La Presse Anarchiste

Le mythe du prolétariat

Lais­sons de côté tous les débris idéo­lo­giques du pas­sé et allons direc­te­ment aux racines théo­riques du pro­blème. La plus grande contri­bu­tion de Marx à la pen­sée révo­lu­tion­naire de notre époque est sa dia­lec­tique du déve­lop­pe­ment social : le grand mou­ve­ment qui, à par­tir du com­mu­nisme pri­mi­tif, et à tra­vers la pro­prié­té pri­vée, doit mener au com­mu­nisme dans sa forme la plus abou­tie — une socié­té com­mu­nau­taire fon­dée sur une tech­no­lo­gie libé­ra­toire. D’après Marx, l’homme passe donc ain­si de la domi­na­tion de l’homme par la nature, à la domi­na­tion de l’homme par l’homme et, fina­le­ment, à la domi­na­tion de la nature par l’homme et à l’élimination de la domi­na­tion sociale en tant que telle [[Pour des rai­sons éco­lo­giques, nous n’acceptons plus la notion de « domi­na­tion de la nature par l’homme » dans le sens sim­pliste auquel pen­sait Marx il y a un siècle. À ce pro­pos, voir « Éco­lo­gie et pen­sée révo­lu­tion­naire » « Anar­chos », n°1.]]. À l’intérieur de cette dia­lec­tique géné­rale, Marx exa­mine la dia­lec­tique du capi­ta­lisme lui-même, un sys­tème social qui consti­tue le der­nier « stade » his­to­rique de la domi­na­tion de l’homme par l’homme. Ici, Marx non seule­ment apporte une pro­fonde contri­bu­tion à la pen­sée de notre temps (par­ti­cu­liè­re­ment par sa brillante ana­lyse des rap­ports mar­chands) [[La pen­sée éco­no­mique socia­liste ne sau­rait être réduite au seul mar­xisme. On pour­rait citer Prou­dhon (ndt).]], mais il exem­pli­fie les limi­ta­tions intel­lec­tuelles que le temps et l’espace imposent encore à la pen­sée contem­po­raine. La plus sérieuse de ces limi­ta­tions est son essai d’explication de la tran­si­tion du capi­ta­lisme au socia­lisme, d’une socié­té de classes à une socié­té sans classes. Il est extrê­me­ment impor­tant de sou­li­gner le fait que cette expli­ca­tion a été éla­bo­rée presque entiè­re­ment par ana­lo­gie avec la tran­si­tion de la féo­da­li­té au capi­ta­lisme, c’est-à-dire d’une socié­té de classes à une autre socié­té de classes, d’un sys­tème de pro­prié­té à un autre. En consé­quence, Marx note que, de même que la bour­geoi­sie s’est déve­lop­pée à l’intérieur de la féo­da­li­té à cause de l’antagonisme entre ville et cam­pagne (ou plus pré­ci­sé­ment entre arti­sa­nat et agri­cul­ture), de même le pro­lé­ta­riat moderne se déve­loppe à l’intérieur du capi­ta­lisme grâce au pro­grès de la tech­no­lo­gie indus­trielle. Ces deux classes, nous dit-on, pos­sèdent des inté­rêts qui leur sont propres — en fait des inté­rêts sociaux révo­lu­tion­naires qui les font se retour­ner contre l’ancienne socié­té qui les a engen­drées. Si la bour­geoi­sie s’est assu­ré le contrôle de la vie éco­no­mique bien avant d’avoir ren­ver­sé la socié­té féo­dale, le pro­lé­ta­riat, quant à lui, obtient sa propre puis­sance révo­lu­tion­naire par le fait qu’il est « dis­ci­pli­né, uni­fié, orga­ni­sé », par le sys­tème indus­triel [[Il est comique de voir que tous les mar­xistes qui parlent du « pou­voir éco­no­mique » du pro­lé­ta­riat ne font en fait que reprendre * des posi­tions anar­cho-syn­di­ca­listes **, posi­tions aux­quelles Marx s’est tou­jours oppo­sé avec aigreur. Marx ne s’intéressait pas au « pou­voir éco­no­mique » du pro­lé­ta­riat, mais à son pou­voir poli­tique : en par­ti­cu­lier, au fait qu’il consti­tue­rait à terme la majo­ri­té de la popu­la­tion. Il était convain­cu : que les tra­vailleurs de l’industrie devien­draient révo­lu­tion­naires essen­tiel­le­ment du fait du dénue­ment maté­riel que devait obli­ga­toi­re­ment engen­drer la ten­dance de l’accumulation capi­ta­liste ; que, orga­ni­sés par le sys­tème indus­triel et dis­ci­pli­nés par la rou­tine indus­trielle, ils devien­draient capables de consti­tuer des syn­di­cats et, sur­tout des par­tis poli­tiques, qui dans cer­tains pays seraient obli­gés d’employer des méthodes insur­rec­tion­nelles et dans d’autres (en par­ti­cu­lier l’Angleterre, les États-Unis et plus tard, Engels ajou­ta la France (der­nière pré­face d’Engels aux « Luttes de classes en France ») pour­raient bien accé­der au pou­voir par les élec­tions et donc ins­tau­rer le socia­lisme par voie légis­la­tive. Il est carac­té­ris­tique de voir que de nom­breux mar­xistes ont été aus­si mal­hon­nêtes avec leurs Marx et Engels que le PL l’a été avec les lec­teurs de « Chal­lenge » en ne tra­dui­sant pas d’importantes obser­va­tions ou en défor­mant gros­siè­re­ment la signi­fi­ca­tion et les rai­sons pour les­quelles Marx en était arri­vé à des conclu­sions de ce genre.
* En les inflé­chis­sant dans un sens auto­ri­taire. Voir l’histoire de la Pre­mière Inter­na­tio­nale et celle du Congrès d’Amiens (1905) de la CGT. (ndt)
** À l’époque, ce n’était pas ENCORE l’anarcho-syndicalisme, mais les ten­dances prou­dho­niennes d’abord, bakou­ni­nistes ensuite. Voir Pre­mière Inter­na­tio­nale. (ndt)]].

Dans les deux cas, le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives devient incom­pa­tible avec le sys­tème tra­di­tion­nel des rela­tions sociales, « le tégu­ment éclate ». La vieille socié­té est rem­pla­cée par la nou­velle. La ques­tion cri­tique qui se pose alors est la sui­vante : peut-on expli­quer la tran­si­tion d’une socié­té de classes à une socié­té sans classes au moyen de la même dia­lec­tique qui rend compte de la tran­si­tion d’une socié­té de classes à une autre ? Il ne s’agit pas là d’un pro­blème théo­rique où l’on jon­gle­rait avec des abs­trac­tions logiques, mais au contraire d’un pro­blème très réel et très concret de notre époque. Entre le déve­lop­pe­ment de la bour­geoi­sie dans la socié­té féo­dale, et celui du pro­lé­ta­riat à l’intérieur du capi­ta­lisme, il y a des dif­fé­rences pro­fondes que Marx n’a pas réus­si à pré­voir ou à trai­ter avec clar­té. La bour­geoi­sie contrô­lait la vie éco­no­mique bien avant de prendre le pou­voir d’État ; elle était deve­nue la classe domi­nante maté­riel­le­ment, cultu­rel­le­ment et idéo­lo­gi­que­ment avant d’affirmer sa domi­na­tion poli­tique. Le pro­lé­ta­riat au contraire ne contrôle pas la vie éco­no­mique. En dépit de son rôle indis­pen­sable dans le pro­ces­sus indus­triel, la classe ouvrière ne repré­sente même pas la majo­ri­té de la popu­la­tion, et sa posi­tion éco­no­mique stra­té­gique est de plus en plus éro­dée par la cyber­né­tiqueet les autres déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques. [[Débar­ras­sons-nous, en pas­sant, de la notion erro­née selon laquelle un pro­lé­taire est sim­ple­ment quelqu’un qui n’a rien d’autre à vendre que sa force de tra­vail. Il est vrai que Marx a défi­ni le pro­lé­ta­riat en ces termes, mais il a aus­si éla­bo­ré une dia­lec­tique his­to­rique du déve­lop­pe­ment du pro­lé­ta­riat. Le pro­lé­ta­riat s’est déve­lop­pé à par­tir d’une classe sans pro­prié­té, exploi­tée, qui a atteint sa forme la plus « mûre » dans le pro­lé­ta­riat indus­triel. Cette classe, d’après Marx, en était 1a forme la plus avan­cée, cor­res­pon­dant à la forme la plus avan­cée du capi­tal. Dans les der­nières années de sa vie, Marx en est venu à mépri­ser les ouvriers pari­siens, qui étaient enga­gés d’une manière pré­pon­dé­rante dans la fabri­ca­tion de biens de luxe, citant « nos ouvriers alle­mands » — les plus robo­ti­sés d’Europe — comme le pro­lé­ta­riat « modèle » du monde entier. (Impor­tant : voir les extraits de lettres dans la pré­face de « la Guerre civile en France ». (ndt)]]

Pour que le pro­lé­ta­riat se serve du pou­voir qu’il détient dans le cadre d’une révo­lu­tion sociale, il fau­drait qu’il passe par une prise de conscience extrê­me­ment forte. Jusqu’à pré­sent cette prise de conscience a été conti­nuel­le­ment blo­quée par le fait que le milieu indus­triel est l’un des der­niers bas­tions de l’éthique du tra­vail, du sys­tème hié­rar­chique de ges­tion, de l’obéissance aux chefs, et depuis peu, de la pro­duc­tion enga­gée dans la fabri­ca­tion de gad­gets et d’armements super­flus. L’usine ne sert pas seule­ment à « dis­ci­pli­ner », « uni­fier » et « orga­ni­ser » les tra­vailleurs, elle le fait d’une manière tota­le­ment bour­geoise. Dans les usines, la pro­duc­tion capi­ta­liste non seule­ment repro­duit chaque jour de tra­vail les rela­tions sociales du capi­ta­lisme, comme Marx l’a noté, mais elle repro­duit aus­si la psy­ché, les valeurs et l’idéologie du capitalisme.

Marx avait suf­fi­sam­ment res­sen­ti ce fait pour recher­cher des rai­sons plus contrai­gnantes que le simple fait de l’exploitation ou des conflits sur les salaires et les horaires, pour pro­pul­ser le pro­lé­ta­riat vers une action révo­lu­tion­naire. Dans sa théo­rie géné­rale de l’accumulation capi­ta­liste, il essaya de décrire les dures lois objec­tives qui forcent le pro­lé­ta­riat à assu­mer un rôle révo­lu­tion­naire. En consé­quence, il éla­bo­ra sa fameuse théo­rie de la pau­pé­ri­sa­tion : la concur­rence entre capi­ta­listes les contraint à bais­ser les prix, ce qui conduit à une réduc­tion conti­nuelle des salaires et à un appau­vris­se­ment abso­lu des ouvriers. Le pro­lé­ta­riat est alors for­cé de se révol­ter parce que, avec le pro­ces­sus de concur­rence et de cen­tra­li­sa­tion du capi­tal, « s’accroît la masse de misère, d’oppression, d’esclavage, de dégra­da­tion ». [[Marx : « Salaires, Prix et Pro­fits ». (ndt)]]

Mais le capi­ta­lisme n’est pas res­té immo­bile depuis Marx. [[Décrire la théo­rie de la pau­pé­ri­sa­tion de Marx en termes inter­na­tio­naux plu­tôt qu’en termes natio­naux (comme Marx le fit) n’est qu’un sub­ter­fuge. D’abord cet esca­mo­tage théo­rique esquive les rai­sons pour les­quelles la pau­pé­ri­sa­tion ne s’est pas pro­duite à l’intérieur de la for­te­resse du capi­ta­lisme, seul point de départ tech­no­lo­gi­que­ment adé­quat pour une socié­té sans classes. Ensuite, si nous devons mettre notre espoir dans le monde colo­nial en tant que pro­lé­ta­riat, cette posi­tion cache un dan­ger réel : le géno­cide. L’Amérique et son alliée récente, la Rus­sie, ont tous les moyens tech­niques de bom­bar­der le monde sous-déve­lop­pé jusqu’à soumission.
Cette menace est tapie à l’horizon his­to­rique : la trans­for­ma­tion des États-Unis en un véri­table empire fas­ciste de type nazi. C’est une conne­rie pure de dire que ce pays est un « tigre de papier ». C’est un tigre ther­mo­nu­cléaire et la classe diri­geante amé­ri­caine, du fait de l’absence de contraintes cultu­relles, est capable d’encore plus de per­ver­si­té que l’allemande.]] On ne pou­vait attendre de Marx, qui écri­vait au milieu du XIXe siècle, qu’il sai­sisse toutes les consé­quences de ses ana­lyses sur la cen­tra­li­sa­tion du capi­tal et le déve­lop­pe­ment de la tech­no­lo­gie. On ne pou­vait lui deman­der de pré­voir que le capi­ta­lisme se déve­lop­pe­rait non seule­ment du mer­can­ti­lisme aux formes indus­trielles domi­nant son époque, de mono­poles com­mer­ciaux aidés par l’État en uni­tés indus­trielles hau­te­ment com­pé­ti­tives, mais encore que, avec la cen­tra­li­sa­tion du capi­tal, il revien­drait à ses ori­gines mer­can­tiles à un plus haut niveau de déve­lop­pe­ment et à des formes mono­po­listes aidées par l’État.

L’économie tend à se fondre dans l’État et le capi­ta­lisme com­mence à « pla­ni­fier » son déve­lop­pe­ment au lieu de le lais­ser dépendre uni­que­ment de la concur­rence et des forces du mar­ché. Le sys­tème n’abolit cer­tai­ne­ment pas la lutte de classes mais il s’arrange pour la conte­nir, uti­li­sant ses immenses res­sources tech­no­lo­giques pour assi­mi­ler les par­ties les plus stra­té­giques de la classe ouvrière.

Ain­si la théo­rie de la pau­pé­ri­sa­tion se trouve tota­le­ment émous­sée, et aux États-Unis la lutte de classes au sens tra­di­tion­nel n’a pu se déve­lop­per en guerre de classes. Elle se joue entiè­re­ment à l’intérieur d’un cadre bour­geois. Le mar­xisme devient en fait une idéo­lo­gie. Il est assi­mi­lé par les formes les plus avan­cées du capi­ta­lisme d’État — en par­ti­cu­lier en Rus­sie. Par une incroyable iro­nie de l’histoire, le « socia­lisme » mar­xien se révèle être en grande par­tie le capi­ta­lisme d’État lui-même, que Marx n’a pas su pré­voir dans la dia­lec­tique du capi­ta­lisme. [[Lénine sen­tit cela et décri­vit le « socia­lisme » comme rien d’autre qu’un mono­pole capi­ta­liste d’État créé au béné­fice de tout le peuple (Cf. Lénine « l’Impérialisme, stade suprême du capi­ta­lisme ».) Ceci est une affir­ma­tion extra­or­di­naire si l’on réflé­chit à ses impli­ca­tion et un paquet de contra­dic­tions.]] Le pro­lé­ta­riat, au lieu de deve­nir une classe révo­lu­tion­naire au sein du capi­ta­lisme, se révèle être un organe du corps de la socié­té bourgeoise.

La ques­tion que nous devons donc poser, aujourd’hui, est de savoir si une révo­lu­tion qui cherche à réa­li­ser une socié­té sans classes peut naître d’un conflit entre des classes tra­di­tion­nelles dans une socié­té de classes, ou si une telle révo­lu­tion sociale ne peut naître que de la décom­po­si­tion des classes tra­di­tion­nelles, en fait, de l’apparition d’une « classe » entiè­re­ment nou­velle, dont l’essence même est d’être une non-classe, « une couche en for­ma­tion appe­lée [[Manus­crits de 1844.]] les révo­lu­tion­naires ». Pour répondre à cette ques­tion nous en appren­drons plus en retour­nant à l’ample dia­lec­tique que Marx a déve­lop­pée au sujet de la socié­té humaine dans son ensemble, que par le modèle qu’il emprunte au pas­sage de la socié­té féo­dale à la socié­té capi­ta­liste. De même que les clans paren­taux pri­mi­tifs com­men­çaient à se dif­fé­ren­cier en classes, de même de nos jours il y a une ten­dance à la décom­po­si­tion des classes dans des sous-cultures com­plè­te­ment nou­velles qui, par cer­tains côtés, s’apparentent à des rela­tions non capi­ta­listes. Ce ne sont plus des groupes stric­te­ment éco­no­miques ; en fait, ils reflètent la ten­dance du déve­lop­pe­ment social à trans­cen­der les caté­go­ries sociales de la socié­té de pénu­rie. Ils consti­tuent en effet une pré-for­ma­tion cultu­relle, d’une manière extrê­me­ment gros­sière et sous une forme ambi­guë, du mou­ve­ment de la socié­té de pénu­rie vers les époques de post-pénurie.

Le pro­ces­sus de décom­po­si­tion des classes doit être com­pris dans toutes ses dimen­sions. Le mot « pro­ces­sus » doit être sou­li­gné ici : les classes tra­di­tion­nelles ne dis­pa­raissent pas ni, pour cette rai­son, la lutte de classes. Seule une révo­lu­tion sociale peut sup­pri­mer la struc­ture domi­nante de classes et les conflits qu’elle engendre. La lutte de classes tra­di­tion­nelle cesse d’avoir des impli­ca­tions révo­lu­tion­naires : elle se révèle être la phy­sio­lo­gie de la socié­té domi­nante, non les dou­leurs d’un enfan­te­ment. En fait, la lutte de classes tra­di­tion­nelle est une condi­tion de base de la sta­bi­li­té de la socié­té capi­ta­liste car elle « cor­rige » ses abus (salaires, horaires, infla­tion, emploi, etc.). Les syn­di­cats se consti­tuent eux-mêmes en contre- « mono­poles » à l’encontre des mono­poles indus­triels et sont incor­po­rés dans l’économie néo-mer­can­ti­liste, ins­ti­tu­tion­na­li­sée en tant qu’état [[Au sens de tiers état (ndt)]]. À l’intérieur de cet état, il règne des conflits plus ou moins impor­tants, mais pris dans leur ensemble ils ren­forcent le sys­tème et servent à le perpétuer.

Ren­for­cer cette struc­ture de classes en dis­cu­taillant sur le « rôle de la classe ouvrière », ren­for­cer cette lutte de classes tra­di­tion­nelle en lui impu­tant un conte­nu révo­lu­tion­naire, infec­ter d’ouvriérisme le nou­veau mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de notre époque, est réac­tion­naire en soi. Com­bien de fois devra-t-on rap­pe­ler aux doc­tri­naires mar­xiens que l’histoire de la lutte des classes est l’histoire d’une mala­die, des bles­sures ouvertes par la fameuse « ques­tion sociale », du déve­lop­pe­ment dés­équi­li­bré de l’homme essayant d’obtenir le contrôle sur la nature en domi­nant son sem­blable ? Si la retom­bée secon­daire de cette mala­die a été le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, le pro­duit prin­ci­pal en a été la répres­sion, une hor­rible effu­sion de sang humain, et une dis­tor­sion psy­chique terrifiante.

Alors que cette mala­die touche à sa fin, alors que les bles­sures com­mencent à gué­rir dans leurs plus pro­fonds replis, le pro­ces­sus se déploie main­te­nant vers sa plé­ni­tude ; les impli­ca­tions révo­lu­tion­naires de la lutte de classes perdent leur sens en tant que construc­tions théo­riques et réa­li­té sociale. Le pro­ces­sus de décom­po­si­tion embrasse non seule­ment la struc­ture tra­di­tion­nelle de classes mais aus­si la famille patriar­cale, les méthodes auto­ri­taires d’éducation, l’influence de la reli­gion, les ins­ti­tu­tions de l’État, les mœurs engen­drées par le labeur, la renon­cia­tion, la culpa­bi­li­té et la sexua­li­té répri­mée. En bref, le pro­ces­sus de dés­in­té­gra­tion devient main­te­nant géné­ral et recoupe vir­tuel­le­ment toutes les classes, valeurs et ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles. Il crée des pro­blèmes, des méthodes de lutte, des formes d’organisation entiè­re­ment nou­veaux et néces­site une approche entiè­re­ment nou­velle de la théo­rie et de la praxis.

Qu’est-ce que cela veut dire concrè­te­ment ? Exa­mi­nons deux approches dif­fé­rentes, la mar­xienne et la révo­lu­tion­naire. Le doc­tri­naire mar­xien vou­drait nous voir appro­cher l’ouvrier — ou mieux, « entrer » dans l’usine — pour l’endoctriner lui de pré­fé­rence à n’importe qui d’autre. Pour quoi faire ? Pour don­ner à l’ouvrier une « conscience de classe ». Pour citer l’exemple le plus néan­der­tha­lien (celui du PL évi­dem­ment): on se coupe les che­veux, on s’affuble de vête­ments conven­tion­nels, on aban­donne le H pour les ciga­rettes et la bière, on danse conven­tion­nel­le­ment et on affecte des manières « rudes ». Au PL cha­cun arbore une conte­nance sévère, figée et pom­peuse [[À ce sujet, le PL pro­jette sa propre image de néan­der­tha­lien sur l’ouvrier amé­ri­cain. En fait, cette image repré­sente beau­coup mieux le bureau­crate syn­di­ca­liste ou le com­mis­saire staliniste.]].

On devient en bref la pire cari­ca­ture de l’ouvrier : non pas un « petit bour­geois dégé­né­ré », mais un bour­geois dégé­né­ré. On devient une imi­ta­tion de l’ouvrier dans la même mesure où l’ouvrier est une imi­ta­tion de ses maîtres. De plus, der­rière cette méta­mor­phose de l’étudiant du PL en « ouvrier » du PL se cache un cynisme vicieux, car on essaye d’utiliser la dis­ci­pline incul­quée par le milieu indus­triel pour dis­ci­pli­ner l’ouvrier dans le milieu du par­ti. On essaye d’utiliser le res­pect de l’ouvrier pour la hié­rar­chie indus­trielle pour lui faire épou­ser la hié­rar­chie du par­ti. On met en œuvre ce pro­cé­dé écœu­rant qui, s’il réus­sis­sait, ne pour­rait conduire qu’au rem­pla­ce­ment d’une hié­rar­chie par une autre, en pré­ten­dant être concer­né par les sou­cis éco­no­miques quo­ti­diens des ouvriers. Même la théo­rie mar­xiste se trouve dégra­dée dans cette image avi­lie de l’ouvrier (Cf. n’importe quel numé­ro de « Chal­lenge », le « New York Inqui­rer » de la « gauche ». Rien n’emmerde plus les ouvriers que cette lit­té­ra­ture pour­rie). À la fin, l’ouvrier est assez fin pour savoir qu’il obtien­dra de meilleurs résul­tats dans la lutte de tous les jours à tra­vers la bureau­cra­tie syn­di­cale qu’à tra­vers la bureau­cra­tie d’un par­ti mar­xiste [[Quel est l’équivalent fran­çais de la « bureau­cra­tie syn­di­cale » amé­ri­caine ? (ndt)]].

Les années qua­rante ont révé­lé cela de façon si spec­ta­cu­laire qu’en un an ou deux les syn­di­cats ont réus­si à vider par mil­liers les mar­xistes (pra­ti­que­ment sans pro­tes­ta­tion de la base) qui avaient fait un tra­vail consi­dé­rable de déblaie­ment dans le mou­ve­ment ouvrier pen­dant plus d’une décen­nie, et jusque dans les postes les plus impor­tants des orga­ni­sa­tions syn­di­cales internationales.

En fait, l’ouvrier devient un révo­lu­tion­naire non pas en deve­nant plus ouvrier, mais en se débar­ras­sant de sa « condi­tion ouvrière ». Et en cela il n’est pas seul ; la même chose s’applique au pay­san, à l’étudiant, à l’employé, au sol­dat, au bureau­crate, au pro­fes­seur, — et au mar­xiste. L’ouvrier n’est pas moins « bour­geois » que le pay­san, l’étudiant, l’employé, le sol­dat, le bureau­crate, le pro­fes­seur, — et le mar­xiste. Sa « condi­tion ouvrière » est la mala­die dont il souffre, l’affliction sociale qui s’est cris­tal­li­sée dans ses dimen­sions indi­vi­duelles. Lénine l’avait com­pris dans « Que faire ? » mais il ne fit que s’introduire dans l’ancienne hié­rar­chie avec un dra­peau rouge et un ver­biage révo­lu­tion­naire. L’ouvrier com­mence à être révo­lu­tion­naire quand il se débar­rasse de sa « condi­tion ouvrière », quand il com­mence à détes­ter ses sta­tuts de classe hic et nunc, quand il com­mence à vomir les carac­té­ris­tiques que pré­ci­sé­ment les mar­xistes appré­cient le plus en lui : son éthique du tra­vail, son carac­tère condi­tion­né par la dis­ci­pline indus­trielle, son res­pect de la hié­rar­chie, son obéis­sance au chef, sa consom­ma­tion, ses ves­tiges de puri­ta­nisme. Dans ce sens, l’ouvrier devient révo­lu­tion­naire dans la mesure où il se dépouille de ses sta­tuts de classe et réa­lise une conscience de non-classe. Il dégé­nère, — et il dégé­nère magni­fi­que­ment. Ce dont il se dépouille, c’est pré­ci­sé­ment de ces chaînes de classe qui le lient à tous les sys­tèmes de domi­na­tion. Il aban­donne ces inté­rêts de classe qui l’enchaînent à la consom­ma­tion, au pavillon de ban­lieue et à une vision de comp­table de la vie [[L’ouvrier, dans ce sens, com­mence à se rap­pro­cher des types sociaux de tran­si­tion, qui ont four­ni à l’histoire ses élé­ments les plus révo­lu­tion­naires. En géné­ral, le « pro­lé­ta­riat » a été plus révo­lu­tion­naire dans des périodes tran­si­toires, quand il était moins « pro­lé­ta­ri­sé » par le sys­tème indus­triel. Les grands foyers des révo­lu­tions ouvrières clas­siques ont été Petro­grad et Bar­ce­lone, où les ouvriers venaient d’être déra­ci­nés du milieu pay­san, et Paris, où ils étaient encore arti­sans ou venaient direc­te­ment de ce milieu. Ces ouvriers avaient les plus grandes dif­fi­cul­tés à s’acclimater à la domi­na­tion indus­trielle et devinrent une source conti­nue de troubles sociaux et révo­lu­tion­naires. (Voir la grève des O.S. du Mans). (ndt)
Au contraire, une classe ouvrière stable et héré­di­taire tend à être éton­nam­ment non révo­lu­tion­naire. Même dans le cas sou­vent cité des ouvriers alle­mands (qui, comme on le sait, étaient d’après Marx et Engels des modèles pour le pro­lé­ta­riat euro­péen), la majo­ri­té ne sou­tint pas les spar­ta­kistes en 1919. Ils envoyèrent de grandes majo­ri­tés de sociaux-démo­crates offi­ciels au congrès des conseils ouvriers, puis plus tard au Reichs­tag, et se ral­lièrent avec per­sé­vé­rance au par­ti social-démo­crate, jusqu’en 1933.]].

Les évé­ne­ments les plus pro­met­teurs dans les usines aujourd’hui c’est l’apparition de jeunes ouvriers qui fument le hasch, déconnent au tra­vail, passe d’un emploi à un autre, se laissent pous­ser les che­veux, qui demandent plus de temps libre plu­tôt que plus d’argent, qui volent, qui har­cèlent toutes les auto­ri­tés, qui font des grèves sau­vages, et qui conta­minent leurs cama­rades de tra­vail. Encore plus pro­met­teuse est l’apparition de ce type humain dans les écoles com­mer­ciales et pro­fes­sion­nelles qui sont les réser­voirs de la classe ouvrière à venir. Dans la mesure où les ouvriers, les étu­diants et les lycéens relient leur style de vie aux dif­fé­rents aspects de la culture anar­chique des jeunes, dans cette mesure le pro­lé­ta­riat ces­se­ra d’être une force de conser­va­tion de l’ordre éta­bli, pour deve­nir une force révolutionnaire.

C’est une situa­tion qua­li­ta­ti­ve­ment neuve qui sur­git quand on a à faire face à la trans­for­ma­tion d’une socié­té de classes, répres­sive, fon­dée sur la pénu­rie maté­rielle, à une socié­té sans classes, libé­ra­trice et fon­dée sur l’abondance maté­rielle. À par­tir des struc­tures de classes tra­di­tion­nelles en décom­po­si­tion se crée un nou­veau type humain, en nombre tou­jours plus grand : le révo­lu­tion­naire. Ce révo­lu­tion­naire com­mence à contes­ter non seule­ment les pré­misses éco­no­miques et poli­tiques de la socié­té hié­rar­chique, mais la hié­rar­chie en tant que telle. Non seule­ment il sou­tient la néces­si­té d’une révo­lu­tion sociale, mais il essaye de vivre d’une manière révo­lu­tion­naire dans la mesure où cela est pos­sible dans la socié­té exis­tante [[Ce style de vie révo­lu­tion­naire peut se déve­lop­per dans les usines aus­si bien que dans la rue, dans les écoles aus­si bien que dans les tau­dis et dans les ban­lieues rési­den­tielles. Son essence est le défi, et une éthique de l’action exem­plaire qui érode toutes les mœurs, les ins­ti­tu­tions, tous les mots d’ordre du pou­voir dominant.
Quand une socié­té est au seuil d’une période révo­lu­tion­naire, les usines, les écoles, et les quar­tiers deviennent la véri­table scène du « jeu » révo­lu­tion­naire, un jeu qui a un fon­de­ment extrê­me­ment sérieux. Les grèves deviennent chro­niques et sont déclen­chées pour elles-mêmes, pour bri­ser la croûte de la rou­tine, pour défier la socié­té presque quo­ti­dien­ne­ment, pour secouer les normes bour­geoises. Cette nou­velle humeur des ouvriers, des étu­diants et des habi­tants des quar­tiers est un pré­cur­seur essen­tiel du véri­table moment de la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire. Son expres­sion la plus consciente est l’exigence « d’auto-gestion », l’ouvrier refuse d’être un être « diri­gé », un être de classe. Celle-ci est une exi­gence émi­nem­ment révo­lu­tion­naire, même si son point de départ est l’usine. À moins que l’ouvrier ne puisse « gérer » son tra­vail, il ne peut com­men­cer à trans­cen­der ce tra­vail ou la phi­lo­so­phie du tra­vail, en une vie réelle. À moins que cette ges­tion ne prenne la forme d’auto-gestion, il ne peut être un « être auto­nome », un être dont la vie quo­ti­dienne est libérée.
Ce pro­ces­sus était extrê­me­ment évident, his­to­ri­que­ment, dans la Com­mune de Paris et spé­cia­le­ment en Espagne, à la veille de la révo­lu­tion de 1936, quand les ouvriers dans presque toutes les villes appe­laient à la grève « pour le plai­sir », pour expri­mer leur indé­pen­dance, leur éveil, leur rup­ture avec l’ordre social et avec les condi­tions de vie bour­geoises. Ceci était aus­si une des carac­té­ris­tiques essen­tielles de la grève géné­rale en France en 1968.]]. Non seule­ment il attaque les formes déri­vées de notre héri­tage de répres­sion, mais il impro­vise de nou­velles formes de libé­ra­tion qui tirent leur poé­sie du futur.

Cette pré­pa­ra­tion du futur, cette expé­ri­men­ta­tion de formes de rela­tions sociales libé­ra­trices, post-pénu­rielles serait illu­soire si le futur impli­quait la sub­sti­tu­tion d’une socié­té de classes par une autre. Par contre elle est indis­pen­sable si le futur, implique une socié­té sans classes, bâtie sur les ruines, d’une socié­té de classes. Qu’est-ce qui sera alors « l’agent » du chan­ge­ment révolutionnaire ?

Lit­té­ra­le­ment, la grande majo­ri­té de la socié­té, venue de toutes les classes tra­di­tion­nelles et fon­due dans une force révo­lu­tion­naire com­mune par la décom­po­si­tion des ins­ti­tu­tions, des formes sociales, des valeurs, des styles de vie de la struc­ture de classe domi­nante. Typi­que­ment, son élé­ment le plus avan­cé est la jeu­nesse — une géné­ra­tion qui, aujourd’hui, n’a pas connu de crise éco­no­mique chro­nique, qui est de moins en moins tour­née vers le mythe de la sécu­ri­té maté­rielle si répan­du dans la géné­ra­tion des années trente.

S’il est vrai qu’une révo­lu­tion ne peut être réa­li­sée sans le sou­tien actif ou pas­sif des ouvriers, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut être réa­li­sée sans le sou­tien actif ou pas­sif des pay­sans, des tech­ni­ciens, des pro­fes­seurs. Sur­tout, une révo­lu­tion ne peut être réa­li­sée sans le sou­tien de la jeu­nesse, dans laquelle la classe domi­nante recrute ses forces armées. En effet, si la classe domi­nante conserve sa puis­sance armée, la révo­lu­tion est per­due, quel que soit le nombre d’ouvriers qui s’y seront ral­liés. Ceci a été clai­re­ment démon­tré en Espagne dans les années trente, en Hon­grie dans les années 50, et en Tché­co­slo­va­quie dans les années 60. La révo­lu­tion d’aujourd’hui par sa nature même, c’est-à-dire par sa recherche de la plé­ni­tude doit ral­lier non seule­ment les sol­dats et les ouvriers, mais la géné­ra­tion même où sont recru­tés les sol­dats, les ouvriers, les pay­sans, les scien­ti­fiques, les pro­fes­seurs et même les bureau­crates. En écar­tant les manuels de tac­tique du pas­sé, la révo­lu­tion du futur doit suivre les lignes de moindre résis­tance, creu­sant son che­min par­mi les couches les plus sen­si­bi­li­sées de la popu­la­tion, quelle que soit leur « posi­tion de classe ». Elle doit se nour­rir de toutes les contra­dic­tions de la socié­té bour­geoise, non pas de contra­dic­tions pré­con­çues, emprun­tées aux années 1860 ou 1917. À par­tir de là, elle atti­re­ra tous ceux qui res­sentent le far­deau de l’exploitation, de la pau­vre­té, du racisme, de l’impérialisme, et aus­si tous ceux dont la vie est gâchée par la sur-consom­ma­tion, les ban­lieues rési­den­tielles, les mass-media, la famille, l’école, les super­mar­chés et la répres­sion sexuelle géné­ra­li­sée. Alors la forme de la révo­lu­tion devien­dra aus­si totale que son conte­nu : sans classes, sans pro­prié­té, sans hié­rar­chie, et tota­le­ment libératrice.

S’embarquer dans ce déve­lop­pe­ment révo­lu­tion­naire armé des recettes usées du mar­xisme, rado­ter au sujet de « l’analyse de classe » et du « rôle de la classe ouvrière » revient à rem­pla­cer le pré­sent et le futur par le pas­sé. Bran­dir une telle idéo­lo­gie ago­ni­sante en rado­tant au sujet des « cadres », du « par­ti d’avant-garde », du « cen­tra­lisme démo­cra­tique » et de la « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat », c’est de la contre-révo­lu­tion pure et simple. C’est ce pro­blème de la « ques­tion orga­ni­sa­tion­nelle » — la contri­bu­tion vitale du léni­nisme au mar­xisme — que nous allons main­te­nant examiner. 

La Presse Anarchiste