La seule résistance réelle (mais qui est restée inefficace) fut la résistance individuelle : la désertion, l’insoumission, l’objection de conscience. La résistance collective fut spontanée et vite réprimée : mutinerie de 1917, révolte des marins de la mer Noire en 1921 ; elle ne fut soutenue par aucune organisation existante, excepté quelques groupes d’anarchistes.
L’antimilitarisme réapparut au sein du PC naissant, dès 1921, grâce aux traditions anarcho‑syndicalistes, mais encore plus par opportunisme, pour soutenir la révolution en Russie, du moins le pouvoir bolchevik. Le peuple russe n’eut pas de peine à détruire l’appareil militaire de l’État tsariste, celui‑ci s’étant dissous dans la débâcle de 1917, en voie de dégénérescence depuis 1905. Malheureusement, au lieu d’achever ce processus de dissolution de l’appareil étatique, Lénine et Trotsky reconstituèrent un nouvel appareil, sur les mêmes bases d’obligation militaire, malgré une dérogation pour les tolstoïens admis au service sanitaire. Les cadres de l’Armée rouge furent en partie des anciens officiers tsaristes « ralliés » à la révolution et des membres du parti bolchevik, « commissaires politiques », c’est‑à‑dire qu’il n’y avait aucune démocratie réelle.
L’autodéfense de la révolution, au lieu d’être prise en charge directement et totalement par les soviets (comme ils le furent en Ukraine et comme le voulaient les marins et les travailleurs de Cronstadt), fut liquidée au profit de l’Armée rouge sous les ordres de Trotsky. La même erreur fut répétée pendant la révolution espagnole : les milices populaires furent créées au début par les organisations politiques et syndicales pour défendre la révolution, mais aussi leurs intérêts respectifs (conflits entre les milices ouvrières anarchistes de la CNT et les brigades internationales d’obédience « stalinienne » et aussi conflit avec la Garde républicaine…). En Catalogne, fut réalisée pendant un moment, en 1936, l’unité de toutes les milices indépendamment du pouvoir central et de l’armée républicaine. Mais la situation était de plus en plus précaire, les fascistes armant à outrance Franco sans qu’aucune opposition internationale ne s’y opposât. D’un autre côté, la révolution se vendait à la Russie de Staline, ce vendeur d’armes, avec des contreparties favorables aux « communistes » entrés au gouvernement : commissaires politiques dans les brigades internationales, direction de l’armée républicaine et ensuite écrasement des réalisations révolutionnaires en 1937.
Pour nous, il est évident que le refus du service militaire s’inscrit réellement dans une perspective révolutionnaire : la non‑collaboration au militarisme permet de mener une lutte beaucoup plus efficace contre les structures répressives de la société bourgeoise et de marquer en même temps la solidarité la plus effective avec les camarades révolutionnaires dans le tiers monde se battant contre l’impérialisme.
Récupération des OC par l’État
Pour les militants révolutionnaires, le statut actuel des objecteurs de conscience préconisant le service civil reste équivoque. La légalisation du statut, bien qu’étant un progrès indéniable pour l’action des OC, permet à l’État de réglementer les raisons de conscience, et par là l’État empiète une nouvelle fois sur un droit fondamental de l’homme : sa liberté de conscience et de raison.
Mais il apparaît clairement que l’octroi par l’État du statut correspond à une nécessité stratégique pour réorganiser son potentiel militaire. En effet, les responsables politiques et militaires se sont engagés à créer un corps d’intervention militaire ayant une réelle efficacité. Il était donc logique, puisque l’idée d’une armée de métier constituée uniquement d’une élite combattante ne semble nullement plaire à bon nombre de parlementaires, de songer à éliminer les gêneurs, les poètes, les contestataires du maniement des armes, tout en gardant un contrôle étroit sur leurs activités par l’instauration du service civil obligatoire. Ainsi, le rôle éducatif, dévolu traditionnellement à l’armée, reste préservé à l’intérieur du service civil : la subordination, l’encadrement de la jeunesse.
L’instauration du service civil permet aussi à l’État de continuer à l’aise sa politique d’armement. Le service civil n’est qu’un paravent à la mobilisation militaire et ne prépare donc nullement la paix, mais contribue, par la politique de l’État, à maintenir la situation actuelle, c’est‑à‑dire l’injustice sociale et l’exploitation économique des travailleurs.
L’objection révolutionnaire
Pouvons‑nous admettre, en tant que révolutionnaires refusant le militarisme de l’État, d’être obligés de servir les intérêts de ce même État sous l’égide d’un autre ministère que celui de la Défense nationale ?
Cette position, défendue par certains pacifistes, nous paraît incompatible avec l’idéal pour lequel nous luttons (société non autoritaire et sans hiérarchie). Nous préconisons la disparition de l’État comme préalable révolutionnaire indispensable à l’instauration d’une liberté effective pour tous basée sur la responsabilité mutuelle engendrant la démocratie directe, le fédéralisme et l’autogestion économique généralisée sans aucun intermédiaire bureaucratique.
Antimilitarisme et perspective révolutionnaire
Le rôle traditionnellement dévolu à l’armée est le nivellement des personnalités, la négation de l’individu sous l’uniforme et de la liberté de conscience, la réduction des fortes têtes et de faire de la jeunesse une jeunesse rangée. « Considérant l’armée comme une école de servilisme et d’automatisme dégradant, comme l’apprentissage du meurtre, comme un centre de prostitution intellectuelle et morale, comme un laboratoire qui anesthésie les consciences en cultivant la perte du sentiment de culpabilité chez les hommes, permettant ainsi les sanglantes hécatombes de millions d’êtres. » (Jean Van Lierde). De plus, les travailleurs sous les drapeaux peuvent être amenés à trahir le milieu dont ils sont issus en intervenant comme agents de répression aux côtés de la gendarmerie et de la police.
Seulement, l’évolution actuelle du militarisme nous oblige à trouver de nouvelles réponses pour la lutte antimilitariste, un certain effort d’imagination dans les moyens d’action (de la désobéissance civile à l’action directe contre l’appareil militariste). La résistance au militarisme se situe à plusieurs niveaux : à l’intérieur ou à l’extérieur de l’armée, contre l’infrastructure économique (usines d’armement), son infrastructure idéologique (écoles militaires)… Si l’armée moderne devient de plus en plus une armée de métier, c’est surtout une conséquence inéluctable de l’évolution technologique du capitalisme et cela n’exclut pas la conscription. Réciproquement, l’antimilitarisme se doit de lutter à la fois contre la conscription et contre l’armée de métier, tout en sachant qu’il sera plus facile d’abolir la conscription que le reste du militarisme, mais cela permettra de libérer des forces vives pour le reste du combat.
Solidarité révolutionnaire
La solution révolutionnaire à la guerre d’Indochine, pour nous « Occidentaux » loin des maquis, ne peut être qu’un soutien plus effectif à la résistance américaine à deux niveaux : exprimer notre solidarité avec les déserteurs, insoumis, objecteurs, renforcer les réseaux, l’aide financière, diffuser leur lutte, lutter contre l’Otan, s’attaquer à l’infrastructure économique, diplomatique, militaire de l’impérialisme yankee sur notre territoire et renforcer la lutte contre notre propre appareil militaire.
Accepter le service militaire, c’est consciemment faire le jeu de l’impérialisme américain au Vietnam et permettre le renforcement du potentiel militaire occidental en Allemagne de l’Ouest, favorisant ainsi l’escalade de l’agression impérialiste en Extrême‑Orient. En contrepartie, c’est admettre le militarisme soviétique et par là justifier l’impérialisme des armées d’occupation russes (pacte de Varsovie) en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Hongrie… Mais que penser des militants de gauche qui, soutenant la lutte du peuple vietnamien (d’une manière verbale, bien sûr), participent pratiquement — en accomplissant leur service militaire — à la politique impérialiste de l’Otan ?
La collaboration avec l’État, au travers du service civil, ne peut que renforcer l’emprise bourgeoise sur l’action des OC. Le sabotage à l’intérieur de certains organismes employeurs est en effet réprimé par une remise à la disposition de l’OC au ministère de l’Intérieur. Mais toutes les ASBL ne sont pas récupérées…
Théoriquement, notre opposition au service civil est donc complète, la lutte antimilitariste révolutionnaire ne peut se fourvoyer sur un tel terrain de « conscription civile ».
Mais alors, que reste‑t‑il à l’objecteur révolutionnaire ?
Le refus des compromissions mène nécessairement au radicalisme. La résistance aux structures répressives, mises en place par l’État pour encadrer la jeunesse, est nécessaire pour mener une véritable lutte révolutionnaire. Seulement, le refus du service militaire et du service civil signifiera, en toute logique bourgeoise, l’emprisonnement.
Pour ceux qui hésiteraient devant cette ultime conséquence, le service civil pourrait néanmoins s’avérer valable, mais comme « compromis provisoire », à condition de fixer dès le départ les limites de participation au service civil, étant entendu que le service civil n’est pas un but en soi, mais uniquement un moyen de militer.
Bien que nous pensions que la transformation radicale de notre société ne pourra se faire que par un mouvement révolutionnaire du prolétariat, les objecteurs de conscience peuvent jouer un rôle d’appoint, de catalyseur aussi, dans la résistance au capitalisme. En acceptant provisoirement le service civil, l’OC peut en effet se mettre à la disposition du mouvement révolutionnaire.
Objection libertaire
(groupe de l’Internationale des résistants à la guerre, 35, rue Van Elevijck ‑ 1050 ‑ Bruxelles.)
Quelques remarques
La relecture du texte publié par Objection libertaire me pousse à émettre quelques précisions.
Il est clair que pour moi le refus du service militaire et l’opposition radicale à l’armée se basent sur une analyse préalable du rôle de l’armée dans le système capitaliste (à gestion privée ou à gestion bureaucratique d’État), soutien indispensable du système d’exploitation en place.
Le texte n’est pas assez explicite à cet égard. Il s’agit pour moi bien plus d’une opposition à un système répressif, embrigadant les jeunes dès leur sortie de l’encasernement scolaire et susceptible de servir le pouvoir en place contre les luttes anticapitalistes des travailleurs, que d’un éventuel danger de guerre entre nations (cette dernière propagande est bien faite par les mouvements pacifistes).
Il était aussi utile d’attirer notre attention sur la tradition antimilitariste dans le mouvement ouvrier. Peut‑être que le texte n’approfondit pas assez les exemples cités. Il existe une rupture nette entre les pratiques révolutionnaires des travailleurs créant un schéma d’organisation antimilitaire pour défendre la révolution et les pratiques militaires traditionnelles. L’antimilitarisme signifie le refus de la hiérarchie, de l’ordre idiot, de l’irresponsabilité, de l’encasernement. C’est pour cela que le mouvement makhnoviste, sans vouloir le récupérer, est d’essence antimilitariste : refus de la hiérarchie, autonomie et démocratie ouvrières au sein des diverses unités. Ici, on pourrait poser le problème de la défense de la révolution. Les marxistes ont une réponse toute faite à ce sujet : la dictature du prolétariat, qui jusqu’à présent s’est illustrée par la dictature de la bureaucratie du parti bolchevik sur le prolétariat au travers de la militarisation, dont la liquidation de la révolution (Armée rouge, commissaires politiques…). Il est évident que nous ne pouvons souscrire à un tel raisonnement, mais qu’il est aussi indispensable de chercher à donner une réponse cohérente. La pratique des milices ouvrières en Russie, en Allemagne, en Espagne doit être envisagée sous un tel aspect. Historiquement, elles ont répondu à des critères libertaires : autonomie, démocratie directe, responsabilité collective. Cela, bien sûr, n’est qu’un début de réponse…
Est récupéré qui veut.
Il est certain aussi que le danger de récupération des objecteurs de conscience par l’État n’existe pas encore en Belgique.
Il s’agit d’une vue prophétique (on peut le contester et dire que les anars sont coupés de la réalité quotidienne des OC et se limitent à avoir raison sur le papier, question de bonne conscience). Pourtant, en Belgique, au cours de la campagne électorale 1971, divers bruits quant à la création d’un service civil généralisé de tous les jeunes ont été avancés (proposition socialiste). Il s’agirait de constituer une armée de métier stratégiquement efficace tout en gardant une mainmise sur les jeunes pour des besognes humanitaires : création d’une main‑d’œuvre à bon marché pour combler les lacunes les plus apparentes de l’incurie de l’État au niveau des besoins socioculturels de la population.
La pratique actuelle des OC belges.
Pratiquement, il n’y a presque aucun contrôle de l’État sur les occupations des OC en service civil, mais certains signes du renforcement de la répression ne doivent nullement nous laisser indifférents.
Les OC font ce qu’ils veulent : l’amour, la pop musique, de la peinture… Mais comme leur engagement n’est pas politique, ils ne dérangent pas trop le pouvoir établi : ils constituent une manifestation marginale de la révolte des jeunes et restent incompris, voire ignorés dans la grande masse du public (pourtant à plusieurs reprises ils ont eu les honneurs de la presse et de la radio).
Cependant, un virage qualitativement important vient d’être pris par certains OC. En effet, quelques‑uns ont participé à la campagne anti-élections (lancée initialement par le Groupe communiste libertaire, à Bruxelles, contre l’obligation de voter).
Cet engagement a certainement une valeur politique et peut apparaître comme une volonté d’action collective dirigée vers l’extérieur. En tout cas, c’est un premier effort pour sortir du ghetto communautaire dans lequel ils s’étaient enlisés en 1971.
Mais il est évident aussi que je peux difficilement juger d’une pratique du service civil. C’est avant tout aux OC eux‑mêmes à répondre, et l’engagement au côté du mouvement révolutionnaire, tel qu’il est préconisé dans le texte Objection libertaire, c’est à l’individu lui‑même de le décider.
Mais il était utile de dire qu’une action militante radicale et efficace ne peut être menée à l’armée, à cause des structures répressives en place. Le service civil offre cette possibilité actuellement. Il fallait attirer l’attention des militants révolutionnaires.
Je tiens à rappeler que le refus de tout service — civil ou militaire — est une vieille revendication de l’IRG (opposition radicale à toute conscription au profit de l’État). Il ne faudrait pas l’oublier sous prétexte que nous avons lutté pour l’obtention du statut et que, dès lors, tout comme les anciens combattants, il faut défendre le service civil. Il s’agit uniquement d’une étape qu’il faut dépasser aujourd’hui puisque le statut est voté.
Pour moi, le service civil est un pis‑aller, une voie de garage. Seulement, je ne me sens pas le droit de conseiller verbalement à des camarades de faire de la taule, alors que cela ne m’engage pas personnellement. C’est pour cela que j’accepte momentanément cette contradiction.
Quant à définir une stratégie radicale à l’intérieur du service civil, la position que je retiendrai, c’est avant tout de chercher à ne pas se couper de la réalité sociale, à ne pas se laisser enfermer dans une quelconque bureaucratie ou communauté sans chercher à rester en contact avec la vie, avec les luttes quotidiennes du peuple pour sa survie.
François Destryker