À partir de ce moment, une nouvelle « génération » d’objecteurs se prend en charge, en ne faisant plus guère référence aux anciens qu’ils connaissaient peu ou pas du tout (1966), ou vis‑à‑vis desquels ils observaient une grande réserve (ils ne les connaissaient pas ou ne voulaient pas trop les connaître, craignant à la fois, non sans raisons, incompréhension et paternalisme).
Pendant mai 68, les « non‑violents classiques » (en tant que groupes) ne trouvent pas leur place, même si certains participent aux événements individuellement. Quelques groupes pourtant se solidariseront avec les groupuscules gauchistes (le groupe des objecteurs de Bordeaux et le groupe parisien du Service civil, embryon du comité de soutien parisien). Le peu de réflexion critique et d’action propre conduit soit à une prise en compte de tout ce qui se fait (sans toutefois, dans la plupart des cas, participer aux affrontements directs), soit à une coupure totale au niveau de l’action.
La démarche des objecteurs devient alors plus globale : la contestation ne porte plus seulement sur la violence armée mais sur la violence structurelle ; ce processus était déjà amorcé à Brignoles. On constate à ce moment une convergence des comités d’action s’ouvrant à l’antimilitarisme et des « non‑violents » qui font un pas vers la contestation globale : de ce fait, certains groupes non violents sont souvent assimilés aux gauchistes.
Les « tribunaux militaires » et la militarisation étaient des chevaux de bataille des objecteurs depuis longtemps. Le fait concret du procès du groupe d’Engomer (c’était la première fois que des objecteurs ayant bénéficié du statut passaient devant un tribunal militaire), dans le contexte d’après‑Mai, amène les objecteurs à engager la lutte, en se mettant en grève, sous l’impulsion de groupe de Bordeaux (en novembre 68).
Reconnus comme tels, les comités de soutien aux objecteurs datent de cette époque, mais ils existaient déjà sous d’autres noms, ou sans nom : groupes Action civique non violente, groupes pacifistes, groupes anars, etc. L’élargissement de la notion d’objection par le renvoi du livret militaire, le refus de l’impôt, etc., provoque un élargissement du soutien. Les objecteurs en grève (novembre 68‑mars 69) font une « tournée » pour animer ou susciter des comités de soutien, en particulier à Paris et dans les villes où sont les emprisonnés : Lyon, Bordeaux, Rennes.
Une tentative de politisation de l’action par la propagande sur les Ordonnances de janvier 1959 échoue. Faisant appel à la crainte et à la critique des lois plutôt qu’à des faits concrets et à une oppression existante et déjà perçue, elle n’a aucun impact.
Formation et composition des CSOC
— En règle générale, on retrouve dans les comités de soutien des militants venus des mêmes milieux : ex‑groupes Action civique non violente, Mouvement international de la Réconciliation, l’Union pacifiste de France, Mouvement pour le désarmement, la Paix et la Liberté (ex‑MCAA), « 103 », des non‑violents classiques, des groupes de recherche et d’action non violente (chrétiens), des pacifistes, des humanistes et quelques anars. Les militants des partis et groupuscules politiques y participent parfois pour certaines actions (Brochier), mais n’y restent pas. Dans certains cas, ces militants se regroupent parce qu’ils ne peuvent agir contre l’armée et la militarisation dans leurs organisations respectives (politiques ou syndicales), cf. Lyon.
— Un comité ne se colle pas d’étiquette idéologique, mais il soutient les objecteurs tels qu’ils l’entendent. Il ne doit pas y avoir d’opposition à l’intérieur du comité ; c’est la défense d’un objecteur effectif et non pas d’une objection abstraite.
— Les comités sont souvent plus forts et plus dynamiques lorsque des objecteurs y participent, et même contribuent à leur formation, ou si le comité se forme autour d’objecteurs locaux. L’implantation d’un groupe d’objecteurs près d’un comité de soutien n’implique par leur participation à ce comité, surtout s’ils ont une action autonome ayant plus d’impact parmi la population (Bordeaux), mais le comité peut se ressentir de la crise d’un groupe d’objecteurs, de leur désaccord entre eux.
— Les tentatives de création d’un comité ne sont pas toujours couronnées de succès, d’autant que l’on se trouve devant la passivité des non‑violents‑pacifistes‑humanistes et la récupération groupusculaire du Secours rouge (Nice).
— Un comité fonctionne mieux dans la mesure où il est animé par des gens « dans le coup » plutôt que par des « anciens, combattants » qui ne perçoivent plus la situation de la même façon.
— Si l’objection de conscience est un problème individuel, c’est aussi un problème politique qui ne peut être résolu par les seuls objecteurs. Pour sortir des milieux traditionnels, le comité de Rouen s’est constitué à partir d’individus engagés dans des partis et des groupuscules mais, finalement, les militants qui sont restés et y participent effectivement viennent des « milieux traditionnels ». Les groupes politiques peuvent participer à des actions (Puttemans, par exemple), mais ne peuvent pas reprendre le mot d’ordre d’objection dé conscience.
— Des groupes anars (milieu traditionnellement sensible à l’antimilitarisme) semblent passer de la participation occasionnelle à une participation engagée à plus long terme (Limoges, où ils ont été rejoints par des objecteurs de conscience et des futurs objecteurs de conscience), surtout depuis les récentes actions menées pour les insoumis (« Fais par le zouave », journal‑affiche édité par le groupe Kropotkine de la Fédération anarchiste).
— Certains comités utilisent des locaux et du matériel des municipalités (Lille), des églises (Strasbourg) ou utilisent des « couvertures ». Ce détournement des structures existantes est cependant très limité et risque d’être récupéré. Phénomène valable aussi dans l’autre sens. Cependant, il est rare qu’un comité soit reconnu par les organisations de gauche et accepté dans l’activité municipale.
— Chaque comité est autonome, les liaisons se font sur le plan horizontal, la question du centralisme ne se posant pas. Il n’est même pas nécessaire d’avoir un comité constitué, les liens d’un seul individu avec divers groupes ou milieux permettent l’information et servent de « filières » pour les futurs objecteurs de conscience (Strasbourg, Chalon‑sur‑Saône).
Thèmes d’action, réflexion, perspectives
— Les actions entreprises par les CSOC restent en bonne partie très traditionnelles et axées sur l’armée et la militarisation ; information sur le statut et ses possibilités, actions pour les « forclos », désarmement, renvoi et autodafé de livrets militaires, refus de l’impôt, action internationale pour l’objection de conscience en Espagne (Pepe Beunza). Les CSOC sortent du cadre des objecteurs de conscience et du statut en apportant un soutien aux insoumis (Puttemans et Chapelle). Mais le peu de divergences (les mêmes actions entreprises partout) entre les divers comités et la spontanéité que l’on peut trouver dans leur activité ne viennent‑elles pas d’une pratique limitée et d’un recrutement touchant les mêmes milieux ?
— La propagande et l’action contre l’armement atomique sont entrées dans le cadre plus vaste de la lutte contre la pollution (mouvement écologique).
— La dénonciation de l’impérialisme français, après être resté longtemps dans le cadre réformiste et charitable de l’aide au tiers monde, s’est quelque peu radicalisée à propos de l’intervention des troupes françaises au Tchad (Brochier‑Martinez), et tendrait à disparaître (malgré quelques interventions contre les ventes d’armes à ces pays).
— Le comité à la pointe de l’action est celui de la région où elle se déroule, ce fut typique pour Brochier ; le meilleur soutien venant des comités où il y a un grand nombre (relatif) d’objecteurs. Leur « activisme » les fait côtoyer les groupes gauchistes et, malgré une jonction positive à Bordeaux au moment de l’action pour Martinez et Brochier, il semble que, en général, les rapports ne soient pas très bons quand ne se produisent pas des accrochages (cf. Lille, avec l’ORA et le Secours rouge), leur spécificité ou même leur attitude générale (théorique ou pratique) n’étant pas acceptée par ces groupes de contestation globale.
— Les comités sont riches en actions « spectaculaires » mais pauvres en réflexion (même la critique des actions entreprises ne se fait pas suffisamment). Ce sont des « groupes de base », et la nécessité de suivre l’événement ainsi que la diversité de leur composition sont une entrave à la réflexion en commun. Cette réflexion se fait plutôt en dehors des comités, dans des groupes politiques ou affinitaires, ou en sous‑groupes. Cela ne veut pas dire qu’une ébauche théorique ne se fait pas, mais elle n’a pas encore donné de résultat (Lille). Actuellement, le débat sur l’objection dite politique devrait se faire parmi les objecteurs de conscience et dans tous les comités.
— Les comités n’ont pas d’audience au plan national, mis à part le Groupe d’action et de résistance à la militarisation pour l’action du Mont‑Verdun.
— Les CSOC peuvent être considérés comme des « organisations de masse », c’est‑à‑dire ouverts à tous sans référence idéologique ou théorique avec pour but l’action (principal lien commun); ils ont donc un rôle de confrontation et de formation. Pour un groupe qui se veut d’action, quelles sont les principales difficultés pour avancer dans sa réflexion :
- L’action absorbe trop d’énergie, le temps manque, la nécessité de suivre l’événement est aliénante ;
- Les différences de niveau intellectuel, de motivations, de prise de conscience, de « générations» ;
- Les problèmes du groupe : trop d’importance aux problèmes personnels, manque de rotation des tâches, problème de leaderisme ;
- Peur de la réflexion qui remet en cause ; refus de la réflexion parce qu’elle s’accompagne souvent d’absence d’action ;
- Le groupe est réuni sur une ou des actions, mais pas sur un programme global.
Comme éléments favorables à la réflexion, nous avons noté qu’un groupe ne devait être ni trop petit ni trop important, entre huit et quinze personnes. De ce fait, un langage commun et des relations de confiance qui libèrent l’expression apparaissent. Le danger : devenir un groupe affectif, un groupe de copains tendant à se refermer sur lui‑même, avec un jargon, bien à lui, qui serait un obstacle à l’accueil des nouveaux.
L’action, telle qu’elle est actuellement conçue par les CSOC, est-elle compatible avec une organisation nationale, même souple ? La pratique des relations horizontales que nous avons pu constater devrait être le modèle à suivre.
Les CSOC sont, sans doute, la partie la plus active du mouvement pacifiste. Nous avons essayé de répertorier brièvement les différents groupes, organisations, tendances, etc.
1. Des sectes religieuses ayant témoigné d’une certaine non-violence : en particulier les Amis Quakers qui ont toujours compté beaucoup d’objecteurs (ce n’est pourtant pas le cas en France) et soutenu les objecteurs de conscience. Peu d’influence. Soutien discret mais efficace.
2. MIR (Mouvement international de la Réconciliation, créé en 1912): pacifiste intégral et aussi non violent (non violent par rapport à l’Évangile), internationaliste, chrétien. En France, essentiellement animé par des protestants mais on note, en 1960, l’arrivée de catholiques.
3. IRG (Internationale des résistants à la guerre) créée en 1920 par des socialistes athées, des pacifistes intégraux, des chrétiens, des humanistes sans référence religieuse. La non-violence y a de plus en plus d’importance. Influence de certains anarchiste. En Belgique, IRG et MIR éditent un bulletin commun pour informer les militants des deux mouvements. Aux États‑Unis, le MIR (IFOR) adhère à l’IRG en tant que mouvement.
4. SCI (Service civil international), originellement pacifiste et non violent. À sa création, il était proposé comme une possibilité de remplacer les services militaires nationaux par un service civil international. Il est devenu une organisation humanitaire d’entraide (entraide = moyen, paix = but). En France, actuellement, le SCI emploie un certain nombre de jeunes ayant refusé le service militaire.
5. L’Arche : communauté religieuse, artisanale et paysanne, gandhienne (référence explicite à la non‑violence). De nombreux amis de la communauté un peu partout. Essaimage communautaire tenté en Amérique du Sud, au Maroc, etc.
6. L’ACNV (Action civique non violente) créée en 1957, émanation de l’Arche (action contre les camps d’internement, pour les objecteurs, etc. Expérience essentielle pour l’action non violente en France. Arrêt lorsque l’action s’arrête. Transformée en plusieurs GPANV (groupes de préparation à l’action non violente) qui se sont assoupis.
7. UPF (Union pacifiste de France), section française de l’IRG regroupe plusieurs associations de pacifistes intégraux. S’intéresse de plus en plus à la non‑violence (Louis Lecoin, le journal « Liberté », était membre de l’UPF). (Il existe aussi « la Voix de la paix », publication proche de l’UPF)
8. MDPL (Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté), créé d’abord pour lutter contre l’armement atomique (il s’appelait, d’ailleurs, à ce moment‑là, MCAA : Mouvement contre l’armement atomique — pour le désarmement et pour la paix par le désengagement) avec pour modèle la CND anglaise (Campaign for Nuclear Disarmament) qui pratiqua l’action directe non violente. Influence du PSU ; a pris des positions politiques : par exemple, se déclare solidaire des combattants vietcongs. Ce n’est donc pas un regroupement de pacifistes intégraux. Pont entre mouvements pacifistes et mouvements politiques (surtout gauchistes maintenant).
9. Les CSOC : c’est le thème, premier de notre réflexion.
10. Les objecteurs : il n’y a pas de mouvement d’objecteurs spécifique. Chacun se rattache (ou pas) aux courants, mouvements que nous essayons de délimiter. Il existe un secrétariat des objecteurs et un bulletin de liaison, « La Lettre ».
11. Les GRANV (Groupes de recherche et d’action non violente) ont tenté de se coordonner par le SCAN (Secrétariat de coordination de l’action non violente). Volonté de centralisation très forte chez certains. Quelques CSOC et d’autres groupes se sont rattachés au SCAN parce qu’ils ont estimé qu’une organisation purement horizontale était facteur d’échec. (« Combat non violent » publication proche.)
12. Le GARM de Lyon (Groupe d’action et de résistance à la militarisation), pas essentiellement non violent, tient lieu de CSOC. Actions à citer : Mont‑Verdun, etc.
13. Le groupe d’Orléans : communauté de réflexion autour de Jean-Marie Muller (auteur du livre « L’Évangile de la non‑violence »): renvoi de livrets militaires, refus de l’impôt. Catholiques, influence régionale.
14. Le « 103 » de Toulouse (Centre de recherches pour le tiers monde). Catholique. A organisé une Semaine de la non‑violence, à Toulouse.
15. Autour de Charlie Hebdo se retrouvent un grand nombre de jeunes plus ou moins hippies : pop music, non‑violence, libertarisme, écologie (manifestation à Bugey). On va à la fête, puis à la manif ; il faut politiser les fêtes !
16. « Survivre et Vivre », écologie, critique du scientisme.
17. ANV (cf. numéro 24).
Si l’on examine actuellement ce qu’on peut appeler globalement le « mouvement pacifiste et non violent », en France, on constate d’abord un grand éparpillement dû aux différentes options, aux idéologies divergentes, etc. Il s’ensuit qu’un certain nombre de personnes se sentent déconcertées par l’atomisation des groupes et voudraient voir se créer une fédération des mouvements pacifistes et non violents : en appartenant à une « grande famille » leur besoin de sécurité serait satisfait, en adhérant à une formation importante et cohérente, ils s’affirmeraient politiquement.
Ce qu’il convient d’examiner, c’est ce que peut apporter une telle fédération tant au niveau de l’action que de la théorie. Il peut paraître aller de soi qu’un grand mouvement fournirait des analyses et des solutions aux problèmes posés (nous déplorons la pauvreté de la réflexion). Un grand mouvement attirerait encore plus de forces pour l’action (actuellement, sur ce plan, nous privilégions les CSOC).
En fait, un regroupement idéologique s’organise autour de quelques têtes pensantes que l’on sollicite pour des conférences ; cette demande de conférenciers exprime sans doute et le besoin de théorie des groupes et leur incapacité à théoriser. On écoute le conférencier sans participer à l’élaboration de sa pensée, on est tout aussi dépendant de la revue, du journal que l’on lit périodiquement.