La Presse Anarchiste

Le théâtre

[(Ces deux textes visent à pré­ci­ser la façon dont Julian Beck et Judith Mali­na envi­sagent leur tra­vail théâ­tral. En ce qui concerne le détail des réa­li­sa­tions de la troupe, nous consi­dé­rons que l’exposé suc­cinct conte­nu dans l’historique du Living est très insuf­fi­sant. Le lec­teur pour­ra se repor­ter avec pro­fit au livre de Pierre Biner, « le Living Theatre » (cf. bibliographie).)]

Rôle du théâtre d’avant‑garde

Le tra­vail du théâtre d’avant‑garde n’est pas seule­ment de por­ter un mes­sage poli­tique, mais de recher­cher des formes ; car si l’homme voit que sur scène on peut « aller plus loin », il com­prend que dans la vie éga­le­ment, on le peut, et cela l’encourage à agir. Il n’est pas néces­saire de dire seule­ment des choses directes ; en dehors du ratio­na­lisme, il faut par­ve­nir à une sorte de com­pré­hen­sion sub­cons­ciente, d’où naît la pas­sion d’agir.

Il faut faire savoir aux ouvriers que la vie offre une infi­ni­té de pos­sibles, que le fond même de la vie peut être chan­gé. À mon avis, ce qu’il faut leur appor­ter, c’est le sens de la beau­té — je n’aime pas ce mot, mais je n’en connais pas d’autre. Les ouvriers ne connaissent rien de la beau­té, elle est cou­pée de leur exis­tence. S’il peuvent envi­sa­ger la pos­si­bi­li­té d’une vie tota­le­ment dif­fé­rente de TOUT ce qu’ils connaissent dans le temps pré­sent, ils peuvent trou­ver en eux la pas­sion qui leur per­met de com­men­cer la révo­lu­tion et d’aller jusqu’au bout.

L’ouvrier ne doit pas se conten­ter d’une idée abs­traite de la liber­té (tra­vailler vingt heures par semaine, etc.), il doit pou­voir uti­li­ser son ima­gi­na­tion pour se construire une vie créa­tive. Or, il ne connaît pas le sens du mot « créa­tion ». La vio­lence du sys­tème ne lui per­met pas de se ser­vir de son ima­gi­na­tion. C’est donc son ima­gi­na­tion que nous devons tou­cher. Si l’art peut lui être de quelque uti­li­té, c’est dans ce domaine.

Notre tâche est de mon­trer aux hommes le plus grand nombre de points vers les­quels ils peuvent se diri­ger ; non pas la manière d’améliorer les condi­tions de vie selon les cri­tères bour­geois, mais dire que la révo­lu­tion per­met une plus grande liberté.

Seule­ment, qu’est‑ce que la liber­té pour un ouvrier ? … Il n’en a aucune idée. Pour lui, la liber­té repré­sente une notion abs­traite, une ques­tion de tra­vail moins pénible, de par­tage des pro­fits… autant dire rien de réel… L’ouvrier a peur de la révo­lu­tion parce qu’elle signi­fie des­truc­tion… Alors, détruire la socié­té pour quelque chose de nuageux?…

Nous devons l’amener à savoir aller au fond des choses, à pen­ser, à déve­lop­per son sens poé­tique, un sens cou­pé de lui, car si l’on garde un sen­ti­ment de poé­sie tout en tra­vaillant dans une usine, on devient fou !

Ain­si, il me semble que l’art peut sim­ple­ment aider le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en don­nant aux ouvriers, à tous les déshé­ri­tés une idée de ce que la révo­lu­tion peut appor­ter. C’est de cette manière seule­ment que nous pou­vons contri­buer à la révo­lu­tion. Nous ne pou­vons ni la pro­vo­quer, ni la pré­ci­pi­ter, mais nous pou­vons lui don­ner une base en don­nant l’idée d’une autre vie.

Je ne suis pas cer­tain que nos spec­tacles aide­ront les ouvriers, mais c’est tout ce que nous pou­vons faire, alors nous devons le faire. Nous ris­quons aus­si peut‑être de heur­ter les ouvriers et de les décou­ra­ger, mais, ce risque, nous devons le prendre. Je ne dis pas : si le Living joue pour les ouvriers, ils feront immé­dia­te­ment la révo­lu­tion. Je dit : il faut sim­ple­ment trou­ver les moyens de ren­con­trer les ouvriers pour leur pro­po­ser notre contri­bu­tion à la révolution.

Julian Beck

(Publié dans le Théâtre 1969‑1, Chris­tian Bour­gois éd.)

Théâtre et révolution

[(Extraits d’une dis­cus­sion qui eut lieu à l’école d’art dra­ma­tique de Yale, le 16 sep­tembre 1968, entre Judith Mali­na, des étu­diants et des pro­fes­seurs de cette école.)]

Eva Vizy : D’après ce que j’ai vu et d’après les ren­sei­gne­ments que je pos­sède, le L. T. a tou­jours été per­çu comme un théâtre poli­tique ; or, cette repré­sen­ta­tion (il s’agit de Mys­te­ries and Smal­ler Pieces) m’a frap­pée par son pro­fes­sion­na­lisme et par la beau­té de leurs méthodes, de leur jeu, en par­ti­cu­lier dans les exer­cices de concen­tra­tion. Pour moi, c’était beau­coup plus impor­tant que l’aspect politique.

Judith Mali­na : J’en suis déso­lée. À ce niveau c’est un échec. Je veux dire dans la mesure où cela ne te touche pas poli­ti­que­ment. Mais peut‑être cela te touche‑t‑il poli­ti­que­ment au sens où, esthé­ti­que­ment, tu es inté­res­sée — c’est ce dont tu par­lais. Où fixons‑nous la limite ? Devons‑nous en déter­mi­ner une entre cer­tains aspects esthé­tiques et cer­taines posi­tions poli­tiques ? Par exemple, on pour­rait se deman­der si la révo­lu­tion sexuelle est une révo­lu­tion poli­tique. C’est le genre de ques­tion qu’on est ame­né à se poser. Est‑ce que tu com­prends le lien entre ce que tu demandes et le pour­quoi de ce que je dis ? L’esprit révo­lu­tion­naire est une trans­for­ma­tion du mode de vie. Je pense que lorsque nous disons « Chan­gez le monde ! », c’est ce que cela signi­fie : un style de vie qui n’aurait plus aucune com­mune mesure avec les ins­ti­tu­tions poli­tiques telles que nous les connais­sons. Or, si nous chan­geons les ins­ti­tu­tions poli­tiques en trans­for­mant le mode de vie, tout ce qui a une réelle influence sur celui‑ci aura une inci­dence sur la poli­tique. Main­te­nant, cela ne signi­fie pas que l’art limi­té au domaine esthé­tique puisse en aucune façon être satis­fai­sant, car j’ai dit au début que dans la mesure où la repré­sen­ta­tion ne t’apparaissait pas poli­tique, elle était un échec. Elle se veut poli­tique dans sa tota­li­té. Son but est d’amener le public à envi­sa­ger la pos­si­bi­li­té d’une telle trans­for­ma­tion sur un plan indi­vi­duel. Ceci afin qu’après avoir accom­pli cette trans­for­ma­tion il ne soit plus le même ani­mal poli­tique qu’avant. C’est l’idéal. Bien enten­du, je ne dis pas qu’en une soi­rée le théâtre vous trans­forme à ce point. […]

Gor­don Rogoff : Y en a‑t‑il par­mi nous qui puissent dire sans se lais­ser aller à l’enthousiasme qu’ils ont été trans­for­més par cette expérience ?

J. M.: Je ne suis pas cer­taine qu’il soit pos­sible à qui­conque d’évaluer cette sorte de chan­ge­ment si tôt. Laissez‑moi vous dire où je pense qu’une réelle trans­for­ma­tion peut avoir lieu et où je pense qu’elle ne le peut pas. Si notre inten­tion est de radi­ca­li­ser le public, chaque spec­ta­teur se trou­vant à un degré d’évolution dif­fé­rent entre le révo­lu­tion­naire confir­mé et l’individu com­plè­te­ment indif­fé­rent, nous vou­lons, où qu’il se situe, le faire pro­gres­ser un tant soit peu. S’il est réso­lu­ment révo­lu­tion­naire, nous ne pou­vons que lui par­ler des pos­si­bi­li­tés d’actions utiles ; s’il est tout à fait indif­fé­rent, nous ten­tons de l’intéresser, nous ten­tons de lui mon­trer qu’il est réel­le­ment concer­né. Mais il est vrai­sem­blable que tous les gens que nous pou­vons tou­cher sont plus ou moins enga­gés dans la créa­tion d’un monde meilleur. Cer­tains appar­tiennent à ce que j’aime appe­ler le Grand Camp adverse : tous ceux qui croient construire un monde meilleur en le ren­dant plus strict, plus ordon­né, en ren­for­çant les ins­ti­tu­tions exis­tantes de façon qu’elles fonc­tionnent plus effi­ca­ce­ment. […] Ceux qui s’intitulent libé­raux, radi­caux, révo­lu­tion­naires, essayent de créer un monde meilleur en le ren­dant moins strict, plus ouvert, plus humain, plus simple et plus effi­cace à nour­rir, loger et habiller cha­cun en déve­lop­pant l’individualisme plu­tôt que l’enrégimentation. Nous sommes confron­tés à ces deux ten­dances dans la plu­part des publics et je sens bien qu’actuellement notre théâtre n’est pas le plus effi­cace pour sen­si­bi­li­ser le Grand Camp adverse car, je crois, nous ren­con­trons géné­ra­le­ment un public pour qui, à ce niveau, le choix du camp est déjà fait. Peut‑être pouvons‑nous leur expli­quer un peu notre lutte, cla­ri­fier cer­taines choses. Mal­gré cela je ne pense pas que nous soyons très effi­caces en nous adres­sant à ceux qui sont très hos­tiles à notre égard. Je pense que nous avons une plus grande influence sur les gens qui, fon­da­men­ta­le­ment, par­tagent une cer­taine ten­dance révo­lu­tion­naire, paci­fiste ou radi­cale avec nous. […]

Le moment théâ­tral peut aller d’une expé­rience de trans­for­ma­tion totale dans le domaine de l’esthétique, ce qui est tan­gible, jusqu’à une expé­rience exta­tique qui dure une heure et demie ou une semaine et s’estompe ensuite. Mais il est plus vrai­sem­blable qu’il soit une par­tie de quelque chose de dif­fé­rent et de plus grand. Il sera une com­po­sante du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ou de l’absence de ce mouvement.

Je pense qu’évaluer com­bien une soi­rée au théâtre nous a trans­for­més est peut‑être une mau­vaise ques­tion. La ques­tion cor­recte serait peut‑être : « Que savons‑nous après cette expé­rience que nous igno­rions aupa­ra­vant, en fonc­tion de ce que nous allons faire, de la façon dont nous allons vivre, de la façon dont nous allons nous conduire doré­na­vant ? » C’est ça le chan­ge­ment. Je crois que réel­le­ment la seule vraie trans­for­ma­tion est celle qui conduit à un chan­ge­ment dans notre action ou dans nos acti­vi­tés. Bien enten­du, ceci inclut le pro­ces­sus intel­lec­tuel, mais notre théâtre n’est plus exclu­si­ve­ment intel­lec­tuel. Néan­moins, il ne doit pas en reve­nir à un niveau émo­tion­nel, sen­ti­men­tal, car il peut s’y perdre aus­si bien que dans un cadre intellectuel.

Il y a six mois, notre but était de radi­ca­li­ser notre public. Ce n’est plus notre inten­tion. Nous ren­con­trons un public qui est déjà radi­ca­li­sé. Etre radi­ca­li­sé signi­fie être per­pé­tuel­le­ment dans une situa­tion d’interrogation et d’inconfort due à la rapide évo­lu­tion his­to­rique. On se trouve dans l’incapacité de faire face à l’étape sui­vante ; on est constam­ment confron­té à des déci­sions morales. En un cer­tain sens, c’est cela être révo­lu­tion­naire. Cela signi­fie que l’on essaie tou­jours d’enfoncer une che­ville car­rée dans un trou rond.

Mais si le public est déjà radi­ca­li­sé, nous nous heur­tons à la ques­tion sui­vante : « Com­ment notre théâtre peut‑il vous ser­vir, vous les étu­diants ou vous indi­vi­dus de vingt‑cinq ans plus jeunes que moi ? » Dans Para­dise now nous essayons le plus pos­sible de lais­ser la scène au public et d’apprendre cela. Mais même Para­dise est bâti à par­tir de thèmes que nous jugions per­ti­nents il y a six mois, des pro­blèmes qui nous pré­oc­cu­paient en France dans un milieu poli­tique pré­cis. Ici, nous nous trou­vons dans un autre milieu politique.

À la ques­tion : « Com­ment avez‑vous été trans­for­més par Mys­te­ries ? » ou « De quelle façon vous êtes‑vous sen­tis tou­chés ? », je sub­sti­tue­rais la ques­tion : « Com­ment le théâtre peut‑il ser­vir la révo­lu­tion ? ». C’est ce que je veux que vous me disiez. Ceci signi­fie que vous devez, vous aus­si, être la révo­lu­tion, vous savez… Nous vous deman­dons d’être la révo­lu­tion ! Nous avons été long­temps absents, cer­tains d’entre nous sont plus vieux et ont lais­sé tom­ber, mais vous et nous par­ta­geons le pro­blème d’être des artistes ou d’être enga­gés dans les arts — dans l’industrie cultu­relle ou autre — et c’est un pro­blème, parce que c’est une séparation.

Maro Rio­fran­cos : J’ai trou­vé que Mys­te­ries ten­dait à chan­ger mes ins­tincts. Je pense que c’est un domaine dans lequel vous pou­vez être le plus utile. Tant que nous n’apprendrons pas à réagir ins­tinc­tuel­le­ment d’une façon révo­lu­tion­naire, nous serons tou­jours des ven­dus, nous serons tou­jours récu­pé­rés, nous serons tou­jours absor­bés par le sys­tème. N’importe qui peut tolé­rer une oppo­si­tion posi­tive, c’est‑à‑dire une oppo­si­tion intel­lec­tuelle à la guerre du Viet­nam. Le sys­tème peut tolé­rer ça. C’est ce qu’ils veulent. Ils veulent qu’on dis­cute cal­me­ment de la guerre du Viet­nam, mais ils ne peuvent tolé­rer que des gens vomissent la guerre dans les rues. Si vous pou­vez tra­vailler dans ce sens et que les gens vomissent le sys­tème, c’est ça qui va le miner.

J. M.: Je suis d’accord avec toi. Néan­moins, il semble qu’il y ait un autre aspect de ce pro­blème. Des actions de pro­tes­ta­tion suf­fi­sam­ment per­cu­tantes vont ébran­ler le sys­tème et faire ces­ser toutes ces choses atroces et je suis d’accord avec toi, c’est 50% de ce que nous devons obte­nir. Pour­tant il me semble que pour les 50% qui res­tent nous devons don­ner aux gens la convic­tion qu’il existe une quel­conque solu­tion de rechange qui soit construc­tive ; la convic­tion qu’ils peuvent tra­vailler pour autre chose que ce qui nous fait vomir. Sinon ils diront sim­ple­ment qu’on a l’estomac fra­gile et qu’on ne sup­porte pas la réa­li­té. Nous devons construire une autre réa­li­té. Je ne parle pas d’utopies, de la réa­li­sa­tion d’idées para­di­siaques parce qu’alors, on nous attaque sur ce point, mais si nous conve­nons d’un but, alors nous pou­vons pro­gres­ser vers les étapes conve­nues. Autre­ment, tout ce que nous pou­vons faire se réduit à brû­ler notre enthou­siasme dans des actions de pro­tes­ta­tion. Nous savons que nous avons besoin d’actions spé­ci­fiques, alors nous regar­dons autour de nous et nous nous deman­dons : « Qu’est‑ce qui est pour­ri par ici ? » Nous devons faire la queue trop long­temps pour obte­nir notre repas parce qu’il devrait y avoir deux comp­toirs au lieu d’un. Alors on pro­teste, parce que c’est dégueu­lasse et que la moi­tié d’entre nous ne mangent pas cor­rec­te­ment. À ce moment‑là on est réel­le­ment sen­si­bi­li­sé. Et puis ils construisent les deux comp­toirs et ils disent : « Vous voyez, main­tenant vous avez deux comp­toirs, soyez gen­tils, faites la queue, vous avez tout ce que vous dési­rez. » On doit pro­tes­ter contre un abus, mais la sup­pres­sion de cet abus rend la situa­tion plus into­lé­rable. C’est comme les mani­fes­ta­tions pour de meilleures condi­tions de vie en pri­son. (Rires). S’il y a des pri­sons, il doit y avoir l’eau cou­rante dans chaque cel­lule et si ce n’est pas ain­si dans toutes les pri­sons, je mani­fes­te­rai pour l’obtenir. Mais c’est ridi­cule de mani­fes­ter pour ça et cela vous a fait rire pour des rai­sons évidentes. […]

Ayons un pro­gramme qui ne s’intéresse pas seule­ment aux abus, mais aus­si aux reven­di­ca­tions qui ne peuvent être satis­faites par la struc­ture sociale. Nous devons deman­der ce qu’ils ne peuvent nous don­ner. Ce sera bel et bon pour nous, de notre point de vue. Qu’ils pensent que c’est bien ou pas ne fait aucune dif­fé­rence. Si nous trou­vons quelque chose qui soit beau et bien et com­plè­te­ment illé­gal, alors nous aurons une bonne base de départ (Rires). Mais il fau­dra que ça leur soit néfaste. Quel genre de socié­té pouvons‑nous dési­rer, créer et construire qui soit belle, agréable, utile et com­plè­te­ment illégale ?

[(Ce der­nier texte relate une ten­ta­tive de « par­ti­ci­pa­tion » à l’un des spec­tacles du Living. Les moti­va­tions de ce geste furent diverses : las­si­tude face à l’apathie et au sui­visme de pseudo‑révolutionnaires, besoin res­sen­ti de détruire effec­ti­ve­ment la bar­rière acteur/​spectateur. L’exemplarité même de l’acte en atté­nuait consi­dé­ra­ble­ment la por­tée (tous ne pou­vaient faire de même). De plus, plus que d’annuler la sépara­tion entre l’acteur et le specta­teur, il semble que nous l’ayons sau­tée pour fina­le­ment nous retrou­ver dans le camp du Li­ving. C’était un peu l’attitude des jeunes qui mon­taient en scène et qui, déso­rien­tés, trai­taient de « sale bour­geois » le qui­dam dans son fau­teuil. En détrui­sant pour cer­tains la rela­tion acteur/​spectateur nous ren­for­cions la sépa­ra­tion entre « eux » et « nous ».)]

« Chan­gez le monde »

à Tou­louse, le 22 mai 69

Mys­te­ries and Smal­ler Pieces. Un homme sur scène, le torse déje­té en avant, d’une immo­bi­li­té de marbre, d’emblée pro­voque la salle à sor­tir de sa tor­peur cou­tu­mière. Théâtre libre ! Car Mys­te­ries n’est pas spec­tacle mais célé­bra­tion rituelle de la révolution‑conversion anar­chiste, com­mu­nau­taire, non violente.

Ce pour­rait être alors sur la scène, lieu pro­té­gé, épan­che­ment et délec­ta­tion pour les « hap­py few » ayant atteint la libération…

Le choix du Living est inverse : scène et salle sont ensemble inves­ties, et le « public », mal­me­né dans sa conscience défi­nie d’avoir payé pour voir, se retrouve — sous le coup des pro­vo­ca­tions — acteur conscient ou incons­cient du seul drame qui se joue : « Pour­quoi, moi, suis‑je assis, pas­sif, inhibé ? »

Autant dire : le Living ne vise rien moins que don­ner mau­vaise conscience.

Or, voi­ci dans Mys­te­ries, après un pro­ces­sion­nal au pas len­te­ment feu­tré de por­teurs d’encens, que Julian Beck s’assied en tailleur sur la scène. Mais alors : en avant pour le fes­ti­val de la bana­li­té hur­lante — Chan­gez le monde — À bas la répres­sion — À bas la police — et autres « cené­kin­dé­bu ». À la voix du maître, ras­su­rée, l’assemblée rec­to tono embouche ses slogans.

Le 21 mai, à Tou­louse, nous avons vécu déjà quatre fois Mys­te­ries. Nous : Patrice Anto­na et moi‑même, objec­teurs en « ser­vice civil ». L’un et l’autre chaque fois déçus de cette sou­daine chute dans la faci­li­té, nous avons l’occasion de dis­cu­ter assez lon­gue­ment avec William Sha­ri (du Living), et de lui par­ler de ce point pré­cis : les slo­gans en lita­nie dits « Street Songs ». À quoi il nous répond qu’au fond lorsque Julian crie « Chan­gez le monde », l’attente tou­jours déçue de la troupe, c’est que les gens se lèvent et sortent, quittent le théâtre, pour agir effectivement.

C’est à par­tir de cette dis­cus­sion que nous arrê­tons net­te­ment le pro­jet de « faire quelque chose ». J’ai avec moi mon livret mili­taire, peut‑être en cette occa­sion peut‑il encore ser­vir : les « Chan­sons des rues » du len­de­main auront leur feu de joie.

Nous nous ouvrons de nos inten­tions à quelques amis du groupe tou­lou­sain de sou­tien aux objec­teurs. L’accueil est miti­gé : crainte en par­ti­cu­lier que cet auto­da­fé ne soit vu comme un coup de tête, une vapeur acti­viste. La por­tée de l’acte en sera dimi­nuée, sa signi­fication alté­rée. Quelques expli­ca­tions auprès des spectateurs‑parti­cipants pour­raient évi­ter ce désa­mor­çage. Le 20 mai, Patrice a pu consta­ter la très grande récep­ti­vi­té du public à des tracts qui repro­dui­saient les lettres ayant accom­pa­gné le ren­voi des livrets mili­taires de deux cama­rades bor­de­lais. En appoint pour la cir­cons­tance, plu­tôt que de rédi­ger un texte par­ti­cu­lier, pour­quoi n’écrirais‑je pas à mon per­cep­teur, qui attend des nou­velles du second tiers pro­vi­sion­nel d’impôts directs que je n’ai pas l’intention de lui ver­ser ? Je ferai cette lettre assez expli­cite pour qu’elle puisse être dis­tri­buée au cours de Mys­te­ries.

Le 22 mai au soir, avec en main la lettre ronéo­ty­pée à 500 exem­plaires, nous sommes au théâtre pour notre cin­quième Mys­te­ries.

« Chan­gez le monde » crie Julian Beck. « Chan­gez les hommes » réplique quelqu’un. Mais la masse se satis­fait de faire déveau­te­ment écho, comme chaque soir. « Arrê­tez les guerres » crie Julian. Nous nous levons, Patrice et moi, et nous allons nous pla­cer der­rière lui. À voix forte, je me mets à lire la cou­ver­ture du livret : « Minis­tère de la Guerre » « matri­cule 1 43 02 59 512 084 » … La salle s’est tue. Imper­tur­bable, Julian conti­nue seul à scan­der, ne sachant pas très bien ce qui se passe dans son dos. « Don’t talk. Do it ! » (Pas de paroles, des actes ! ) crie un plai­san­tin, d’une voix de faus­set. Julian s’est tu. Patrice craque une allu­mette. Le silence se fait à la pro­fon­deur de l’attente. Un geste : pages déployées, le livret brûle. Déli­vrés, avec les hour­rah, joie et enthou­siasme déferlent de par­tout. Julian s’est rele­vé vive­ment, tou­ché, heu­reux. Patrice élève le large cen­drier de terre cuite où brûle l’ex‑livret et avance sur la scène. On le suit. On forme le cercle. On forme un deuxième cercle der­rière le pre­mier, car il y a afflux excep­tion­nel de spec­ta­teurs sur scène. Et c’est « le chœur », temps fort de par­ti­ci­pa­tion aux Mys­te­ries, où par la seule ver­tu des voix unies en un seul son cres­cen­do et decres­cen­do, se crée entre tous le sen­ti­ment intime de la communion.

À l’«entracte » sera dis­tri­buée la lettre au per­cep­teur. Mais vous n’êtes pas tenus de la lire : « Don’t read. Do it ! »

Ber­nard Vandewiele 

La Presse Anarchiste