tion sans chan­ger la struc­ture éco­no­mique dans laquelle vivent ces gens ?

— C’est un point très impor­tant. Vous avez rai­son dans un sens, car aus­si long­temps que les ouvriers conti­nue­ront à gagner leur pain, ils se trou­ve­ront dans les usines à tra­vailler. Il est donc très dif­fi­cile d’élargir la per­cep­tion. Mais en même temps, je crois qu’il serait pos­sible de leur don­ner d’autres pos­si­bi­li­tés de vivre ; main­te­nant, par la pro­pa­gande de la socié­té de consom­ma­tion, ils sont cou­pés de toutes ces idées. Tout le temps, la publi­ci­té, les affiches, la télé­vi­sion, etc. tous les moyens de pro­pa­gande leur enfoncent beau­coup plus pro­fon­dé­ment le désir pour les biens, les « primes » du capi­ta­lisme et je crois que les États socia­listes uti­lisent les mêmes « primes ». Mais je ne crois pas que la révo­lu­tion peut réus­sir sans l’approbation de tous les gens qui y par­ti­cipent. Il me semble que c’est ain­si qu’il faut com­men­cer, en essayant de chan­ger la culture, et en même temps de four­nir des exemples de formes de vie dif­fé­rentes, comme les com­mu­nau­tés. On peut faire de la pro­pa­gande, on peut essayer de révé­ler ce que veut dire la révo­lu­tion, on peut en même temps essayer de faire ce que l’on peut pour pous­ser en avant la révo­lu­tion sexuelle…

— Des com­mu­nau­tés comme exemples, alors ? Mais jus­te­ment le propre de ces com­mu­nau­tés c’est de se cou­per des pro­blèmes réels aux­quels se trou­ve­ront confron­tés les gens, s’il y a un jour la révo­lu­tion anar­chiste. C’est‑à‑dire que révo­lu­tion­naires ou pas, il n’en res­te­ra pas moins des usines, tous les objets de consom­ma­tion créés par une civi­li­sa­tion peut‑être faus­sée mais qui existe, qui est notre pas­sé. Ce que vous sem­blez pré­co­ni­ser est un retour au « paradis»…

— Non. Ce que nous vou­lons dire, ce que nous vou­lons faire est sim­ple­ment de pas­ser du stade d’évolution où nous sommes main­te­nant au pro­chain niveau. Cela veut dire que nous conce­vons une révo­lu­tion per­ma­nente. Main­te­nant, nous voyons qu’il y a trop de souf­france évi­dente par le monde, qu’il y a des gens qui crèvent de faim, qui perdent leur vie en étant exploi­tés dans les rouages de la socié­té de consom­ma­tion et qu’il ne nous faut pas chan­ger sim­ple­ment la méca­nique du monde mais la vie elle‑même. Il serait pos­sible de réfor­mer, d’améliorer les condi­tions des usines, des mines, des pay­sans et de conti­nuer le même système.

— Vous avez dit tout à l’heure qu’il fal­lait chan­ger la culture, je sup­pose que vous vous voyez comme une ten­ta­tive de chan­ge­ment de cette culture. Ne croyez‑vous pas que la culture n’étant jamais que le reflet des réa­li­tés éco­no­miques et sociales dans les­quelles nous vivons, ce qui se passe quand on croit chan­ger la culture, ce qui s’est pas­sé pour le sur­réa­lisme, ce qui s’est pas­sé pour le dadaïsme, ce n’est peut-être que l’éclatement au niveau de la culture des anti­no­mies de la pen­sée bour­geoise, c’est la domi­na­tion qui éclate mais ce n’est pas une autre culture ? Ça ne peut abou­tir qu’à la révo­lu­tion de fait, c’est‑à‑dire à la dis­pa­ri­tion de la culture…

— Oui, ce que le sur­réa­lisme a fait, ou par exemple le tra­vail que nous avons fait nous‑mêmes pour le théâtre, nous a ame­nés sim­ple­ment à com­men­cer à com­prendre qu’il faut chan­ger la culture. Depuis le début, nous pen­sions qu’il fal­lait chan­ger la forme mais c’était tou­jours la même concep­tion du théâtre. Récem­ment, nous avons pous­sé la réflexion jusqu’au point où nous com­men­çons à voir qu’il faut chan­ger tota­le­ment et nous nous trou­vons main­te­nant devant un abîme ; peut‑être y en aura‑t‑il quelques‑uns qui se jet­te­ront dans l’abîme et qui trou­ve­ront les réponses. Nous sommes main­te­nant devant un grand néant.

— Chan­ger la culture pour vous ça veut dire conti­nuer à gueu­ler « nous écla­tons » ou bien dis­pa­raître. Je veux dire qu’il ne peut pas y avoir après d’autre culture, que ça doit en être fini avec la culture.

— Peut‑être ne sera‑t‑elle pas appe­lée culture mais c’est le tra­vail des socio­logues de l’avenir. La culture n’est pas sim­ple­ment l’art, c’est aus­si les moyens de vivre. Si, par exemple, il y a des com­mu­nau­tés en Cali­for­nie qui pos­sèdent des fermes et chaque jour dis­tri­buent dans la ville de San Fran­cis­co de la nour­ri­ture gra­tuite, c’est en même temps une attaque contre l’économie mais c’est plus que ça, c’est une attaque contre la culture et les gens s’en irritent, ils sont bou­le­ver­sés par cette action parce qu’elle donne l’idée que ce qu’ils font n’est pas essentiel.
Je crois qu’il fau­drait arri­ver un jour, même s’il y a beau­coup d’automation (il faut savoir que l’automation peut aider la révo­lu­tion et non la nier), et il serait pos­sible d’y arri­ver, à une période dans laquelle les gens ne com­men­ce­ront à pro­duire que ce qui est néces­saire à la vie. La socié­té de consom­ma­tion nous a don­né l’idée que le but de la vie est de ras­sem­bler tous les luxes pos­sibles, il nous faut chan­ger la culture afin qu’il soit pos­sible à l’homme de savoir que la vie peut être beau­coup plus rem­plie de joie si on peut aban­don­ner l’idée de réunir sans cesse des objets. […]

— Nous sommes convain­cus par ce que vous venez de dire, là où nous sommes gênés c’est sur les moyens de com­mu­ni­quer ce que nous pen­sons à ces ouvriers qui tra­vaillent huit heures par jour et qui amassent des objets. C’est‑à‑dire de les per­sua­der d’arrêter et d’essayer de trou­ver des joies autres que celles d’amasser des mar­chan­dises. Nous connais­sons quelques com­mu­nau­tés mais ce n’est pas en s’éloignant de la ville que l’on peut vrai­ment être un exemple ; c’est dans la ville même que l’on doit faire un tra­vail d’explication. À nous de trou­ver les moyens de trans­mettre nos idées.

— Si nous com­men­çons à prendre en main les moyens de pro­duc­tion, la ges­tion, et que l’on conti­nue à pro­duire ce qui est néces­saire pour la vie et que l’on com­mence à dis­tri­buer gra­tui­te­ment, cela veut dire que l’on peut ima­gi­ner un jour où, pas les ouvriers mais nous tous, nous fabri­que­rons les voi­tures, nous dis­tri­bue­rons les pommes dans la ville gra­tui­te­ment, etc. Mais si le jour arrive où nous com­men­çons à ne plus uti­li­ser d’argent du tout : on ne paie pas de loyer, on ne fait pas d’échange et où il y a des gens qui dis­tri­buent ce qu’il y a gra­tui­te­ment, et on conti­nue à pro­duire, à faire du tra­vail créa­teur. Ça sera la période où la grande lutte com­men­ce­ra parce qu’il y aura des per­sonnes qui seront convain­cues de la pos­si­bi­li­té de faire réus­sir un tel sys­tème et il y en aura d’autres qui res­te­ront scep­tiques. La dif­fi­cul­té en cette période de lutte sera de les convaincre. Ça serait un grand exemple. Il faut donc que les révo­lu­tion­naires arrivent au point où il serait pos­sible de faire fonc­tion­ner la vie quo­ti­dienne afin qu’elle marche vraiment.

— Oui, mais en fait les objets que l’on dis­tri­bue gra­tui­te­ment sont pro­duits en uti­li­sant la tech­nique bour­geoise et en fin de compte on se retrouve inté­gré dans le sys­tème. D’autre part, dans la dis­tri­bu­tion, il faut répondre aux appé­tits déve­lop­pés par la socié­té telle qu’elle est…

— C’est à cause de ça que nous disons qu’il faut chan­ger la culture afin que l’appât ne reste pas le même ; que les ouvriers com­mencent à avoir des appé­tits pour autre chose que ce que la socié­té de consom­ma­tion leur dicte.

— En fait, il fau­drait repen­ser tota­le­ment et ce qu’il faut pro­duire et la façon de le pro­duire. Il faut repen­ser « la vie»…

— Ça veut dire la même chose que chan­ger la culture. Il faut chan­ger les valeurs, il faut que l’on com­mence à per­ce­voir d’autres pos­si­bi­li­tés pour la vie.

— Vous avez dit tout à l’heure qu’il ne fal­lait pas que nous nous enfer­mions dans le cycle de la vio­lence pour faire la révo­lu­tion. Mais jus­te­ment, je ne vois pas com­ment en sor­tir mal­gré tous les noyaux de résis­tance dont peut par­ler Mar­cuse, si jus­te­ment il n’y a pas la violence.

— Il y a une chose impor­tante à pro­pos de la vio­lence. On sait qu’on ne peut pas éli­mi­ner la vio­lence sans éli­mi­ner les causes de la vio­lence ; la vio­lence se trouve en nous, elle est le résul­tat de nos rela­tions avec nos parents, avec nos ensei­gnants, les pro­fes­seurs, la vie, l’argent, l’État, etc., tout ce à quoi nous avons été confron­tés pen­dant la vie. Si les ouvriers, par exemple aux États‑Unis, ne se sou­cient pas de ce qui se passe dans le monde, s’ils sont heu­reux qu’il y ait des émeutes, de la vio­lence, des guerres, c’est parce qu’ils détestent le monde, ils détestent leur tra­vail, ils détestent le piège dans lequel ils se trouvent même quand ils n’en sont pas conscients.

Mais il faut essayer de sup­pri­mer les causes de la vio­lence. La non-vio­lence comme stra­té­gie ne marche pas si elle est sim­ple­ment une stra­té­gie. Cela veut dire que si nous res­tons des révo­lu­tion­naires vio­lents et si nous avons des sen­ti­ments très vio­lents —  moi, j’ai beau­coup de sen­ti­ments très vio­lents et je dis tout le temps que c’est en recon­nais­sant la vio­lence inté­rieure que je suis par contre « anti­violent », « contre‑violent » — mais tant que nous envi­sa­geons la non‑violence comme une stra­té­gie, elle ne réus­si­ra pas du tout. Gand­hi, qui a fait beau­coup de fautes mais qui était néan­moins un homme extra­or­di­naire, n’a pas par­lé de non‑violence, c’était une phrase qui était uti­li­sée par ses dis­ciples, il disait tout le temps qu’il faut atta­quer l’ennemi avec ce qu’il appe­lait la « force d’amour ». Pour les révo­lu­tion­naires occi­den­taux ça veut dire qu’on a le désir de voir le monde dans un état d’amour, un état abso­lu­ment dif­fé­rent. Pour ma part, je n’ai pas envie d’aller vers un poli­cier avec un fusil et de le tuer. S’il y a des per­sonnes qui choi­sissent la vio­lence je leur dirai : Est‑ce que vous vou­driez tuer un gen­darme dans la rue ? Est‑ce que vous vou­lez fusiller le baron Roth­schild ou M. Rocke­fel­ler ? Il faut com­men­cer à voir la socié­té comme un tout, comme l’ensemble des indi­vi­dus. Nous sommes des anar­chistes et nous sommes des indi­vi­dus et nous devons res­pec­ter les droits de tous les indi­vi­dus, c’est l’individu, c’est la vie, c’est l’homme lui‑même qu’il faut com­men­cer à res­pec­ter. On dit : « Ah non, je ne veux pas tuer ce CRS, je ne veux pas tuer ce gen­darme, mais si l’agent m’attaque…» Je dirais qu’il faut vivre toute la vie dans le même esprit afin qu’au moment où le gen­darme attaque vous sachiez ce qu’il faut faire. Mais si nous nous pré­pa­rons à uti­li­ser la vio­lence, bien sûr, quand la police arri­ve­ra, nous irons l’attaquer, nous irons la tuer et le cycle continue.

— Donc, il faut d’abord cas­ser un cer­tain mode de rela­tion, mais vous refu­sez de condam­ner un sujet qui tue­rait un tyran, vous consi­dé­rez qu’il est en état de légi­time défense…

— Oui, mais on ne peut se deman­der toute la vie ce que l’on va faire si le maniaque attaque le bébé. Rien sûr, s’il est en train d’étrangler le bébé je vais l’attaquer ; mais c’est ridi­cule de vivre toute la vie avec cette idée. Il ne faut plus regar­der le Grand Camp adverse comme des maniaques mais comme des hommes, et ça c’est très difficile…

— Vous faites écla­ter la culture par la vio­lence car votre action sur le théâtre est violente…

— Je pré­fère dire qu’elle est passionnée…

… Les bour­geois sont très fâchés au théâtre quand nous com­men­çons à leur crier : « Vous êtes stu­pides ». Ce n’est pas exac­te­ment ce que nous vou­lons dire, mais ce serait pos­sible. Lors d’une repré­sen­ta­tion j’ai com­men­cé à cra­cher vers quelqu’un et il était très, très cho­qué et j’ai dit : « Ce n’est pas du napalm, c’est sim­ple­ment du fluide de mon corps, c’est ma pas­sion que je vous donne, c’est très dif­fé­rent, je cherche des moyens pour vous éveiller ! »

— Comme l’action des sur­réa­listes, Dada était violent. En fait, est‑ce que vous ne croyez pas que lorsque les contra­dic­tions de la socié­té bour­geoise écla­te­ront ce sera for­cé­ment violent ?

— Il ne me semble pas que ce sera violent en ce sens‑là. J’envisage une trans­for­ma­tion, mais cette trans­for­ma­tion peut se faire par étapes suc­ces­sives. Il me semble que main­te­nant nous nous trou­vons dans une période où la vio­lence com­mence pour la pre­mière fois dans l’histoire de l’homme à être le centre de presque toute la pen­sée du monde. Il y a cin­quante ans, quand les révo­lu­tion­naires se ras­sem­blaient à un endroit, ils se deman­daient sim­ple­ment com­ment réus­sir, et la ques­tion de l’utilisation de la vio­lence res­tait en dehors des conver­sa­tions. Main­te­nant, je trouve que les révo­lu­tion­naires que je ren­contre sont tous obsé­dés par cette ques­tion. Il y a des révo­lu­tion­naires qui adoptent la vio­lence mais en même temps ils disent que c’est sim­ple­ment parce que c’est néces­saire, qu’il n’y a pas d’autres moyens, etc., c’est très pas­sion­né dans leur façon de s’exprimer. Les autres, ceux qui res­tent paci­fiques disent : « Mon Dieu ! il faut libé­rer les exploi­tés, com­ment peut‑on faire sans uti­li­ser la vio­lence ? » Ils sont déchi­rés par cette ques­tion et ça me semble une chose très inté­res­sante et je ne veux pas lais­ser ce moment d’histoire en deve­nant encore une fois par­ti­san de la vio­lence. Il faut voir la dif­fé­rence entre les formes variées de la vio­lence ; je crois qu’il nous faut com­men­cer à voir la vio­lence phy­sique comme une chose à part, c’est cette vio­lence qu’il nous faut essayer de faire dis­pa­raître. On peut faire ce qui semble néces­saire par la vio­lence mais sans détruire la vie d’un homme.

— Vous par­liez tout à l’heure de l’individu : si je veux accom­plir, par exemple, une véri­table révo­lu­tion sexuelle, il fau­dra que je me fasse vio­lence contre les tabous, contre tout ce que l’éducation m’a incul­qué. Si le monde veut chan­ger, si la vie veut chan­ger il fau­dra que le monde se fasse vio­lence, c’est‑à‑dire que les dif­fé­rentes classes de ce monde s’affrontent. Quand dif­fé­rentes classes s’affrontent il est évident qu’il y a des hommes qui sont tués.

— La révo­lu­tion ne s’accomplira pas sans une révo­lu­tion des struc­tures. C’est‑à‑dire que le Boud­dha a eu de très belles idées de civi­li­sa­tion, le Christ aus­si, mais le pro­blème des chré­tiens est qu’ils ont ima­gi­né la pos­si­bi­li­té d’un homme éthique dans une socié­té non éthique. C’est la même chose avec le boud­dhisme qui envi­sage la pos­si­bi­li­té de suivre tous les pré­ceptes de Boud­dha dans une monar­chie, ou le chris­tia­nisme qui a pen­sé qu’il serait pos­sible de suivre les pré­ceptes du Christ dans le royaume de César ou le capi­ta­lisme. Nous savons main­te­nant que ce n’est pas pos­sible. Si j’achète ou si je vends quelque chose, la rela­tion éthique entre nous est brisée.

— Les com­mu­nau­tés en sont là. C’est ce que je vous repro­chais de faire. Je vous repro­chais de vou­loir vivre dans un monde qui rend la vie impos­sible, de vou­loir qu’il y ait des hommes dans un monde qui rend les hommes parcellaires.

— Les anar­chistes tra­vaillent main­te­nant avec une idée vieille d’une cen­taine d’années. Il y a bien sûr des indi­vi­dus ou des groupes his­to­riques qui ont expri­mé les idées de liber­té éco­no­mique et sociale, mais c’est vrai­ment une nou­velle idée et le Grand Camp adverse dit tou­jours : « Mais l’anarchie est impos­sible ! » Nous pou­vons dire que le capi­ta­lisme en 10 000 ans n’a pas réus­si… C’est une nou­velle idée qui existe depuis le temps de Moïse mais en même temps qu’il y a les dix com­man­de­ments, il y a dans la Bible 600 rai­sons pour tuer. Ain­si, il y a contra­dic­tion. Main­te­nant, nous sommes en face d’une nou­velle idée que nous com­men­çons à exa­mi­ner et je crois qu’il nous faut essayer d’approfondir cette idée. Gand­hi a fait beau­coup d’erreurs, il a eu une vie sexuelle pleine de contra­dic­tions, mais ça ne veut pas dire que toutes ses idées ne valent pas la peine d’être étu­diées. Si je parle d’une vie idéale, de l’essai de restruc­tu­rer la socié­té afin que tous les hommes puissent trou­ver un peu de satis­fac­tion, si je dis qu’il faut res­pec­ter les idées des indi­vi­dus et lais­ser vivre même les para­sites dans un tel monde parce que je ne veux pas dire que si l’on ne tra­vaille pas on ne mange pas ; je ne veux pas dire aux révo­lu­tion­naires pour construire un tel monde s’il faut tuer, tuez, s’il faut détruire, détrui­sez. Je veux essayer de trou­ver une autre atti­tude face à la vie.

— Est‑ce que dans votre com­mu­nau­té chaque membre a, à peu près, le même mode de pen­sée que vous ?

— Non, il y a beau­coup d’idées dif­fé­rentes dans la troupe. On peut dire que dans la com­mu­nau­té il y a ceux qui sont beau­coup plus for­mel­le­ment mar­xistes, ceux qui laissent à part les idées poli­tiques mais s’intéressent beau­coup au style de vie, et ceux qui sont plus concer­nés par le fonc­tion­ne­ment de la com­mu­nau­té et moins par le tra­vail théâ­tral. Il y a des varia­tions. Nous avons sans cesse des dis­cus­sions mais nous les acceptons. 

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