La Presse Anarchiste

Le mythe du parti

Les révo­lu­tions sociales ne sont pas « faites » par des par­tis, des groupes ou des cadres ; elles sont 1e résul­tat de contra­dic­tions et de mou­ve­ments his­to­riques de fond qui activent des seg­ments impor­tants de la popu­la­tion. Elles arrivent non seule­ment (comme l’a décla­ré Trots­ky) parce que les « masses » trouvent into­lé­rable la socié­té où elles vivent, mais aus­si à cause des ten­sions qui se pro­duisent entre l’existant et le pos­sible, entre « ce qui est » et « ce qui pour­rait être ». La misère en elle-même ne cause pas les révo­lu­tions ; en fait, elle pro­duit le plus sou­vent une démo­ra­li­sa­tion ano­mique, ou pis, une lutte pri­vée, indi­vi­duelle pour la vie.

La révo­lu­tion russe de 1917 pèse sur l’esprit des vivants comme un cau­che­mar parce qu’elle a été dans une large mesure le pro­duit des « condi­tions into­lé­rables » liées à une guerre impé­ria­liste dévas­ta­trice. Ce qu’elle a pu pos­sé­der de rêves fut pul­vé­ri­sé par une guerre civile encore plus san­glante, par la famine et par la tra­hi­son. Ce qui est sor­ti de la révo­lu­tion n’était pas les ruines du vieux monde mais celles des espoirs qu’on pou­vait nour­rir d’en créer un nou­veau. La révo­lu­tion russe fut un misé­rable échec ; elle ne fit que rem­pla­cer le tsa­risme par le capi­ta­lisme d’État [[C’est un fait que Trots­ky n’a jamais com­pris. Il n’a jamais pour­sui­vi jusqu’à ces conclu­sions logiques son concept du « déve­lop­pe­ment com­bi­né ». Il com­prit que la Rus­sie tsa­riste, le der­nier-né en matière d’évolution bour­geoise à l’européenne, devait acqué­rir les formes les plus avan­cées d’industrie et de classes sociales au lieu de réca­pi­tu­ler tout le pro­ces­sus de l’évolution bour­geoise depuis le début. Il négli­gea de consi­dé­rer la pos­si­bi­li­té que la Rus­sie, déchi­rée par de ter­ribles bou­le­ver­se­ments inté­rieurs, soit en avance sur l’évolution capi­ta­liste euro­péenne. Hyp­no­ti­sé par la for­mule : « pro­prié­té natio­na­li­sée = socia­lisme », il fut inca­pable de dis­cer­ner que le capi­ta­lisme mono­po­liste a ten­dance à s’amalgamer à l’État sous l’impulsion de sa propre dia­lec­tique interne.

Les bol­che­viques ayant éli­mi­né les formes tra­di­tion­nelles de l’organisation sociale bour­geoise (qui conti­nuent à consti­tuer un frein au déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme d’État en Europe et en Amé­rique) pré­pa­rèrent invo­lon­tai­re­ment le ter­rain pour un déve­lop­pe­ment « pur » du capi­ta­lisme d’État par lequel l’État finit par deve­nir la classe domi­nante. En l’absence de l’aide d’une Europe tech­no­lo­gi­que­ment avan­cée, la révo­lu­tion russe pas­sa à la contre-révo­lu­tion inté­rieure ; la Rus­sie sovié­tique se trans­for­ma en un capi­ta­lisme d’État qui ne béné­fi­cie pas « au peuple tout entier ». L’analogie faite par Lénine entre le « socia­lisme » et le capi­ta­lisme d’État devint une ter­ri­fiante réa­li­té sous Staline.

Mal­gré son fond huma­niste, le mar­xisme fut inca­pable de sai­sir à quel point sa concep­tion du « socia­lisme » se rap­proche d’une étape plus avan­cée du capi­ta­lisme : le retour au néo-mer­can­ti­lisme à un niveau plus éle­vé de déve­lop­pe­ment indus­triel. L’incapacité à com­prendre cette évo­lu­tion est source de confu­sion théo­rique dévas­ta­trice au sein du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire contem­po­rain, comme en témoignent les scis­sions pro­vo­quées par cette ques­tion dans le mou­ve­ment trots­kiste.]]. Les bol­che­viques devinrent par la suite les vic­times tra­giques de leur idéo­lo­gie et par mil­liers payèrent de leur vie les purges des années trente. Pré­tendre tirer la véri­té seule et unique de cette révo­lu­tion de la pénu­rie est ridi­cule. Ce que nous pou­vons apprendre des révo­lu­tions pas­sées, c’est ce que toutes les révo­lu­tions ont en com­mun et leurs limites rigides par rap­port aux énormes pos­si­bi­li­tés qui s’offrent main­te­nant à nous.

Le fait mar­quant des révo­lu­tions pas­sées, c’est qu’elles com­men­cèrent de manière spon­ta­née. Que l’on exa­mine les pre­mières phases de la révo­lu­tion fran­çaise de 1789, les révo­lu­tions de 1848, la Com­mune de Paris, la révo­lu­tion de 1905 en Rus­sie, le ren­ver­se­ment du tsar en 1917, la révo­lu­tion hon­groise de 1956, la grève géné­rale de 1968 en France, les débuts sont géné­ra­le­ment les mêmes : une période de ferment qui explose spon­ta­né­ment en un sou­lè­ve­ment de masse. Le suc­cès du sou­lè­ve­ment dépend de sa réso­lu­tion et de la capa­ci­té de l’État à uti­li­ser sa puis­sance armée. En fin de compte, le sou­lè­ve­ment réus­sit si les sol­dats passent au peuple.

Le « glo­rieux par­ti », quand il y en a un, est inva­ria­ble­ment en retard sur les évé­ne­ments. En février 1917, l’organisation bol­che­vique de Petro­grad s’opposa aux ordres de grève à la veille même de la révo­lu­tion qui était des­ti­née à ren­ver­ser le tsar. Par bon­heur, les tra­vailleurs igno­rèrent les « direc­tives » bol­che­viques et se mirent en grève quand même. Au cours des évé­ne­ments qui sui­virent, per­sonne ne fut plus sur­pris par la révo­lu­tion que les par­tis « révo­lu­tion­naires », y com­pris les bol­che­viques. D’après le lea­der bol­che­vique, Kaiou­rov : « On ne reçut aucune ini­tia­tive direc­trice du Par­ti… le comi­té de Petro­grad avait été arrê­té, et le cama­rade Chliap­ni­kov, repré­sen­tant du comi­té cen­tral, se mon­tra inca­pable de four­nir des direc­tives pour la jour­née sui­vante. » Ce fut peut-être une chance : avant l’arrestation du comi­té de Petro­grad, son éva­lua­tion de la situa­tion et le rôle qu’il joua furent si piteux que si les tra­vailleurs l’avaient sui­vi, il est dou­teux que la révo­lu­tion aurait com­men­cé à ce moment-là.

On pour­rait racon­ter des his­toires sem­blables à pro­pos des sou­lè­ve­ments qui pré­cé­dèrent 1917 et de ceux qui sui­virent. Par­lons du plus récent : le sou­lè­ve­ment étu­diant et la grève géné­rale de mai-juin 1968 en France. On a ten­dance à oublier oppor­tu­né­ment qu’il y avait, à ce moment-là, à Paris, près d’une dou­zaine d’organisations étroi­te­ment cen­tra­li­sées de type bol­che­vique. Ce qu’on men­tionne rare­ment, c’est que pra­ti­que­ment tous ces groupes. d’avant-garde affi­chèrent une atti­tude dédai­gneuse vis-à-vis du mou­ve­ment étu­diant jusqu’au 7 mai, date à laquelle com­men­cèrent les com­bats de rue. Les JCR furent une excep­tion notoire, et ils se conten­tèrent essen­tiel­le­ment de suivre les ini­tia­tives du Mou­ve­ment du 22 mars [[Le Mou­ve­ment du 22 mars joua au cours des évé­ne­ments le rôle de cata­ly­seur mais pas celui de direc­tion. Il ne « com­man­dait » pas, il ins­ti­guait lais­sant les évé­ne­ments se dérou­ler selon leur propre logique. C’est cette atti­tude qui a per­mis aux étu­diants de conti­nuer sur leur lan­cée ; elle était indis­pen­sable à la dia­lec­tique du sou­lè­ve­ment car sans elle, il n’y aurait pas eu les bar­ri­cades du 10 mai qui déclen­chèrent à leur tour la grève géné­ra­li­sée des tra­vailleurs.]]. Jusqu’au 7 mai, tous les groupes maoïstes consi­dé­raient le sou­lè­ve­ment étu­diant comme péri­phé­rique et sans impor­tance. La FER, trots­kiste, le trou­vait « aven­tu­riste » et, le 10 mai, ils ten­tèrent de faire quit­ter les bar­ri­cades aux étu­diants ; bien enten­du, le par­ti com­mu­niste joua com­plè­te­ment le rôle de traître. Bien loin de gui­der le mou­ve­ment popu­laire, il en fut le cap­tif d’un bout à l’autre. La plu­part de ces groupes bol­che­viques devaient mani­pu­ler cyni­que­ment les assem­blées étu­diantes de la Sor­bonne dans le but de les « contrô­ler » y intro­dui­sant ain­si un cli­mat de dis­sen­sion qui a contri­bué à leur démo­ra­li­sa­tion. Fina­le­ment, et pour comble d’ironie, tous ces groupes bol­che­viques caque­taient à l’unisson sur la néces­si­té impé­rieuse d’une direc­tion cen­tra­li­sée quand le mou­ve­ment popu­laire s’écroula, un mou­ve­ment appa­ru mal­gré leurs direc­tives et sou­vent contre elles.

Toutes les révo­lu­tions et tous les sou­lè­ve­ments dignes d’intérêt sont non seule­ment magni­fi­que­ment anar­chiques dans leur phase ini­tiale mais aus­si spon­ta­né­ment créa­teur de modes de ges­tion révo­lu­tion­naire qui leur conviennent. Dans l’histoire des révo­lu­tions sociales, ce sont les sec­tions pari­siennes de 1793 – 1794 qui en four­nissent l’exemple le plus remar­quable [[Voir « The Forms of Free­dom », in Mur­ray Book­chin « Post­scar­ci­ty Anar­chism ».]]. Les conseils ouvriers ou « soviets » , créés en 1905 par les tra­vailleurs de Petro­grad repré­sentent un autre mode de ges­tion révo­lu­tion­naire qui nous est plus fami­lier. Bien que moins démo­cra­tique que les sec­tions, le conseil ouvrier devait réap­pa­raître dans un cer­tain nombre de révo­lu­tions qui sui­virent. Les comi­tés d’usine des anar­chistes espa­gnols de 1936 en sont un autre exemple. Enfin, les sec­tions réap­pa­raissent sous la forme d’assemblées étu­diantes et de comi­tés d’action lors du sou­lè­ve­ment et de la grève géné­ra­li­sée à Paris (en mai-juin 68) [[Avec une sublime arro­gance, par­tiel­le­ment expli­cable par leur igno­rance, un cer­tain nombre de groupes mar­xistes bap­tisent « soviets » pra­ti­que­ment toutes ces formes d’autogestion (de ges­tion révo­lu­tion­naire). Cette ten­ta­tive de ras­sem­bler toutes ses formes sous une même rubrique n’est pas seule­ment trom­peuse mais aus­si déli­bé­ré­ment obs­cu­ran­tiste. Le véri­table soviet était, en fait, la moins démo­cra­tique de ces formes révo­lu­tion­naires et les bol­che­viques l’utilisaient astu­cieu­se­ment pour trans­fé­rer le pou­voir à leur propre par­ti. Le soviet n’était pas basé sur la démo­cra­tie directe comme les sec­tions de 93 – 94 ou comme les assem­blées de Paris en Mai 68. Il n’était pas basé non plus sur l’autogestion éco­no­mique comme les comi­tés d’usine des anar­chistes espa­gnols. Le soviet était en fait un par­le­ment de tra­vailleurs orga­ni­sé hié­rar­chi­que­ment, tirant son man­dat des usines, plus tard des uni­tés mili­taires et des vil­lages pay­sans. Mal­gré son carac­tère de classe, le congrès des soviets était un orga­nisme ter­ri­to­rial dont la struc­ture dif­fé­rait peu de celle de la chambre des dépu­tés ; il aban­don­na rapi­de­ment son pou­voir à un exé­cu­tif com­po­sé de bol­che­viques. En résu­mé, les soviets consti­tuaient un état par-des­sus la classe ouvrière, et non pas de la classe ouvrière.]].

Il faut se deman­der quel est le rôle du par­ti révo­lu­tion­naire dans ce genre d’événements. Au début, comme nous l’avons vu, il a ten­dance à jouer un rôle inhi­bi­teur plu­tôt qu’un rôle d’avant-garde. Là où il exerce son influence, il tend à ralen­tir le dérou­le­ment des évé­ne­ments plu­tôt que de « coor­don­ner » les forces révo­lu­tion­naires. Ceci n’est pas un acci­dent. Le par­ti est orga­ni­sé selon des lignes hié­rar­chiques qui reflètent la socié­té même à laquelle il pré­tend s’opposer. Mal­gré ses pré­ten­tions théo­riques, c’est un organe bour­geois, un État en minia­ture, doté d’un appa­reil et d’un cadre dont la fonc­tion est de prendre le pou­voir, pas de le dis­soudre. Enra­ci­né dans la période pré-révo­lu­tion­naire, il assi­mile toutes les formes, les tech­niques et la men­ta­li­té de la bureau­cra­tie. Les membres sont for­més à l’obéissance, aux pré­con­cep­tions d’un dogme rigide, ils ont appris à révé­rer la « direc­tion ». À l’inverse, la direc­tion du par­ti est for­mée à l’école du com­man­de­ment, de l’autorité, de la mani­pu­la­tion et de l’égomanie. La situa­tion est encore pire lorsque le par­ti prend part au jeu élec­to­ral. À cause des exi­gences de la cam­pagne élec­to­rale, le par­ti est obli­gé de copier dans leur tota­li­té les formes bour­geoises exis­tantes ; il acquiert même l’attirail d’un par­ti élec­to­ra­liste. Ce fait devient déter­mi­nant quand le par­ti acquiert du maté­riel d’imprimerie, un éven­tail éten­du de pério­diques qu’il contrôle, un siège coû­teux et lorsqu’il secrète un appa­reil de per­ma­nents rétri­bués — c’est-à-dire une bureau­cra­tie et les inves­tis­se­ments maté­riels qui l’accompagnent.

Au fur et à mesure que le par­ti gran­dit, la dis­tance qui sépare la direc­tion de la base croît imman­qua­ble­ment. Ses chefs deviennent des « per­son­na­li­tés » et perdent le contact avec la vie réelle de la base. Les groupes locaux, qui appré­hendent leur véri­table situa­tion beau­coup mieux que n’importe quel chef loin­tain, sont obli­gés de subor­don­ner leur com­pré­hen­sion aux direc­tives venues d’en haut. La direc­tion, à qui fait défaut toute connais­sance directe des pro­blèmes locaux réagit avec une len­teur et une pru­dence exa­gé­rées. Bien qu’elle pré­tende pos­sé­der une « vue glo­bale des choses » et une com­pé­tence théo­rique supé­rieure, la com­pé­tence de la direc­tion a ten­dance à dimi­nuer en rai­son de la proxi­mi­té du som­met de la hié­rar­chie. Plus on est près du niveau où les véri­tables déci­sions sont prises, plus le pro­ces­sus de déci­sion est conser­va­teur, plus elles sont prises en fonc­tion d’intérêts bureau­cra­tiques et étran­gers au par­ti, plus les pré­oc­cu­pa­tions de pres­tige et de sta­bi­li­té rem­pla­çant la créa­ti­vi­té, l’imagination et un dévoue­ment dés­in­té­res­sé aux objec­tifs révolutionnaires.

Aus­si, plus le par­ti recherche l’efficacité dans la hié­rar­chie, les cadres et la cen­tra­li­sa­tion, moins il devient effi­cace d’un point de vue révo­lu­tion­naire. Tout le monde marche au pas, mais les ordres sont géné­ra­le­ment incor­rects, sur­tout quand les évé­ne­ments s’accélèrent et prennent des tour­nants inat­ten­dus, comme cela arrive au cours de toutes les révo­lu­tions. Le par­ti n’est effi­cace qu’à un seul point de vue, il réus­sit très bien à mode­ler la socié­té à sa propre image hié­rar­chique si la révo­lu­tion réus­sit. Il recrée la bureau­cra­tie, la cen­tra­li­sa­tion et l’État. Il sus­cite les condi­tions qui jus­ti­fient cette sorte de socié­té. Alors, au lieu de dépé­rir, l’État sous le contrôle du « glo­rieux par­ti », pré­serve soi­gneu­se­ment les condi­tions mêmes qui ren­daient indis­pen­sable l’existence d’un État et d’un par­ti pour le « sauvegarder ».

Par ailleurs, le par­ti est extrê­me­ment vul­né­rable en période de répres­sion. Il suf­fit à la bour­geoi­sie de cap­tu­rer sa direc­tion pour détruire pra­ti­que­ment tout le mou­ve­ment. Ses chefs en pri­son ou cachés, le par­ti est para­ly­sé ; la base habi­tuée à l’obéissance n’a plus per­sonne à qui obéir. Elle a ten­dance à patau­ger. La démo­ra­li­sa­tion s’installe rapi­de­ment. Le par­ti se décom­pose, non seule­ment à cause du cli­mat dépres­sif mais aus­si à cause de la pau­vre­té de ses res­sources intérieures.

La des­crip­tion ci-des­sus n’est pas un ensemble d’affirmations hypo­thé­tiques ; c’est un por­trait com­po­sé de traits carac­té­ris­tiques de tous les par­tis mar­xistes de masse depuis le siècle pas­sé : sociaux-démo­crates, les com­mu­nistes et le par­ti trots­kyste de Cey­lan (le seul de son espèce). Les « expli­quer » en disant que tous ces par­tis ont ces­sé de prendre au sérieux leurs prin­cipes mar­xistes ne sert qu’à camou­fler une autre ques­tion : pour­quoi cet aban­don ? La véri­té est que tous ces par­tis ont été coop­tés par la socié­té bour­geoise parce qu’ils étaient orga­ni­sés bour­geoi­se­ment. Ils por­taient en eux, dès leur nais­sance, le germe de la trahison.

Le par­ti bol­che­vique échap­pa à ce sort entre 1904 et 1917 pour une seule et unique rai­son ; il était illé­gal pen­dant le plus gros des années qui pré­cé­dèrent la révo­lu­tion. Comme il était conti­nuel­le­ment dis­per­sé et recons­ti­tué, il ne réus­sit jamais, jusqu’à sa cap­ture du pou­voir, à se cris­tal­li­ser en une machine com­plè­te­ment cen­tra­li­sée, bureau­cra­tique et hié­rar­chique. De plus, il était infes­té de fac­tions. Un intense cli­mat frac­tion­nel per­sis­ta jusqu’en 1917 et à la guerre civile. La direc­tion bol­che­vique était néan­moins d’ordinaire extrê­me­ment conser­va­trice, chose que Lénine eut à com­battre jusqu’en 1917, d’abord par ses efforts de réorien­ta­tion du comi­té cen­tral contre le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire (le fameux conflit sur les « Thèses d’avril »), plus tard en le pous­sant à l’insurrection, en octobre. Dans les deux cas, il dut mena­cer de démis­sion­ner et de por­ter ses vues devant la base.

En 1918, les que­relles (des fac­tions) au sujet du trai­té de Brest-Litovsk s’aggravèrent tel­le­ment que les bol­che­viques en vinrent presque à se scin­der en deux par­tis, en guerre l’un contre l’autre. Les groupes d’opposition, à l’intérieur du par­ti bol­che­vique comme les démo­crates cen­tra­listes et l’Opposition ouvrière se livrèrent d’amers com­bats jusqu’à 1919 et 1920, sans par­ler de l’opposition qui se déve­lop­pa au sein de l’Armée rouge à pro­pos de la pro­pen­sion de Trots­ky à tout cen­tra­li­ser. La cen­tra­li­sa­tion com­plète du par­ti bol­che­vique, l’arrivée à « l’unité léni­niste » comme on l’appellera plus tard ne se fit qu’en 1921, date à laquelle Lénine réus­sit à per­sua­der le 10e Congrès du par­ti de ban­nir les fac­tions. La plu­part des Gardes blancs alors écra­sés et les inter­ven­tion­nistes étran­gers avaient reti­ré leurs troupes de Russie.

On n’insiste pas assez sur le fait que les bol­che­viques cen­tra­li­saient d’autant plus leur par­ti, qu’ils étaient plus cou­pés de la classe ouvrière. On a rare­ment étu­dié ce rap­port (de la cen­tra­li­sa­tion à l’isolement) dans les milieux léni­nistes plus récents, bien que Lénine lui-même fût assez hon­nête pour admettre qu’il exis­tait. La révo­lu­tion russe n’est pas seule­ment l’histoire du par­ti bol­che­vique et de ses sym­pa­thi­sants. Sous le ver­nis des évé­ne­ments offi­ciels décrits par les his­to­riens sovié­tiques, il y eut une évo­lu­tion plus fon­da­men­tale : le mou­ve­ment spon­ta­né des ouvriers et pay­sans révo­lu­tion­naires qui devait se heur­ter vio­lem­ment aux pra­tiques bureau­cra­tiques des bol­che­viques. En février 1917, au ren­ver­se­ment du tsar, les ouvriers de presque toutes les usines de Rus­sie orga­ni­sèrent spon­ta­né­ment des comi­tés d’usine qui pré­ten­dirent contrô­ler une par­tie de plus en plus impor­tante du pro­ces­sus indus­triel. En juin 1917, se tint à Petro­grad une confé­rence des comi­tés d’usine de toutes les Rus­sies qui réclame « l’organisation d’un contrôle ouvrier total sur la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion ». Les comptes ren­dus léni­nistes de la révo­lu­tion russe men­tionnent rare­ment les motions de cette confé­rence mal­gré l’alignement de celle-ci sur les bol­che­viques. Trots­ky, qui appelle ces comi­tés « les repré­sen­tants les plus directs et les plus indis­cu­tables du pro­lé­ta­riat », en traite de manière super­fi­cielle dans sa mas­sive his­toire de la révo­lu­tion en trois volumes. Pour­tant, ces organes spon­ta­nés d’autogestion étaient tel­le­ment impor­tants que pen­dant l’été 1917, Lénine, crai­gnant de ne pas gagner les soviets à sa cause, était prêt à lar­guer le slo­gan : « Tout le pou­voir aux soviets » en faveur de : « Tout le pou­voir aux comi­tés d’usine ». Ceci aurait pro­je­té les bol­che­viques dans une posi­tion com­plè­te­ment anar­cho-syn­di­ca­liste bien qu’il soit dou­teux qu’ils y seraient res­tés bien longtemps.

À la révo­lu­tion d’Octobre, tous les comi­tés prirent le contrôle de leurs usines et de tout le pro­ces­sus indus­triel, après avoir expul­sé la bour­geoi­sie. Le fameux décret de Lénine du 14 novembre 1917, accep­tant la notion de contrôle ouvrier, ne fit qu’entériner le fait accom­pli ; les bol­che­viques n’osèrent pas dès ce moment-là s’opposer aux ouvriers. Ils com­men­cèrent cepen­dant immé­dia­te­ment à rogner le pou­voir des comi­tés d’usine. En jan­vier 1918, à peine deux mois après avoir « décré­té » le contrôle ouvrier, les bol­che­viques fai­saient pas­ser l’administration des usines des mains des comi­tés à celles des syn­di­cats bureau­cra­tiques. L’histoire selon laquelle les bol­che­viques auraient patiem­ment expé­ri­men­té le contrôle ouvrier et l’auraient trou­vé « inef­fi­cace » et « chao­tique » est un mythe. Leur « patience » ne dura que quelques semaines. Non contents de ter­mi­ner le contrôle ouvrier direct quelques semaines après le décret du 14 novembre, ils abo­lirent le contrôle par les syn­di­cats peu de temps après l’avoir éta­bli. Dès l’été 1918, pra­ti­que­ment toute l’industrie russe était pla­cée sous une direc­tion de type bour­geois. Comme le déclare Lénine : « La Révo­lu­tion exige… dans l’intérêt du socia­lisme même que les masses obéissent sans ques­tion à la volon­té unique des direc­teurs du pro­ces­sus de pro­duc­tion ». On accu­sa le contrôle ouvrier d’être non seule­ment « inef­fi­cace », « chao­tique » et « mal­pra­tique », mais encore « petit bourgeois » !

Le « com­mu­niste de gauche » Osins­ky dénon­ça amè­re­ment ces affir­ma­tions men­son­gères et mit ain­si en garde le par­ti : « Le socia­lisme et l’organisation socia­liste doivent être construits par le pro­lé­ta­riat lui-même sous peine de n’être pas construits du tout et d’aboutir à la construc­tion du capi­ta­lisme d’État ». Dans l’ « inté­rêt du socia­lisme », le par­ti bol­che­vique évin­ça le pro­lé­ta­riat de tous les domaines conquis par celui-ci grâce à sa propre ini­tia­tive et à ses propres efforts. Le par­ti ne coor­don­na ni ne diri­gea la révo­lu­tion, il la domi­na. Le contrôle ouvrier d’abord, puis celui des syn­di­cats furent rem­pla­cés par une hié­rar­chie très étu­diée, aus­si mons­trueuse que n’importe quelle struc­ture pré-révo­lu­tion­naire. Comme les années qui sui­virent devaient le démon­trer, la pro­phé­tie d’Osinsky se trans­for­ma bru­ta­le­ment en une amère réalité.

La lutte pour l’hégémonie entre les bol­che­viques et les « masses » russes ne se limi­tait pas aux usines. Elle fit son appa­ri­tion à la cam­pagne comme à la ville. Le défer­le­ment de la guerre pay­sanne avait por­té le mou­ve­ment ouvrier. Contrai­re­ment aux rap­ports léni­nistes, l’effet de ce flot agraire ne se limi­ta pas à la redis­tri­bu­tion de la terre en par­celles pri­vées. En Ukraine, les pay­sans, influen­cés par les milices anar­chistes de Nes­tor Makh­no éta­blirent une mul­ti­tude de com­munes rurales selon le prin­cipe com­mu­niste : « De cha­cun selon ses capa­ci­tés, à cha­cun selon ses besoins ». Ailleurs, dans le Nord et en Asie sovié­tique, plu­sieurs mil­liers de com­munes s’organisèrent en par­tie sur l’initiative de la Gauche socia­lo-révo­lu­tion­naire et dans une large mesure sous l’impulsion du col­lec­ti­visme tra­di­tion­nel du vil­lage russe : le mir. Il importe peu que ces com­munes aient été nom­breuses ou qu’elles aient embras­sé un nombre plus ou moins vaste de pay­sans ; c’étaient d’authentiques orga­ni­sa­tions popu­laires, le noyau d’un esprit moral et social qui s’élevait bien au-des­sus des valeurs déshu­ma­ni­santes de la socié­té bourgeoise.

Dès le début, les bol­che­viques virent les com­munes d’un mau­vais œil ; ils finirent par les condam­ner. Pour Lénine, la forme favo­rite, la forme « socia­liste » de l’entreprise agri­cole était la ferme d’État : lit­té­ra­le­ment, l’usine agri­cole dont l’État pos­sède la terre et le maté­riel, nomme la direc­tion qui engage des pay­sans sur la base d’un salaire horaire ou jour­na­lier. On retrouve dans l’attitude des bol­che­viques, vis-à-vis du contrôle ouvrier et des com­munes agri­coles, l’esprit essen­tiel­le­ment bour­geois et la men­ta­li­té de leur par­ti, esprit et men­ta­li­té éma­nant non seule­ment de leurs théo­ries mais du mode d’organisation de celui-ci. En décembre 1918, Lénine déclenche une attaque contre les com­munes sous pré­texte qu’on for­çait des pay­sans à en faire par­tie. En fait, l’organisation de cette forme com­mu­niste d’autogestion ne don­na lieu qu’à peu, sinon pas, de coer­ci­tion. Robert G. Wes­son, qui étu­dia dans le détail les com­munes sovié­tiques conclut que « ceux qui entrèrent dans les com­munes durent le faire dans une large mesure de leur propre gré ». Les com­munes ne furent pas sup­pri­mées, mais on décou­ra­gea leur exten­sion jusqu’au moment où Sta­line les fon­dit dans les opé­ra­tions de col­lec­ti­vi­sa­tion for­cées des années 20 et 30.

Dès 1920, les bol­che­viques étaient iso­lés de la classe ouvrière et de la pay­san­ne­rie russes. L’élimination du contrôle ouvrier, la sup­pres­sion de la Makh­novt­chi­na [[Voir Archi­nov : « l’Histoire du mou­ve­ment makh­no­viste » (Ed. Beli­baste).]], le cli­mat poli­tique contrai­gnant, le gon­fle­ment de la bureau­cra­tie, l’écrasante pau­vre­té maté­rielle héri­tée des années de guerre civile, étaient cumu­la­ti­ve­ment cause d’une pro­fonde hos­ti­li­té contre le régime bol­che­vique. Avec la fin des hos­ti­li­tés, un mou­ve­ment nou­veau émer­gea des pro­fon­deurs de la socié­té russe, mou­ve­ment pour une « troi­sième révo­lu­tion », pas pour une res­tau­ra­tion du pas­sé mais pour la réa­li­sa­tion ardem­ment dési­rée des objec­tifs de liber­té éco­no­mique et poli­tique qui avaient ral­lié les masses autour du pro­gramme bol­che­vique de 1917. Ce mou­ve­ment nou­veau trou­va sa forme la plus consciente dans le pro­lé­ta­riat de Petro­grad et les marins de Krons­tadt. Il se trou­va aus­si une expres­sion au sein du par­ti : le pro­grès de la ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste dans les rangs bol­che­viques mêmes atteint un tel point qu’un bloc oppo­si­tion­nel ain­si orien­té gagne 124 sièges à une confé­rence pro­vin­ciale de Mos­cou contre 154 aux par­ti­sans du comi­té central.

Le 2 mars 1921, les « marins rouges » de Krons­tadt entrèrent en rébel­lion ouverte sous la ban­nière de la « Troi­sième Révo­lu­tion des Tra­vailleurs » [[Voir la publi­ca­tion des « Isves­tia de Krons­tadt » (Ed. Beli­baste).]]. Les libres élec­tions aux soviets, la liber­té de parole et de la presse pour les anar­chistes et pour la gauche socia­liste, des syn­di­cats libres et la libé­ra­tion de tous les pri­son­niers poli­tiques appar­te­nant à des par­tis socia­listes for­maient le centre du pro­gramme de Krons­tadt. La révolte fut qua­li­fiée de « com­plot de gardes blancs » en dépit du fait que la grande majo­ri­té des membres du par­ti com­mu­niste de Krons­tadt se joi­gnirent aux marins en tant que com­mu­nistes, dénon­çant les chefs du par­ti comme traîtres à la révo­lu­tion d’Octobre. Robert-Vincent Daniel remarque, dans son étude des mou­ve­ments bol­che­viques d’opposition, que « Les com­mu­nistes ordi­naires étaient si peu sûrs… que le gou­ver­ne­ment ne se ser­vit d’eux ni pour l’assaut de Krons­tadt ni pour main­te­nir l’ordre à Petro­grad où se trou­vait le prin­ci­pal espoir de sou­tien de Krons­tadt. Le plus gros des troupes uti­li­sées était com­po­sé de tché­quistes et d’élèves-officiers des écoles mili­taires de l’Armée rouge. L’assaut final fut conduit par les plus hauts digni­taires du par­ti. On envoya de Mos­cou à cet effet un groupe impor­tant de délé­gués du 10e Congrès du Par­ti ». La fai­blesse interne du régime était telle que son élite devait faire elle-même les sales boulots.

Encore plus signi­fi­ca­tif que la révolte de Krons­tadt fut le mou­ve­ment de grèves qui se déve­lop­pa par­mi les ouvriers de Petro­grad, et qui déclen­cha le sou­lè­ve­ment des marins. L’histoire léni­niste ne relate pas ces évé­ne­ments d’importance capi­tale. Les pre­mières grèves écla­tèrent à l’usine Trou­botch­ny le 23 février 1921. En quelques jours, le mou­ve­ment balaya, une usine après l’autre, jusqu’à la fameuse usine Pou­ti­lov, « le creu­set de la révo­lu­tion ». Les ouvriers expri­mèrent des exi­gences éco­no­miques, mais aus­si poli­tiques, anti­ci­pant en cela l’action que devaient mener les marins de Krons­tadt quelques jours plus tard. Le 24 février, les bol­che­viques décré­tèrent l’état de siège à Petro­grad et arrê­tèrent les « meneurs », répri­mant à l’aide d’élèves-officiers les mani­fes­ta­tions ouvrières. En fait, les bol­che­viques ne se conten­tèrent donc pas de répri­mer une muti­ne­rie de marins, ils écra­sèrent, par la force armée, la classe ouvrière elle-même. C’est à ce moment que Lénine exi­gea qu’on ban­nisse les fac­tions du par­ti com­mu­niste russe. La cen­tra­li­sa­tion du par­ti était main­te­nant com­plète et la route pré­pa­rée pour Staline.

Nous avons expo­sé ces évé­ne­ments en détail parce qu’ils mènent à une conclu­sion que notre der­nière vague de mar­xistes-léni­nistes essaie d’éviter. Le par­ti bol­che­vique attei­gnit son plus haut niveau de cen­tra­li­sa­tion, non pas pour mener à bien une révo­lu­tion ou pour répri­mer la contre-révo­lu­tion des Gardes blancs, mais pour réa­li­ser sa propre contre-révo­lu­tion contre les forces sociales mêmes qu’il pré­ten­dait repré­sen­ter. Les fac­tions furent inter­dites et un par­ti mono­li­thique créé non pas pour empê­cher une res­tau­ra­tion capi­ta­liste, mais pour conte­nir un mou­ve­ment de masse des tra­vailleurs en faveur de la démo­cra­tie sovié­tique et de la liber­té sociale. Le Lénine de 1921 s’opposait ain­si au Lénine de 1917. Par la suite, Lénine ne devait plus que patau­ger lamen­ta­ble­ment. Cet homme, qui cher­chait avant tout à ancrer les pro­blèmes de son par­ti dans les contra­dic­tions sociales, finit par jouer à une véri­table « lote­rie » orga­ni­sa­tion­nelle dans un der­nier effort pour stop­per la bureau­cra­ti­sa­tion qu’il avait lui-même créée. Il n’est rien de plus tra­gique, ni de plus pathé­tique, que les der­nières années de Lénine. Para­ly­sé par un ensemble sim­pliste de for­mules mar­xistes, il ne sait pen­ser qu’en termes de contre-mesures orga­ni­sa­tion­nelles. Il pro­pose la créa­tion d’une Ins­pec­tion des ouvriers et des pay­sans pour cor­ri­ger les défor­ma­tions bureau­cra­tiques qui sévissent au sein du par­ti et de l’État. Cet orga­nisme tombe entre les mains de Sta­line et devient lui-même bureau­cra­tique. Lénine sug­gère alors de réduire l’importance de l’Inspection et de la fondre à la Com­mis­sion de contrôle. Il pro­pose d’élargir le comi­té cen­tral. Tel orga­nisme doit être agran­di, tel fon­du à un autre, un troi­sième doit être modi­fié ou abo­li. Cet étrange bal­let orga­ni­sa­tion­nel conti­nue­ra jusqu’à sa mort ; comme si le pro­blème pou­vait être réso­lu par des moyens orga­ni­sa­tion­nels. Comme l’admet Mosche Lewin, un admi­ra­teur évident de Lénine, le lea­der bol­che­vique « appro­chait les pro­blèmes de gou­ver­ne­ment comme un chef d’exécutif d’esprit éli­tiste. Il n’appliquait pas les méthodes de l’analyse sociale à sa poli­tique de gou­ver­ne­ment et se conten­tait de consi­dé­rer celle-ci pure­ment sous l’angle des méthodes d’organisation ».

S’il est vrai que dans les révo­lu­tions bour­geoises, « les phrases dépassent le conte­nu », dans la révo­lu­tion bol­che­vique la forme rem­place le conte­nu. Les soviets rem­pla­cèrent les tra­vailleurs et leurs comi­tés d’usine, le par­ti rem­pla­ça les soviets, le comi­té cen­tral rem­pla­ça le par­ti, et le bureau poli­tique rem­pla­ça le comi­té cen­tral. Autre­ment dit, les moyens rem­pla­cèrent la fin. Cette incroyable sub­sti­tu­tion du conte­nu par la forme est l’un des traits carac­té­ris­tiques du mar­xisme-léni­nisme. En France, pen­dant les évé­ne­ments de mai-juin 1968, toutes les orga­ni­sa­tions bol­che­viques étaient prêtes à détruire l’assemblée étu­diante de la Sor­bonne afin d’augmenter leur influence et leur nombre. Leur pré­oc­cu­pa­tion prin­ci­pale n’était pas la révo­lu­tion ou les authen­tiques struc­tures sociales créées par les étu­diants, mais l’accroissement de leurs par­tis. Aux États-Unis, la rela­tion entre PL et SDS est de même nature.

La pro­li­fé­ra­tion de la bureau­cra­tie, en Rus­sie, n’aurait pu être stop­pée que par des forces sociales vivantes. Si le pro­lé­ta­riat et la pay­san­ne­rie russes étaient par­ve­nus à aug­men­ter le domaine de l’autogestion par le déve­lop­pe­ment de comi­tés d’usine stables, de com­munes rurales et de soviets libres, il est pos­sible que l’histoire du pays aurait pris une tour­nure radi­ca­le­ment dif­fé­rente. On ne peut pas dou­ter que l’échec des révo­lu­tions socia­listes en Europe, après la Pre­mière Guerre mon­diale, ait abou­ti à l’isolement de la révo­lu­tion russe. La pau­vre­té maté­rielle de la Rus­sie et la pres­sion du monde capi­ta­liste qui l’encerclait mili­taient clai­re­ment contre le déve­lop­pe­ment d’une socié­té liber­taire, socia­liste. Mais il n’est pas évident que la Rus­sie devait suivre la voie du capi­ta­lisme d’État. Contrai­re­ment à ce qu’attendaient Lénine et Trots­ky, la révo­lu­tion fut vain­cue par des forces internes et non par une inva­sion d’armées étran­gères. Si le mou­ve­ment de fond avait réus­si à res­tau­rer les conquêtes ini­tiales de la révo­lu­tion de 1917, une struc­ture sociale diver­si­fiée et plu­ra­liste aurait pu se déve­lop­per, basée sur le contrôle ouvrier de l’industrie, sur une libre éco­no­mie pay­sanne en agri­cul­ture et sur l’interaction vivante des idées, des pro­grammes et des mou­ve­ments poli­tiques. Au mini­mum, la Rus­sie n’aurait pas été empri­son­née dans les chaînes du tota­li­ta­risme et le sta­li­nisme n’aurait pas empoi­son­né le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire mon­dial pré­pa­rant ain­si la route du fas­cisme et de la Seconde Guerre mondiale.

La nature du par­ti bol­che­vique devait pré­ve­nir une telle évo­lu­tion, mal­gré les « bonnes inten­tions » de Lénine et de Trots­ky. En détrui­sant le pou­voir des comi­tés d’usine dans l’industrie, en écra­sant le Makh­novt­chi­na, les ouvriers de Petro­grad et les marins de Krons­tadt, les bol­che­viques garan­tis­saient pra­ti­que­ment le triomphe de la bureau­cra­tie russe sur la socié­té russe. Le par­ti cen­tra­li­sé, une ins­ti­tu­tion tota­le­ment bour­geoise, devint le refuge de la contre-révo­lu­tion sous sa forme la plus sinistre. C’est là qu’était la contre-révo­lu­tion cachée qui se dra­pait dans le dra­peau rouge et la ter­mi­no­lo­gie de Marx. En der­nière ana­lyse, ce n’est ni une « idéo­lo­gie » ni une « conspi­ra­tion de Gardes blancs » que les bol­che­viques répri­mèrent en 1921, mais le com­bat fon­da­men­tal mené par le peuple russe pour se libé­rer de ses fers et sai­sir le contrôle de sa propre des­ti­née [[En inter­pré­tant ce mou­ve­ment fon­da­men­tal des ouvriers et des pay­sans russes comme une série de « conspi­ra­tions de Gardes blancs », « d’actions de résis­tance des kou­laks » et « de com­plots du capi­ta­lisme inter­na­tio­nal », les bol­che­viques s’abaissèrent à un niveau théo­rique extra­or­di­nai­re­ment bas et ne réus­sirent qu’à se trom­per eux-mêmes. La dégra­da­tion spi­ri­tuelle du par­ti qui s’ensuivit devait le pré­pa­rer à la poli­tique de la police secrète, à la calom­nie diri­gée contre les per­sonnes, aux pro­cès de Mos­cou et à l’annihilation du cadre vieux bol­che­vique.]]. Pour la Rus­sie cela signi­fiait le cau­che­mar de la dic­ta­ture sta­li­niste ; pour la géné­ra­tion des années trente, l’horreur du fas­cisme et la tra­hi­son des par­tis com­mu­nistes en Europe et aux États-Unis. 

La Presse Anarchiste