La révolution russe de 1917 pèse sur l’esprit des vivants comme un cauchemar parce qu’elle a été dans une large mesure le produit des « conditions intolérables » liées à une guerre impérialiste dévastatrice. Ce qu’elle a pu posséder de rêves fut pulvérisé par une guerre civile encore plus sanglante, par la famine et par la trahison. Ce qui est sorti de la révolution n’était pas les ruines du vieux monde mais celles des espoirs qu’on pouvait nourrir d’en créer un nouveau. La révolution russe fut un misérable échec ; elle ne fit que remplacer le tsarisme par le capitalisme d’État [[C’est un fait que Trotsky n’a jamais compris. Il n’a jamais poursuivi jusqu’à ces conclusions logiques son concept du « développement combiné ». Il comprit que la Russie tsariste, le dernier-né en matière d’évolution bourgeoise à l’européenne, devait acquérir les formes les plus avancées d’industrie et de classes sociales au lieu de récapituler tout le processus de l’évolution bourgeoise depuis le début. Il négligea de considérer la possibilité que la Russie, déchirée par de terribles bouleversements intérieurs, soit en avance sur l’évolution capitaliste européenne. Hypnotisé par la formule : « propriété nationalisée = socialisme », il fut incapable de discerner que le capitalisme monopoliste a tendance à s’amalgamer à l’État sous l’impulsion de sa propre dialectique interne.
Les bolcheviques ayant éliminé les formes traditionnelles de l’organisation sociale bourgeoise (qui continuent à constituer un frein au développement du capitalisme d’État en Europe et en Amérique) préparèrent involontairement le terrain pour un développement « pur » du capitalisme d’État par lequel l’État finit par devenir la classe dominante. En l’absence de l’aide d’une Europe technologiquement avancée, la révolution russe passa à la contre-révolution intérieure ; la Russie soviétique se transforma en un capitalisme d’État qui ne bénéficie pas « au peuple tout entier ». L’analogie faite par Lénine entre le « socialisme » et le capitalisme d’État devint une terrifiante réalité sous Staline.
Malgré son fond humaniste, le marxisme fut incapable de saisir à quel point sa conception du « socialisme » se rapproche d’une étape plus avancée du capitalisme : le retour au néo-mercantilisme à un niveau plus élevé de développement industriel. L’incapacité à comprendre cette évolution est source de confusion théorique dévastatrice au sein du mouvement révolutionnaire contemporain, comme en témoignent les scissions provoquées par cette question dans le mouvement trotskiste.]]. Les bolcheviques devinrent par la suite les victimes tragiques de leur idéologie et par milliers payèrent de leur vie les purges des années trente. Prétendre tirer la vérité seule et unique de cette révolution de la pénurie est ridicule. Ce que nous pouvons apprendre des révolutions passées, c’est ce que toutes les révolutions ont en commun et leurs limites rigides par rapport aux énormes possibilités qui s’offrent maintenant à nous.
Le fait marquant des révolutions passées, c’est qu’elles commencèrent de manière spontanée. Que l’on examine les premières phases de la révolution française de 1789, les révolutions de 1848, la Commune de Paris, la révolution de 1905 en Russie, le renversement du tsar en 1917, la révolution hongroise de 1956, la grève générale de 1968 en France, les débuts sont généralement les mêmes : une période de ferment qui explose spontanément en un soulèvement de masse. Le succès du soulèvement dépend de sa résolution et de la capacité de l’État à utiliser sa puissance armée. En fin de compte, le soulèvement réussit si les soldats passent au peuple.
Le « glorieux parti », quand il y en a un, est invariablement en retard sur les événements. En février 1917, l’organisation bolchevique de Petrograd s’opposa aux ordres de grève à la veille même de la révolution qui était destinée à renverser le tsar. Par bonheur, les travailleurs ignorèrent les « directives » bolcheviques et se mirent en grève quand même. Au cours des événements qui suivirent, personne ne fut plus surpris par la révolution que les partis « révolutionnaires », y compris les bolcheviques. D’après le leader bolchevique, Kaiourov : « On ne reçut aucune initiative directrice du Parti… le comité de Petrograd avait été arrêté, et le camarade Chliapnikov, représentant du comité central, se montra incapable de fournir des directives pour la journée suivante. » Ce fut peut-être une chance : avant l’arrestation du comité de Petrograd, son évaluation de la situation et le rôle qu’il joua furent si piteux que si les travailleurs l’avaient suivi, il est douteux que la révolution aurait commencé à ce moment-là.
On pourrait raconter des histoires semblables à propos des soulèvements qui précédèrent 1917 et de ceux qui suivirent. Parlons du plus récent : le soulèvement étudiant et la grève générale de mai-juin 1968 en France. On a tendance à oublier opportunément qu’il y avait, à ce moment-là, à Paris, près d’une douzaine d’organisations étroitement centralisées de type bolchevique. Ce qu’on mentionne rarement, c’est que pratiquement tous ces groupes. d’avant-garde affichèrent une attitude dédaigneuse vis-à-vis du mouvement étudiant jusqu’au 7 mai, date à laquelle commencèrent les combats de rue. Les JCR furent une exception notoire, et ils se contentèrent essentiellement de suivre les initiatives du Mouvement du 22 mars [[Le Mouvement du 22 mars joua au cours des événements le rôle de catalyseur mais pas celui de direction. Il ne « commandait » pas, il instiguait laissant les événements se dérouler selon leur propre logique. C’est cette attitude qui a permis aux étudiants de continuer sur leur lancée ; elle était indispensable à la dialectique du soulèvement car sans elle, il n’y aurait pas eu les barricades du 10 mai qui déclenchèrent à leur tour la grève généralisée des travailleurs.]]. Jusqu’au 7 mai, tous les groupes maoïstes considéraient le soulèvement étudiant comme périphérique et sans importance. La FER, trotskiste, le trouvait « aventuriste » et, le 10 mai, ils tentèrent de faire quitter les barricades aux étudiants ; bien entendu, le parti communiste joua complètement le rôle de traître. Bien loin de guider le mouvement populaire, il en fut le captif d’un bout à l’autre. La plupart de ces groupes bolcheviques devaient manipuler cyniquement les assemblées étudiantes de la Sorbonne dans le but de les « contrôler » y introduisant ainsi un climat de dissension qui a contribué à leur démoralisation. Finalement, et pour comble d’ironie, tous ces groupes bolcheviques caquetaient à l’unisson sur la nécessité impérieuse d’une direction centralisée quand le mouvement populaire s’écroula, un mouvement apparu malgré leurs directives et souvent contre elles.
Toutes les révolutions et tous les soulèvements dignes d’intérêt sont non seulement magnifiquement anarchiques dans leur phase initiale mais aussi spontanément créateur de modes de gestion révolutionnaire qui leur conviennent. Dans l’histoire des révolutions sociales, ce sont les sections parisiennes de 1793 – 1794 qui en fournissent l’exemple le plus remarquable [[Voir « The Forms of Freedom », in Murray Bookchin « Postscarcity Anarchism ».]]. Les conseils ouvriers ou « soviets » , créés en 1905 par les travailleurs de Petrograd représentent un autre mode de gestion révolutionnaire qui nous est plus familier. Bien que moins démocratique que les sections, le conseil ouvrier devait réapparaître dans un certain nombre de révolutions qui suivirent. Les comités d’usine des anarchistes espagnols de 1936 en sont un autre exemple. Enfin, les sections réapparaissent sous la forme d’assemblées étudiantes et de comités d’action lors du soulèvement et de la grève généralisée à Paris (en mai-juin 68) [[Avec une sublime arrogance, partiellement explicable par leur ignorance, un certain nombre de groupes marxistes baptisent « soviets » pratiquement toutes ces formes d’autogestion (de gestion révolutionnaire). Cette tentative de rassembler toutes ses formes sous une même rubrique n’est pas seulement trompeuse mais aussi délibérément obscurantiste. Le véritable soviet était, en fait, la moins démocratique de ces formes révolutionnaires et les bolcheviques l’utilisaient astucieusement pour transférer le pouvoir à leur propre parti. Le soviet n’était pas basé sur la démocratie directe comme les sections de 93 – 94 ou comme les assemblées de Paris en Mai 68. Il n’était pas basé non plus sur l’autogestion économique comme les comités d’usine des anarchistes espagnols. Le soviet était en fait un parlement de travailleurs organisé hiérarchiquement, tirant son mandat des usines, plus tard des unités militaires et des villages paysans. Malgré son caractère de classe, le congrès des soviets était un organisme territorial dont la structure différait peu de celle de la chambre des députés ; il abandonna rapidement son pouvoir à un exécutif composé de bolcheviques. En résumé, les soviets constituaient un état par-dessus la classe ouvrière, et non pas de la classe ouvrière.]].
Il faut se demander quel est le rôle du parti révolutionnaire dans ce genre d’événements. Au début, comme nous l’avons vu, il a tendance à jouer un rôle inhibiteur plutôt qu’un rôle d’avant-garde. Là où il exerce son influence, il tend à ralentir le déroulement des événements plutôt que de « coordonner » les forces révolutionnaires. Ceci n’est pas un accident. Le parti est organisé selon des lignes hiérarchiques qui reflètent la société même à laquelle il prétend s’opposer. Malgré ses prétentions théoriques, c’est un organe bourgeois, un État en miniature, doté d’un appareil et d’un cadre dont la fonction est de prendre le pouvoir, pas de le dissoudre. Enraciné dans la période pré-révolutionnaire, il assimile toutes les formes, les techniques et la mentalité de la bureaucratie. Les membres sont formés à l’obéissance, aux préconceptions d’un dogme rigide, ils ont appris à révérer la « direction ». À l’inverse, la direction du parti est formée à l’école du commandement, de l’autorité, de la manipulation et de l’égomanie. La situation est encore pire lorsque le parti prend part au jeu électoral. À cause des exigences de la campagne électorale, le parti est obligé de copier dans leur totalité les formes bourgeoises existantes ; il acquiert même l’attirail d’un parti électoraliste. Ce fait devient déterminant quand le parti acquiert du matériel d’imprimerie, un éventail étendu de périodiques qu’il contrôle, un siège coûteux et lorsqu’il secrète un appareil de permanents rétribués — c’est-à-dire une bureaucratie et les investissements matériels qui l’accompagnent.
Au fur et à mesure que le parti grandit, la distance qui sépare la direction de la base croît immanquablement. Ses chefs deviennent des « personnalités » et perdent le contact avec la vie réelle de la base. Les groupes locaux, qui appréhendent leur véritable situation beaucoup mieux que n’importe quel chef lointain, sont obligés de subordonner leur compréhension aux directives venues d’en haut. La direction, à qui fait défaut toute connaissance directe des problèmes locaux réagit avec une lenteur et une prudence exagérées. Bien qu’elle prétende posséder une « vue globale des choses » et une compétence théorique supérieure, la compétence de la direction a tendance à diminuer en raison de la proximité du sommet de la hiérarchie. Plus on est près du niveau où les véritables décisions sont prises, plus le processus de décision est conservateur, plus elles sont prises en fonction d’intérêts bureaucratiques et étrangers au parti, plus les préoccupations de prestige et de stabilité remplaçant la créativité, l’imagination et un dévouement désintéressé aux objectifs révolutionnaires.
Aussi, plus le parti recherche l’efficacité dans la hiérarchie, les cadres et la centralisation, moins il devient efficace d’un point de vue révolutionnaire. Tout le monde marche au pas, mais les ordres sont généralement incorrects, surtout quand les événements s’accélèrent et prennent des tournants inattendus, comme cela arrive au cours de toutes les révolutions. Le parti n’est efficace qu’à un seul point de vue, il réussit très bien à modeler la société à sa propre image hiérarchique si la révolution réussit. Il recrée la bureaucratie, la centralisation et l’État. Il suscite les conditions qui justifient cette sorte de société. Alors, au lieu de dépérir, l’État sous le contrôle du « glorieux parti », préserve soigneusement les conditions mêmes qui rendaient indispensable l’existence d’un État et d’un parti pour le « sauvegarder ».
Par ailleurs, le parti est extrêmement vulnérable en période de répression. Il suffit à la bourgeoisie de capturer sa direction pour détruire pratiquement tout le mouvement. Ses chefs en prison ou cachés, le parti est paralysé ; la base habituée à l’obéissance n’a plus personne à qui obéir. Elle a tendance à patauger. La démoralisation s’installe rapidement. Le parti se décompose, non seulement à cause du climat dépressif mais aussi à cause de la pauvreté de ses ressources intérieures.
La description ci-dessus n’est pas un ensemble d’affirmations hypothétiques ; c’est un portrait composé de traits caractéristiques de tous les partis marxistes de masse depuis le siècle passé : sociaux-démocrates, les communistes et le parti trotskyste de Ceylan (le seul de son espèce). Les « expliquer » en disant que tous ces partis ont cessé de prendre au sérieux leurs principes marxistes ne sert qu’à camoufler une autre question : pourquoi cet abandon ? La vérité est que tous ces partis ont été cooptés par la société bourgeoise parce qu’ils étaient organisés bourgeoisement. Ils portaient en eux, dès leur naissance, le germe de la trahison.
Le parti bolchevique échappa à ce sort entre 1904 et 1917 pour une seule et unique raison ; il était illégal pendant le plus gros des années qui précédèrent la révolution. Comme il était continuellement dispersé et reconstitué, il ne réussit jamais, jusqu’à sa capture du pouvoir, à se cristalliser en une machine complètement centralisée, bureaucratique et hiérarchique. De plus, il était infesté de factions. Un intense climat fractionnel persista jusqu’en 1917 et à la guerre civile. La direction bolchevique était néanmoins d’ordinaire extrêmement conservatrice, chose que Lénine eut à combattre jusqu’en 1917, d’abord par ses efforts de réorientation du comité central contre le gouvernement provisoire (le fameux conflit sur les « Thèses d’avril »), plus tard en le poussant à l’insurrection, en octobre. Dans les deux cas, il dut menacer de démissionner et de porter ses vues devant la base.
En 1918, les querelles (des factions) au sujet du traité de Brest-Litovsk s’aggravèrent tellement que les bolcheviques en vinrent presque à se scinder en deux partis, en guerre l’un contre l’autre. Les groupes d’opposition, à l’intérieur du parti bolchevique comme les démocrates centralistes et l’Opposition ouvrière se livrèrent d’amers combats jusqu’à 1919 et 1920, sans parler de l’opposition qui se développa au sein de l’Armée rouge à propos de la propension de Trotsky à tout centraliser. La centralisation complète du parti bolchevique, l’arrivée à « l’unité léniniste » comme on l’appellera plus tard ne se fit qu’en 1921, date à laquelle Lénine réussit à persuader le 10e Congrès du parti de bannir les factions. La plupart des Gardes blancs alors écrasés et les interventionnistes étrangers avaient retiré leurs troupes de Russie.
On n’insiste pas assez sur le fait que les bolcheviques centralisaient d’autant plus leur parti, qu’ils étaient plus coupés de la classe ouvrière. On a rarement étudié ce rapport (de la centralisation à l’isolement) dans les milieux léninistes plus récents, bien que Lénine lui-même fût assez honnête pour admettre qu’il existait. La révolution russe n’est pas seulement l’histoire du parti bolchevique et de ses sympathisants. Sous le vernis des événements officiels décrits par les historiens soviétiques, il y eut une évolution plus fondamentale : le mouvement spontané des ouvriers et paysans révolutionnaires qui devait se heurter violemment aux pratiques bureaucratiques des bolcheviques. En février 1917, au renversement du tsar, les ouvriers de presque toutes les usines de Russie organisèrent spontanément des comités d’usine qui prétendirent contrôler une partie de plus en plus importante du processus industriel. En juin 1917, se tint à Petrograd une conférence des comités d’usine de toutes les Russies qui réclame « l’organisation d’un contrôle ouvrier total sur la production et la distribution ». Les comptes rendus léninistes de la révolution russe mentionnent rarement les motions de cette conférence malgré l’alignement de celle-ci sur les bolcheviques. Trotsky, qui appelle ces comités « les représentants les plus directs et les plus indiscutables du prolétariat », en traite de manière superficielle dans sa massive histoire de la révolution en trois volumes. Pourtant, ces organes spontanés d’autogestion étaient tellement importants que pendant l’été 1917, Lénine, craignant de ne pas gagner les soviets à sa cause, était prêt à larguer le slogan : « Tout le pouvoir aux soviets » en faveur de : « Tout le pouvoir aux comités d’usine ». Ceci aurait projeté les bolcheviques dans une position complètement anarcho-syndicaliste bien qu’il soit douteux qu’ils y seraient restés bien longtemps.
À la révolution d’Octobre, tous les comités prirent le contrôle de leurs usines et de tout le processus industriel, après avoir expulsé la bourgeoisie. Le fameux décret de Lénine du 14 novembre 1917, acceptant la notion de contrôle ouvrier, ne fit qu’entériner le fait accompli ; les bolcheviques n’osèrent pas dès ce moment-là s’opposer aux ouvriers. Ils commencèrent cependant immédiatement à rogner le pouvoir des comités d’usine. En janvier 1918, à peine deux mois après avoir « décrété » le contrôle ouvrier, les bolcheviques faisaient passer l’administration des usines des mains des comités à celles des syndicats bureaucratiques. L’histoire selon laquelle les bolcheviques auraient patiemment expérimenté le contrôle ouvrier et l’auraient trouvé « inefficace » et « chaotique » est un mythe. Leur « patience » ne dura que quelques semaines. Non contents de terminer le contrôle ouvrier direct quelques semaines après le décret du 14 novembre, ils abolirent le contrôle par les syndicats peu de temps après l’avoir établi. Dès l’été 1918, pratiquement toute l’industrie russe était placée sous une direction de type bourgeois. Comme le déclare Lénine : « La Révolution exige… dans l’intérêt du socialisme même que les masses obéissent sans question à la volonté unique des directeurs du processus de production ». On accusa le contrôle ouvrier d’être non seulement « inefficace », « chaotique » et « malpratique », mais encore « petit bourgeois » !
Le « communiste de gauche » Osinsky dénonça amèrement ces affirmations mensongères et mit ainsi en garde le parti : « Le socialisme et l’organisation socialiste doivent être construits par le prolétariat lui-même sous peine de n’être pas construits du tout et d’aboutir à la construction du capitalisme d’État ». Dans l’ « intérêt du socialisme », le parti bolchevique évinça le prolétariat de tous les domaines conquis par celui-ci grâce à sa propre initiative et à ses propres efforts. Le parti ne coordonna ni ne dirigea la révolution, il la domina. Le contrôle ouvrier d’abord, puis celui des syndicats furent remplacés par une hiérarchie très étudiée, aussi monstrueuse que n’importe quelle structure pré-révolutionnaire. Comme les années qui suivirent devaient le démontrer, la prophétie d’Osinsky se transforma brutalement en une amère réalité.
La lutte pour l’hégémonie entre les bolcheviques et les « masses » russes ne se limitait pas aux usines. Elle fit son apparition à la campagne comme à la ville. Le déferlement de la guerre paysanne avait porté le mouvement ouvrier. Contrairement aux rapports léninistes, l’effet de ce flot agraire ne se limita pas à la redistribution de la terre en parcelles privées. En Ukraine, les paysans, influencés par les milices anarchistes de Nestor Makhno établirent une multitude de communes rurales selon le principe communiste : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Ailleurs, dans le Nord et en Asie soviétique, plusieurs milliers de communes s’organisèrent en partie sur l’initiative de la Gauche socialo-révolutionnaire et dans une large mesure sous l’impulsion du collectivisme traditionnel du village russe : le mir. Il importe peu que ces communes aient été nombreuses ou qu’elles aient embrassé un nombre plus ou moins vaste de paysans ; c’étaient d’authentiques organisations populaires, le noyau d’un esprit moral et social qui s’élevait bien au-dessus des valeurs déshumanisantes de la société bourgeoise.
Dès le début, les bolcheviques virent les communes d’un mauvais œil ; ils finirent par les condamner. Pour Lénine, la forme favorite, la forme « socialiste » de l’entreprise agricole était la ferme d’État : littéralement, l’usine agricole dont l’État possède la terre et le matériel, nomme la direction qui engage des paysans sur la base d’un salaire horaire ou journalier. On retrouve dans l’attitude des bolcheviques, vis-à-vis du contrôle ouvrier et des communes agricoles, l’esprit essentiellement bourgeois et la mentalité de leur parti, esprit et mentalité émanant non seulement de leurs théories mais du mode d’organisation de celui-ci. En décembre 1918, Lénine déclenche une attaque contre les communes sous prétexte qu’on forçait des paysans à en faire partie. En fait, l’organisation de cette forme communiste d’autogestion ne donna lieu qu’à peu, sinon pas, de coercition. Robert G. Wesson, qui étudia dans le détail les communes soviétiques conclut que « ceux qui entrèrent dans les communes durent le faire dans une large mesure de leur propre gré ». Les communes ne furent pas supprimées, mais on découragea leur extension jusqu’au moment où Staline les fondit dans les opérations de collectivisation forcées des années 20 et 30.
Dès 1920, les bolcheviques étaient isolés de la classe ouvrière et de la paysannerie russes. L’élimination du contrôle ouvrier, la suppression de la Makhnovtchina [[Voir Archinov : « l’Histoire du mouvement makhnoviste » (Ed. Belibaste).]], le climat politique contraignant, le gonflement de la bureaucratie, l’écrasante pauvreté matérielle héritée des années de guerre civile, étaient cumulativement cause d’une profonde hostilité contre le régime bolchevique. Avec la fin des hostilités, un mouvement nouveau émergea des profondeurs de la société russe, mouvement pour une « troisième révolution », pas pour une restauration du passé mais pour la réalisation ardemment désirée des objectifs de liberté économique et politique qui avaient rallié les masses autour du programme bolchevique de 1917. Ce mouvement nouveau trouva sa forme la plus consciente dans le prolétariat de Petrograd et les marins de Kronstadt. Il se trouva aussi une expression au sein du parti : le progrès de la tendance anarcho-syndicaliste dans les rangs bolcheviques mêmes atteint un tel point qu’un bloc oppositionnel ainsi orienté gagne 124 sièges à une conférence provinciale de Moscou contre 154 aux partisans du comité central.
Le 2 mars 1921, les « marins rouges » de Kronstadt entrèrent en rébellion ouverte sous la bannière de la « Troisième Révolution des Travailleurs » [[Voir la publication des « Isvestia de Kronstadt » (Ed. Belibaste).]]. Les libres élections aux soviets, la liberté de parole et de la presse pour les anarchistes et pour la gauche socialiste, des syndicats libres et la libération de tous les prisonniers politiques appartenant à des partis socialistes formaient le centre du programme de Kronstadt. La révolte fut qualifiée de « complot de gardes blancs » en dépit du fait que la grande majorité des membres du parti communiste de Kronstadt se joignirent aux marins en tant que communistes, dénonçant les chefs du parti comme traîtres à la révolution d’Octobre. Robert-Vincent Daniel remarque, dans son étude des mouvements bolcheviques d’opposition, que « Les communistes ordinaires étaient si peu sûrs… que le gouvernement ne se servit d’eux ni pour l’assaut de Kronstadt ni pour maintenir l’ordre à Petrograd où se trouvait le principal espoir de soutien de Kronstadt. Le plus gros des troupes utilisées était composé de tchéquistes et d’élèves-officiers des écoles militaires de l’Armée rouge. L’assaut final fut conduit par les plus hauts dignitaires du parti. On envoya de Moscou à cet effet un groupe important de délégués du 10e Congrès du Parti ». La faiblesse interne du régime était telle que son élite devait faire elle-même les sales boulots.
Encore plus significatif que la révolte de Kronstadt fut le mouvement de grèves qui se développa parmi les ouvriers de Petrograd, et qui déclencha le soulèvement des marins. L’histoire léniniste ne relate pas ces événements d’importance capitale. Les premières grèves éclatèrent à l’usine Troubotchny le 23 février 1921. En quelques jours, le mouvement balaya, une usine après l’autre, jusqu’à la fameuse usine Poutilov, « le creuset de la révolution ». Les ouvriers exprimèrent des exigences économiques, mais aussi politiques, anticipant en cela l’action que devaient mener les marins de Kronstadt quelques jours plus tard. Le 24 février, les bolcheviques décrétèrent l’état de siège à Petrograd et arrêtèrent les « meneurs », réprimant à l’aide d’élèves-officiers les manifestations ouvrières. En fait, les bolcheviques ne se contentèrent donc pas de réprimer une mutinerie de marins, ils écrasèrent, par la force armée, la classe ouvrière elle-même. C’est à ce moment que Lénine exigea qu’on bannisse les factions du parti communiste russe. La centralisation du parti était maintenant complète et la route préparée pour Staline.
Nous avons exposé ces événements en détail parce qu’ils mènent à une conclusion que notre dernière vague de marxistes-léninistes essaie d’éviter. Le parti bolchevique atteignit son plus haut niveau de centralisation, non pas pour mener à bien une révolution ou pour réprimer la contre-révolution des Gardes blancs, mais pour réaliser sa propre contre-révolution contre les forces sociales mêmes qu’il prétendait représenter. Les factions furent interdites et un parti monolithique créé non pas pour empêcher une restauration capitaliste, mais pour contenir un mouvement de masse des travailleurs en faveur de la démocratie soviétique et de la liberté sociale. Le Lénine de 1921 s’opposait ainsi au Lénine de 1917. Par la suite, Lénine ne devait plus que patauger lamentablement. Cet homme, qui cherchait avant tout à ancrer les problèmes de son parti dans les contradictions sociales, finit par jouer à une véritable « loterie » organisationnelle dans un dernier effort pour stopper la bureaucratisation qu’il avait lui-même créée. Il n’est rien de plus tragique, ni de plus pathétique, que les dernières années de Lénine. Paralysé par un ensemble simpliste de formules marxistes, il ne sait penser qu’en termes de contre-mesures organisationnelles. Il propose la création d’une Inspection des ouvriers et des paysans pour corriger les déformations bureaucratiques qui sévissent au sein du parti et de l’État. Cet organisme tombe entre les mains de Staline et devient lui-même bureaucratique. Lénine suggère alors de réduire l’importance de l’Inspection et de la fondre à la Commission de contrôle. Il propose d’élargir le comité central. Tel organisme doit être agrandi, tel fondu à un autre, un troisième doit être modifié ou aboli. Cet étrange ballet organisationnel continuera jusqu’à sa mort ; comme si le problème pouvait être résolu par des moyens organisationnels. Comme l’admet Mosche Lewin, un admirateur évident de Lénine, le leader bolchevique « approchait les problèmes de gouvernement comme un chef d’exécutif d’esprit élitiste. Il n’appliquait pas les méthodes de l’analyse sociale à sa politique de gouvernement et se contentait de considérer celle-ci purement sous l’angle des méthodes d’organisation ».
S’il est vrai que dans les révolutions bourgeoises, « les phrases dépassent le contenu », dans la révolution bolchevique la forme remplace le contenu. Les soviets remplacèrent les travailleurs et leurs comités d’usine, le parti remplaça les soviets, le comité central remplaça le parti, et le bureau politique remplaça le comité central. Autrement dit, les moyens remplacèrent la fin. Cette incroyable substitution du contenu par la forme est l’un des traits caractéristiques du marxisme-léninisme. En France, pendant les événements de mai-juin 1968, toutes les organisations bolcheviques étaient prêtes à détruire l’assemblée étudiante de la Sorbonne afin d’augmenter leur influence et leur nombre. Leur préoccupation principale n’était pas la révolution ou les authentiques structures sociales créées par les étudiants, mais l’accroissement de leurs partis. Aux États-Unis, la relation entre PL et SDS est de même nature.
La prolifération de la bureaucratie, en Russie, n’aurait pu être stoppée que par des forces sociales vivantes. Si le prolétariat et la paysannerie russes étaient parvenus à augmenter le domaine de l’autogestion par le développement de comités d’usine stables, de communes rurales et de soviets libres, il est possible que l’histoire du pays aurait pris une tournure radicalement différente. On ne peut pas douter que l’échec des révolutions socialistes en Europe, après la Première Guerre mondiale, ait abouti à l’isolement de la révolution russe. La pauvreté matérielle de la Russie et la pression du monde capitaliste qui l’encerclait militaient clairement contre le développement d’une société libertaire, socialiste. Mais il n’est pas évident que la Russie devait suivre la voie du capitalisme d’État. Contrairement à ce qu’attendaient Lénine et Trotsky, la révolution fut vaincue par des forces internes et non par une invasion d’armées étrangères. Si le mouvement de fond avait réussi à restaurer les conquêtes initiales de la révolution de 1917, une structure sociale diversifiée et pluraliste aurait pu se développer, basée sur le contrôle ouvrier de l’industrie, sur une libre économie paysanne en agriculture et sur l’interaction vivante des idées, des programmes et des mouvements politiques. Au minimum, la Russie n’aurait pas été emprisonnée dans les chaînes du totalitarisme et le stalinisme n’aurait pas empoisonné le mouvement révolutionnaire mondial préparant ainsi la route du fascisme et de la Seconde Guerre mondiale.
La nature du parti bolchevique devait prévenir une telle évolution, malgré les « bonnes intentions » de Lénine et de Trotsky. En détruisant le pouvoir des comités d’usine dans l’industrie, en écrasant le Makhnovtchina, les ouvriers de Petrograd et les marins de Kronstadt, les bolcheviques garantissaient pratiquement le triomphe de la bureaucratie russe sur la société russe. Le parti centralisé, une institution totalement bourgeoise, devint le refuge de la contre-révolution sous sa forme la plus sinistre. C’est là qu’était la contre-révolution cachée qui se drapait dans le drapeau rouge et la terminologie de Marx. En dernière analyse, ce n’est ni une « idéologie » ni une « conspiration de Gardes blancs » que les bolcheviques réprimèrent en 1921, mais le combat fondamental mené par le peuple russe pour se libérer de ses fers et saisir le contrôle de sa propre destinée [[En interprétant ce mouvement fondamental des ouvriers et des paysans russes comme une série de « conspirations de Gardes blancs », « d’actions de résistance des koulaks » et « de complots du capitalisme international », les bolcheviques s’abaissèrent à un niveau théorique extraordinairement bas et ne réussirent qu’à se tromper eux-mêmes. La dégradation spirituelle du parti qui s’ensuivit devait le préparer à la politique de la police secrète, à la calomnie dirigée contre les personnes, aux procès de Moscou et à l’annihilation du cadre vieux bolchevique.]]. Pour la Russie cela signifiait le cauchemar de la dictature staliniste ; pour la génération des années trente, l’horreur du fascisme et la trahison des partis communistes en Europe et aux États-Unis.