* En les infléchissant dans un sens autoritaire. Voir l’histoire de la Première Internationale et celle du Congrès d’Amiens (1905) de la CGT. (ndt)
** À l’époque, ce n’était pas ENCORE l’anarcho-syndicalisme, mais les tendances proudhoniennes d’abord, bakouninistes ensuite. Voir Première Internationale. (ndt)]].
Dans les deux cas, le développement des forces productives devient incompatible avec le système traditionnel des relations sociales, « le tégument éclate ». La vieille société est remplacée par la nouvelle. La question critique qui se pose alors est la suivante : peut-on expliquer la transition d’une société de classes à une société sans classes au moyen de la même dialectique qui rend compte de la transition d’une société de classes à une autre ? Il ne s’agit pas là d’un problème théorique où l’on jonglerait avec des abstractions logiques, mais au contraire d’un problème très réel et très concret de notre époque. Entre le développement de la bourgeoisie dans la société féodale, et celui du prolétariat à l’intérieur du capitalisme, il y a des différences profondes que Marx n’a pas réussi à prévoir ou à traiter avec clarté. La bourgeoisie contrôlait la vie économique bien avant de prendre le pouvoir d’État ; elle était devenue la classe dominante matériellement, culturellement et idéologiquement avant d’affirmer sa domination politique. Le prolétariat au contraire ne contrôle pas la vie économique. En dépit de son rôle indispensable dans le processus industriel, la classe ouvrière ne représente même pas la majorité de la population, et sa position économique stratégique est de plus en plus érodée par la cybernétiqueet les autres développements technologiques. [[Débarrassons-nous, en passant, de la notion erronée selon laquelle un prolétaire est simplement quelqu’un qui n’a rien d’autre à vendre que sa force de travail. Il est vrai que Marx a défini le prolétariat en ces termes, mais il a aussi élaboré une dialectique historique du développement du prolétariat. Le prolétariat s’est développé à partir d’une classe sans propriété, exploitée, qui a atteint sa forme la plus « mûre » dans le prolétariat industriel. Cette classe, d’après Marx, en était 1a forme la plus avancée, correspondant à la forme la plus avancée du capital. Dans les dernières années de sa vie, Marx en est venu à mépriser les ouvriers parisiens, qui étaient engagés d’une manière prépondérante dans la fabrication de biens de luxe, citant « nos ouvriers allemands » — les plus robotisés d’Europe — comme le prolétariat « modèle » du monde entier. (Important : voir les extraits de lettres dans la préface de « la Guerre civile en France ». (ndt)]]
Pour que le prolétariat se serve du pouvoir qu’il détient dans le cadre d’une révolution sociale, il faudrait qu’il passe par une prise de conscience extrêmement forte. Jusqu’à présent cette prise de conscience a été continuellement bloquée par le fait que le milieu industriel est l’un des derniers bastions de l’éthique du travail, du système hiérarchique de gestion, de l’obéissance aux chefs, et depuis peu, de la production engagée dans la fabrication de gadgets et d’armements superflus. L’usine ne sert pas seulement à « discipliner », « unifier » et « organiser » les travailleurs, elle le fait d’une manière totalement bourgeoise. Dans les usines, la production capitaliste non seulement reproduit chaque jour de travail les relations sociales du capitalisme, comme Marx l’a noté, mais elle reproduit aussi la psyché, les valeurs et l’idéologie du capitalisme.
Marx avait suffisamment ressenti ce fait pour rechercher des raisons plus contraignantes que le simple fait de l’exploitation ou des conflits sur les salaires et les horaires, pour propulser le prolétariat vers une action révolutionnaire. Dans sa théorie générale de l’accumulation capitaliste, il essaya de décrire les dures lois objectives qui forcent le prolétariat à assumer un rôle révolutionnaire. En conséquence, il élabora sa fameuse théorie de la paupérisation : la concurrence entre capitalistes les contraint à baisser les prix, ce qui conduit à une réduction continuelle des salaires et à un appauvrissement absolu des ouvriers. Le prolétariat est alors forcé de se révolter parce que, avec le processus de concurrence et de centralisation du capital, « s’accroît la masse de misère, d’oppression, d’esclavage, de dégradation ». [[Marx : « Salaires, Prix et Profits ». (ndt)]]
Mais le capitalisme n’est pas resté immobile depuis Marx. [[Décrire la théorie de la paupérisation de Marx en termes internationaux plutôt qu’en termes nationaux (comme Marx le fit) n’est qu’un subterfuge. D’abord cet escamotage théorique esquive les raisons pour lesquelles la paupérisation ne s’est pas produite à l’intérieur de la forteresse du capitalisme, seul point de départ technologiquement adéquat pour une société sans classes. Ensuite, si nous devons mettre notre espoir dans le monde colonial en tant que prolétariat, cette position cache un danger réel : le génocide. L’Amérique et son alliée récente, la Russie, ont tous les moyens techniques de bombarder le monde sous-développé jusqu’à soumission.
Cette menace est tapie à l’horizon historique : la transformation des États-Unis en un véritable empire fasciste de type nazi. C’est une connerie pure de dire que ce pays est un « tigre de papier ». C’est un tigre thermonucléaire et la classe dirigeante américaine, du fait de l’absence de contraintes culturelles, est capable d’encore plus de perversité que l’allemande.]] On ne pouvait attendre de Marx, qui écrivait au milieu du XIXe siècle, qu’il saisisse toutes les conséquences de ses analyses sur la centralisation du capital et le développement de la technologie. On ne pouvait lui demander de prévoir que le capitalisme se développerait non seulement du mercantilisme aux formes industrielles dominant son époque, de monopoles commerciaux aidés par l’État en unités industrielles hautement compétitives, mais encore que, avec la centralisation du capital, il reviendrait à ses origines mercantiles à un plus haut niveau de développement et à des formes monopolistes aidées par l’État.
L’économie tend à se fondre dans l’État et le capitalisme commence à « planifier » son développement au lieu de le laisser dépendre uniquement de la concurrence et des forces du marché. Le système n’abolit certainement pas la lutte de classes mais il s’arrange pour la contenir, utilisant ses immenses ressources technologiques pour assimiler les parties les plus stratégiques de la classe ouvrière.
Ainsi la théorie de la paupérisation se trouve totalement émoussée, et aux États-Unis la lutte de classes au sens traditionnel n’a pu se développer en guerre de classes. Elle se joue entièrement à l’intérieur d’un cadre bourgeois. Le marxisme devient en fait une idéologie. Il est assimilé par les formes les plus avancées du capitalisme d’État — en particulier en Russie. Par une incroyable ironie de l’histoire, le « socialisme » marxien se révèle être en grande partie le capitalisme d’État lui-même, que Marx n’a pas su prévoir dans la dialectique du capitalisme. [[Lénine sentit cela et décrivit le « socialisme » comme rien d’autre qu’un monopole capitaliste d’État créé au bénéfice de tout le peuple (Cf. Lénine « l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme ».) Ceci est une affirmation extraordinaire si l’on réfléchit à ses implication et un paquet de contradictions.]] Le prolétariat, au lieu de devenir une classe révolutionnaire au sein du capitalisme, se révèle être un organe du corps de la société bourgeoise.
La question que nous devons donc poser, aujourd’hui, est de savoir si une révolution qui cherche à réaliser une société sans classes peut naître d’un conflit entre des classes traditionnelles dans une société de classes, ou si une telle révolution sociale ne peut naître que de la décomposition des classes traditionnelles, en fait, de l’apparition d’une « classe » entièrement nouvelle, dont l’essence même est d’être une non-classe, « une couche en formation appelée [[Manuscrits de 1844.]] les révolutionnaires ». Pour répondre à cette question nous en apprendrons plus en retournant à l’ample dialectique que Marx a développée au sujet de la société humaine dans son ensemble, que par le modèle qu’il emprunte au passage de la société féodale à la société capitaliste. De même que les clans parentaux primitifs commençaient à se différencier en classes, de même de nos jours il y a une tendance à la décomposition des classes dans des sous-cultures complètement nouvelles qui, par certains côtés, s’apparentent à des relations non capitalistes. Ce ne sont plus des groupes strictement économiques ; en fait, ils reflètent la tendance du développement social à transcender les catégories sociales de la société de pénurie. Ils constituent en effet une pré-formation culturelle, d’une manière extrêmement grossière et sous une forme ambiguë, du mouvement de la société de pénurie vers les époques de post-pénurie.
Le processus de décomposition des classes doit être compris dans toutes ses dimensions. Le mot « processus » doit être souligné ici : les classes traditionnelles ne disparaissent pas ni, pour cette raison, la lutte de classes. Seule une révolution sociale peut supprimer la structure dominante de classes et les conflits qu’elle engendre. La lutte de classes traditionnelle cesse d’avoir des implications révolutionnaires : elle se révèle être la physiologie de la société dominante, non les douleurs d’un enfantement. En fait, la lutte de classes traditionnelle est une condition de base de la stabilité de la société capitaliste car elle « corrige » ses abus (salaires, horaires, inflation, emploi, etc.). Les syndicats se constituent eux-mêmes en contre- « monopoles » à l’encontre des monopoles industriels et sont incorporés dans l’économie néo-mercantiliste, institutionnalisée en tant qu’état [[Au sens de tiers état (ndt)]]. À l’intérieur de cet état, il règne des conflits plus ou moins importants, mais pris dans leur ensemble ils renforcent le système et servent à le perpétuer.
Renforcer cette structure de classes en discutaillant sur le « rôle de la classe ouvrière », renforcer cette lutte de classes traditionnelle en lui imputant un contenu révolutionnaire, infecter d’ouvriérisme le nouveau mouvement révolutionnaire de notre époque, est réactionnaire en soi. Combien de fois devra-t-on rappeler aux doctrinaires marxiens que l’histoire de la lutte des classes est l’histoire d’une maladie, des blessures ouvertes par la fameuse « question sociale », du développement déséquilibré de l’homme essayant d’obtenir le contrôle sur la nature en dominant son semblable ? Si la retombée secondaire de cette maladie a été le développement technologique, le produit principal en a été la répression, une horrible effusion de sang humain, et une distorsion psychique terrifiante.
Alors que cette maladie touche à sa fin, alors que les blessures commencent à guérir dans leurs plus profonds replis, le processus se déploie maintenant vers sa plénitude ; les implications révolutionnaires de la lutte de classes perdent leur sens en tant que constructions théoriques et réalité sociale. Le processus de décomposition embrasse non seulement la structure traditionnelle de classes mais aussi la famille patriarcale, les méthodes autoritaires d’éducation, l’influence de la religion, les institutions de l’État, les mœurs engendrées par le labeur, la renonciation, la culpabilité et la sexualité réprimée. En bref, le processus de désintégration devient maintenant général et recoupe virtuellement toutes les classes, valeurs et institutions traditionnelles. Il crée des problèmes, des méthodes de lutte, des formes d’organisation entièrement nouveaux et nécessite une approche entièrement nouvelle de la théorie et de la praxis.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Examinons deux approches différentes, la marxienne et la révolutionnaire. Le doctrinaire marxien voudrait nous voir approcher l’ouvrier — ou mieux, « entrer » dans l’usine — pour l’endoctriner lui de préférence à n’importe qui d’autre. Pour quoi faire ? Pour donner à l’ouvrier une « conscience de classe ». Pour citer l’exemple le plus néanderthalien (celui du PL évidemment): on se coupe les cheveux, on s’affuble de vêtements conventionnels, on abandonne le H pour les cigarettes et la bière, on danse conventionnellement et on affecte des manières « rudes ». Au PL chacun arbore une contenance sévère, figée et pompeuse [[À ce sujet, le PL projette sa propre image de néanderthalien sur l’ouvrier américain. En fait, cette image représente beaucoup mieux le bureaucrate syndicaliste ou le commissaire staliniste.]].
On devient en bref la pire caricature de l’ouvrier : non pas un « petit bourgeois dégénéré », mais un bourgeois dégénéré. On devient une imitation de l’ouvrier dans la même mesure où l’ouvrier est une imitation de ses maîtres. De plus, derrière cette métamorphose de l’étudiant du PL en « ouvrier » du PL se cache un cynisme vicieux, car on essaye d’utiliser la discipline inculquée par le milieu industriel pour discipliner l’ouvrier dans le milieu du parti. On essaye d’utiliser le respect de l’ouvrier pour la hiérarchie industrielle pour lui faire épouser la hiérarchie du parti. On met en œuvre ce procédé écœurant qui, s’il réussissait, ne pourrait conduire qu’au remplacement d’une hiérarchie par une autre, en prétendant être concerné par les soucis économiques quotidiens des ouvriers. Même la théorie marxiste se trouve dégradée dans cette image avilie de l’ouvrier (Cf. n’importe quel numéro de « Challenge », le « New York Inquirer » de la « gauche ». Rien n’emmerde plus les ouvriers que cette littérature pourrie). À la fin, l’ouvrier est assez fin pour savoir qu’il obtiendra de meilleurs résultats dans la lutte de tous les jours à travers la bureaucratie syndicale qu’à travers la bureaucratie d’un parti marxiste [[Quel est l’équivalent français de la « bureaucratie syndicale » américaine ? (ndt)]].
Les années quarante ont révélé cela de façon si spectaculaire qu’en un an ou deux les syndicats ont réussi à vider par milliers les marxistes (pratiquement sans protestation de la base) qui avaient fait un travail considérable de déblaiement dans le mouvement ouvrier pendant plus d’une décennie, et jusque dans les postes les plus importants des organisations syndicales internationales.
En fait, l’ouvrier devient un révolutionnaire non pas en devenant plus ouvrier, mais en se débarrassant de sa « condition ouvrière ». Et en cela il n’est pas seul ; la même chose s’applique au paysan, à l’étudiant, à l’employé, au soldat, au bureaucrate, au professeur, — et au marxiste. L’ouvrier n’est pas moins « bourgeois » que le paysan, l’étudiant, l’employé, le soldat, le bureaucrate, le professeur, — et le marxiste. Sa « condition ouvrière » est la maladie dont il souffre, l’affliction sociale qui s’est cristallisée dans ses dimensions individuelles. Lénine l’avait compris dans « Que faire ? » mais il ne fit que s’introduire dans l’ancienne hiérarchie avec un drapeau rouge et un verbiage révolutionnaire. L’ouvrier commence à être révolutionnaire quand il se débarrasse de sa « condition ouvrière », quand il commence à détester ses statuts de classe hic et nunc, quand il commence à vomir les caractéristiques que précisément les marxistes apprécient le plus en lui : son éthique du travail, son caractère conditionné par la discipline industrielle, son respect de la hiérarchie, son obéissance au chef, sa consommation, ses vestiges de puritanisme. Dans ce sens, l’ouvrier devient révolutionnaire dans la mesure où il se dépouille de ses statuts de classe et réalise une conscience de non-classe. Il dégénère, — et il dégénère magnifiquement. Ce dont il se dépouille, c’est précisément de ces chaînes de classe qui le lient à tous les systèmes de domination. Il abandonne ces intérêts de classe qui l’enchaînent à la consommation, au pavillon de banlieue et à une vision de comptable de la vie [[L’ouvrier, dans ce sens, commence à se rapprocher des types sociaux de transition, qui ont fourni à l’histoire ses éléments les plus révolutionnaires. En général, le « prolétariat » a été plus révolutionnaire dans des périodes transitoires, quand il était moins « prolétarisé » par le système industriel. Les grands foyers des révolutions ouvrières classiques ont été Petrograd et Barcelone, où les ouvriers venaient d’être déracinés du milieu paysan, et Paris, où ils étaient encore artisans ou venaient directement de ce milieu. Ces ouvriers avaient les plus grandes difficultés à s’acclimater à la domination industrielle et devinrent une source continue de troubles sociaux et révolutionnaires. (Voir la grève des O.S. du Mans). (ndt)
Au contraire, une classe ouvrière stable et héréditaire tend à être étonnamment non révolutionnaire. Même dans le cas souvent cité des ouvriers allemands (qui, comme on le sait, étaient d’après Marx et Engels des modèles pour le prolétariat européen), la majorité ne soutint pas les spartakistes en 1919. Ils envoyèrent de grandes majorités de sociaux-démocrates officiels au congrès des conseils ouvriers, puis plus tard au Reichstag, et se rallièrent avec persévérance au parti social-démocrate, jusqu’en 1933.]].
Les événements les plus prometteurs dans les usines aujourd’hui c’est l’apparition de jeunes ouvriers qui fument le hasch, déconnent au travail, passe d’un emploi à un autre, se laissent pousser les cheveux, qui demandent plus de temps libre plutôt que plus d’argent, qui volent, qui harcèlent toutes les autorités, qui font des grèves sauvages, et qui contaminent leurs camarades de travail. Encore plus prometteuse est l’apparition de ce type humain dans les écoles commerciales et professionnelles qui sont les réservoirs de la classe ouvrière à venir. Dans la mesure où les ouvriers, les étudiants et les lycéens relient leur style de vie aux différents aspects de la culture anarchique des jeunes, dans cette mesure le prolétariat cessera d’être une force de conservation de l’ordre établi, pour devenir une force révolutionnaire.
C’est une situation qualitativement neuve qui surgit quand on a à faire face à la transformation d’une société de classes, répressive, fondée sur la pénurie matérielle, à une société sans classes, libératrice et fondée sur l’abondance matérielle. À partir des structures de classes traditionnelles en décomposition se crée un nouveau type humain, en nombre toujours plus grand : le révolutionnaire. Ce révolutionnaire commence à contester non seulement les prémisses économiques et politiques de la société hiérarchique, mais la hiérarchie en tant que telle. Non seulement il soutient la nécessité d’une révolution sociale, mais il essaye de vivre d’une manière révolutionnaire dans la mesure où cela est possible dans la société existante [[Ce style de vie révolutionnaire peut se développer dans les usines aussi bien que dans la rue, dans les écoles aussi bien que dans les taudis et dans les banlieues résidentielles. Son essence est le défi, et une éthique de l’action exemplaire qui érode toutes les mœurs, les institutions, tous les mots d’ordre du pouvoir dominant.
Quand une société est au seuil d’une période révolutionnaire, les usines, les écoles, et les quartiers deviennent la véritable scène du « jeu » révolutionnaire, un jeu qui a un fondement extrêmement sérieux. Les grèves deviennent chroniques et sont déclenchées pour elles-mêmes, pour briser la croûte de la routine, pour défier la société presque quotidiennement, pour secouer les normes bourgeoises. Cette nouvelle humeur des ouvriers, des étudiants et des habitants des quartiers est un précurseur essentiel du véritable moment de la transformation révolutionnaire. Son expression la plus consciente est l’exigence « d’auto-gestion », l’ouvrier refuse d’être un être « dirigé », un être de classe. Celle-ci est une exigence éminemment révolutionnaire, même si son point de départ est l’usine. À moins que l’ouvrier ne puisse « gérer » son travail, il ne peut commencer à transcender ce travail ou la philosophie du travail, en une vie réelle. À moins que cette gestion ne prenne la forme d’auto-gestion, il ne peut être un « être autonome », un être dont la vie quotidienne est libérée.
Ce processus était extrêmement évident, historiquement, dans la Commune de Paris et spécialement en Espagne, à la veille de la révolution de 1936, quand les ouvriers dans presque toutes les villes appelaient à la grève « pour le plaisir », pour exprimer leur indépendance, leur éveil, leur rupture avec l’ordre social et avec les conditions de vie bourgeoises. Ceci était aussi une des caractéristiques essentielles de la grève générale en France en 1968.]]. Non seulement il attaque les formes dérivées de notre héritage de répression, mais il improvise de nouvelles formes de libération qui tirent leur poésie du futur.
Cette préparation du futur, cette expérimentation de formes de relations sociales libératrices, post-pénurielles serait illusoire si le futur impliquait la substitution d’une société de classes par une autre. Par contre elle est indispensable si le futur, implique une société sans classes, bâtie sur les ruines, d’une société de classes. Qu’est-ce qui sera alors « l’agent » du changement révolutionnaire ?
Littéralement, la grande majorité de la société, venue de toutes les classes traditionnelles et fondue dans une force révolutionnaire commune par la décomposition des institutions, des formes sociales, des valeurs, des styles de vie de la structure de classe dominante. Typiquement, son élément le plus avancé est la jeunesse — une génération qui, aujourd’hui, n’a pas connu de crise économique chronique, qui est de moins en moins tournée vers le mythe de la sécurité matérielle si répandu dans la génération des années trente.
S’il est vrai qu’une révolution ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif des ouvriers, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif des paysans, des techniciens, des professeurs. Surtout, une révolution ne peut être réalisée sans le soutien de la jeunesse, dans laquelle la classe dominante recrute ses forces armées. En effet, si la classe dominante conserve sa puissance armée, la révolution est perdue, quel que soit le nombre d’ouvriers qui s’y seront ralliés. Ceci a été clairement démontré en Espagne dans les années trente, en Hongrie dans les années 50, et en Tchécoslovaquie dans les années 60. La révolution d’aujourd’hui par sa nature même, c’est-à-dire par sa recherche de la plénitude doit rallier non seulement les soldats et les ouvriers, mais la génération même où sont recrutés les soldats, les ouvriers, les paysans, les scientifiques, les professeurs et même les bureaucrates. En écartant les manuels de tactique du passé, la révolution du futur doit suivre les lignes de moindre résistance, creusant son chemin parmi les couches les plus sensibilisées de la population, quelle que soit leur « position de classe ». Elle doit se nourrir de toutes les contradictions de la société bourgeoise, non pas de contradictions préconçues, empruntées aux années 1860 ou 1917. À partir de là, elle attirera tous ceux qui ressentent le fardeau de l’exploitation, de la pauvreté, du racisme, de l’impérialisme, et aussi tous ceux dont la vie est gâchée par la sur-consommation, les banlieues résidentielles, les mass-media, la famille, l’école, les supermarchés et la répression sexuelle généralisée. Alors la forme de la révolution deviendra aussi totale que son contenu : sans classes, sans propriété, sans hiérarchie, et totalement libératrice.
S’embarquer dans ce développement révolutionnaire armé des recettes usées du marxisme, radoter au sujet de « l’analyse de classe » et du « rôle de la classe ouvrière » revient à remplacer le présent et le futur par le passé. Brandir une telle idéologie agonisante en radotant au sujet des « cadres », du « parti d’avant-garde », du « centralisme démocratique » et de la « dictature du prolétariat », c’est de la contre-révolution pure et simple. C’est ce problème de la « question organisationnelle » — la contribution vitale du léninisme au marxisme — que nous allons maintenant examiner.