Karl Marx et Friedrich Engels étaient des centralistes, non seulement politiquement mais aussi socialement et économiquement. C’est un fait qu’ils n’ont jamais nié ; leurs écrits sont truffés de panégyriques resplendissants de la centralisation politique, organisationnelle et économique. Dès mars 1850, dans leur fameuse « Adresse du Conseil central à la Ligue communiste », ils demandaient aux travailleurs de lutter non seulement pour la « République allemande, une et indivisible, mais aussi de lutter pour la centralisation du pouvoir entre les mains de l’autorité de l’État ». De crainte que cette requête ne soit prise à la légère, ils la répètent tout au long du paragraphe et concluent : « Comme en France en 1793, de même aujourd’hui, en Allemagne, la réalisation de la plus stricte centralisation est la tâche du vrai parti révolutionnaire ». Ce thème ne cesse de réapparaître dans les années qui suivent. Lorsque éclate la guerre de 70, par exemple, Marx écrit à Engels : « Les Français ont besoin d’une raclée. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande » [[Cf. lettres citées en introduction à « la Guerre civile en France ».]].
Néanmoins, Marx et Engels n’étaient pas centralistes parce qu’ils croyaient aux vertus du centralisme en tant que tel. Bien au contraire, Marx et l’anarchisme ont toujours été d’accord sur le fait qu’une société communiste, libérée, implique une très large décentralisation, la dissolution de la bureaucratie, l’abolition de l’État et l’éparpillement des grandes villes. Dans l’Anti-Dühring, Engels déclare que : « L’abolition de l’antithèse entre ville et campagne n’est pas seulement possible, c’est devenu une nécessité directe… La pollution présente de l’air, de l’eau et du sol ne sera arrêtée que par la fusion de la ville et de la campagne…» Pour Engels, ceci signifie « une distribution uniforme de la population sur tout le pays » — en résumé, la décentralisation physique des villes.
Le centralisme marxiste trouve ses origines dans des problèmes ayant trait à la formation de l’État national. Jusqu’au milieu du XIXe, l’Allemagne et l’Italie étaient divisées en une multitude de duchés, de principautés et de royaumes indépendants. Pour Marx et Engels, l’unification de ces entités géographiques en nations était la condition nécessaire du développement capitaliste et industriel. Leur louange du centralisme n’est pas engendrée par une mystique centraliste mais par les problèmes de leur temps : le développement de la technologie, du commerce, une classe ouvrière unifiée et l’État national. Autrement dit, ils étaient préoccupés de l’émergence du capitalisme, des tâches de la révolution bourgeoise dans une ère d’inévitable pénurie matérielle. L’attitude de Marx vis-à-vis de la « révolution prolétarienne » est très différente. Il chante avec enthousiasme les louanges de la Commune de Paris et la qualifie de « modèle pour tous les centres industriels de France ». « Ce régime, écrit-il, une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l’ancien gouvernement centralisé aurait dans les provinces aussi dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes ». Bien entendu, l’unité de la nation ne disparaîtrait pas et il y aurait un gouvernement central pendant la transition vers le communisme, mais ses attributs seraient limités.
Notre intention n’est pas de brandir à la ronde des citations de Marx, mais de faire valoir comment des principes-clefs du marxisme, passivement acceptés aujourd’hui, sont en fait le produit d’une époque depuis longtemps transcendée par le développement du capitalisme aux États-Unis et en Europe occidentale. Dans son temps, Marx s’occupait non seulement des problèmes de la révolution prolétarienne, mais aussi des problèmes de la révolution bourgeoise, surtout en Allemagne, en Espagne, en Italie et en Europe de l’Est. Il traitait des problèmes de transition du capitalisme au socialisme dans les pays capitalistes qui n’avaient guère dépassé la technologie du charbon et de l’acier de la révolution industrielle. Il s’occupait aussi des problèmes liés à la transition entre la féodalité et le capitalisme dans les pays qui n’étaient guère allés plus loin que l’artisanat et le système des corporations. Plus généralement, disons que Marx était préoccupé avant tout par les préconditions de la liberté (le développement technologique, l’unification nationale, l’abondance matérielle), plutôt que par les conditions de la liberté (la décentralisation, la formation de communautés, l’échelle humaine, la démocratie directe). Ses théories étaient encore ancrées dans le domaine de la survivance, non dans le domaine de la vie.
Une fois ceci compris, on peut alors replacer le legs théorique de Marx dans une perspective plus significative — celle qui permet d’en séparer les fructueuses contributions de leurs chaînes historiquement limitées et vraiment paralysantes pour notre époque. La dialectique marxiste, les nombreuses contributions fondamentales fournies par le matérialisme historique, la superbe critique des rapports marchands, de nombreux éléments des théories économiques, la théorie de l’aliénation et surtout la notion que la liberté a besoin de préconditions matérielles — tout cela est un apport durable pour la pensée révolutionnaire.
Pour les mêmes raisons, l’insistance de Marx au sujet du prolétariat industriel considéré comme « l’agent » du changement révolutionnaire, son « analyse de classe » pour expliquer le passage d’une société de classes à une société sans classes, son concept de la dictature du prolétariat, son insistance sur le centralisme, sa théorie du développement capitaliste qui tend à confondre capitalisme d’État et socialisme, son plaidoyer en faveur de l’action politique par l’intermédiaire des partis électoralistes — tout ceci, et de nombreux autres concepts qui s’y rapportent, est faux dans le contexte contemporain, et était même comme nous allons le montrer déjà trompeur à son époque. Ils ont été engendrés par les limitations de sa vision, ou plus exactement par les limitations de son époque. Ils ne sont compréhensibles que si l’on se rappelle que Marx considérait le capitalisme comme un progrès historique, comme un stade indispensable avant le développement du socialisme, et ils ne furent pratiquement applicables qu’à l’époque où l’Allemagne, en particulier, était confrontée à des tâches bourgeoises-démocratiques et à l’unification nationale. En exposant ce point de vue rétrospectif, nous n’essayons pas de dire que Marx avait raison de tenir un tel raisonnement, mais simplement que ce raisonnement n’est compréhensible que s’il est replacé dans son contexte historique et local.
De même que la révolution russe comportait un mouvement souterrain des masses en conflit contre le bolchevisme, de même il existe un mouvement souterrain historique en conflit avec tous les systèmes d’autorité. Ce mouvement est entré dans l’histoire sous le nom d’«anarchisme », bien qu’il n’ait jamais été doté d’un corps de textes sacrés ou d’une idéologie unique. L’anarchisme est un mouvement viscéral de l’humanité contre la contrainte sous toutes ses formes, qui remonte à l’époque même où apparurent la société de propriété, le pouvoir de classe et l’État. Depuis cette époque, les opprimés ont résisté à toutes les formes d’emprisonnement du développement spontané de l’ordre social. Quel que soit le nom qu’on choisisse de lui donner, l’anarchisme a toujours surgi au premier plan de la scène sociale dans les plus importantes périodes de transition entre deux ères historiques. Le déclin du vieux monde féodal fut le témoin de l’apparition de mouvements de masse qui, dans certains cas, avaient un caractère farouchement dionysiaque, et qui réclamaient la fin de tous les systèmes d’autorité, de privilège et de contrainte.
Les mouvements anarchistes du passé ont échoué en grande partie parce que la pénurie matérielle, due au faible niveau de la technologie, faussait obligatoirement toute harmonisation organique des intérêts humains. Toute société qui ne pouvait promettre plus que l’égalité dans la pauvreté, tendait irrésistiblement à restaurer un nouveau système de privilèges. En l’absence d’une technologie capable de réduire d’une manière appréciable la journée de travail, l’obligation de travailler faussait les institutions sociales basées sur l’autogestion. Les girondins de la révolution française reconnurent avec perspicacité qu’ils pouvaient utiliser la journée de travail contre le Paris révolutionnaire. Pour exclure des sections les éléments les plus radicalisés, ils essayèrent de faire passer une loi qui aurait imposé aux réunions d’assemblées de se terminer avant 9 heures du soir, heure à laquelle les ouvriers parisiens revenaient de leur travail. Ce n’est donc pas seulement les techniques pratiques manipulatoires et la trahison des organisations « d’avant-garde » qui mirent un terme aux phases anarchiques des révolutions du passé, c’est bien aussi les possibilités matérielles limitées de ces époques révolues. Les « masses » étaient en effet toujours obligées de retourner à leur travail quotidien et, de ce fait, elles jouissaient rarement de la liberté d’établir des organes d’autogestion capables de durer au-delà de la révolution.
Cependant des anarchistes tels que Bakounine ou Kropotkine avaient raison de critiquer Marx pour son insistance au sujet du centralisme et ses notions élitistes d’organisation. Le centralisme a‑t-il été, dans le passé, absolument nécessaire au progrès technologique ? L’État national était-il indispensable à l’expansion du commerce ? Est-ce que le mouvement ouvrier a bénéficié de l’apparition d’entreprises économiques extrêmement centralisées et d’États « indivisibles » ? Nous avons toujours tendance à accepter sans les critiquer ces principes marxistes, en grande partie parce que le capitalisme s’est développé dans un milieu politique centralisé. Les anarchistes du siècle passé nous ont pourtant averti que l’approche centralisatrice de Marx, dans la mesure où elle aurait une influence sur les événements, aurait pour conséquence de tellement consolider la bourgeoisie et l’appareil d’État, que le renversement du capitalisme en deviendrait extrêmement difficile. Les partis révolutionnaires en recopiant ces caractéristiques centralisatrices et hiérarchisantes, ne feraient que reproduire la hiérarchie et la centralisation dans la société post-révolutionnaire.
Bakounine, Kropotkine et Malatesta n’étaient pas assez naïfs pour croire que l’anarchie pourrait être instaurée du jour au lendemain. En imputant cette idée à Bakounine, Marx et Engels déformèrent volontairement les conceptions des anarchistes russes. De même, jamais les anarchistes du siècle passé n’ont cru que l’abolition de l’État impliquait de « déposer les armes » immédiatement après la révolution, ainsi que Marx l’a dit d’une manière obscurantiste, et ainsi que Lénine l’a répété étourdiment dans « l’État et la Révolution ». En fait, beaucoup de ce qui passe pour être du « marxisme » dans « l’État et la Révolution » est de l’anarchisme pur et simple : le remplacement des corps armés professionnels par des milices révolutionnaires, le remplacement des corps parlementaires par des organes d’autogestion. Ce qui est authentiquement marxiste dans le pamphlet de Lénine, c’est l’exigence d’un « centralisme strict », l’acceptation d’une « nouvelle » bureaucratie et l’identification des soviets à l’État.
Les anarchistes du siècle passé étaient profondément préoccupés par le problème de la réalisation de l’industrialisation sans écrasement de l’esprit révolutionnaire des « masses » et sans retarder par de nouveaux obstacles leur émancipation. Ils craignaient que la centralisation ne renforce la capacité de la bourgeoisie à résister à la révolution, et n’inspire aux travailleurs le sens de l’obéissance. Ils essayèrent de sauver toutes les formes communautaires précapitalistes (telles que le mir russe ou le pueblo espagnol) qui auraient pu fournir un tremplin vers une société libre, d’un point de vue non seulement structurel, mais aussi spirituel.
C’est pour cela qu’ils insistèrent sur la nécessité de la décentralisation, même sous le capitalisme. Au contraire des partis marxistes, leur organisation portait une attention considérable à ce qu’ils appelaient « l’éducation intégrale » — le développement de l’homme entier — pour contrebalancer l’influence avilissante et banalisante de la société bourgeoise. Les anarchistes essayaient de vivre suivant les valeurs du futur dans la mesure où cela était possible dans la société capitaliste. Ils croyaient à l’action directe pour développer l’initiative des « masses », pour préserver l’esprit de la révolution, pour encourager la spontanéité. Ils essayèrent de développer des organisations basées sur l’aide mutuelle et la fraternité, dans lesquelles le contrôle aurait été exercé de bas en haut, et non de haut en bas.
Nous devons nous arrêter quelques instants pour examiner la nature des formes d’organisation anarchistes un peu en détail, ne serait-ce que parce que le sujet a été obscurci par une quantité effarante de conneries. Les anarchistes, ou tout au moins les communistes-anarchistes, acceptent la nécessité de s’organiser [[Le terme « anarchiste » est un terme générique, comme celui de « socialiste » , et il y a probablement autant de sortes différentes d’anarchistes qu’il y en a de socialistes. Dans les deux cas, l’éventail va des individus dont les vues sont une extension du libéralisme (les « anarchistes individualistes », les sociaux-démocrates), jusqu’aux communistes révolutionnaires (les anarchistes-communistes, les marxistes, léninistes et trotskystes révolutionnaires). En parlant d’anarchistes ici, nous nous référons aux anarchistes-communistes, non pas aux disciples de Max Stirner et aux admirateurs de Paul Goodman. Les différences entre les anarchistes communistes et les écoles réformistes ou individualistes sont aussi importantes que celles qui existent entre socialistes réformistes et communistes révolutionnaires.]]. Avoir à répéter cela devrait paraître aussi absurde que de discuter pour savoir si Marx pensait que la révolution sociale était nécessaire.
La véritable question qui se pose ici, ce n’est pas l’organisation contre la non-organisation, mais plutôt quelle sorte d’organisation les communistes-anarchistes essayent d’établir. Ce que les différentes sortes d’organisations communistes-anarchistes ont en commun c’est qu’elles se développent organiquement à partir de la base, au lieu d’être conçues au sommet. Ce sont des mouvements sociaux qui combinent un style de vie créatif et révolutionnaire à une théorie créatrice et révolutionnaire, et non des partis politiques dont le mode de vie ne peut être distingué de celui de leur environnement bourgeois et dont l’idéologie se réduit à des « programmes rigides » qui ont « fait leurs preuves ». Elles essayent de refléter le plus humainement possible la société libérée qu’elles cherchent à réaliser et non de recopier servilement le système dominant de hiérarchie, de classes et d’autorité. Elles sont construites autour de groupes intimes de frères et de sœurs — des groupes d’affinité —, dont la capacité à agir en commun est fondée sur l’initiative, des convictions librement acceptées et un profond engagement personnel, non sur un appareil bureaucratique incarné par des membres dociles, et manipulés d’en haut par une poignée de dirigeants omniscients.
Les communistes-anarchistes ne nient pas la nécessité d’une coordination entre les groupes, de la discipline, d’une planification méticuleuse et de l’unité d’action. Mais ils pensent que la coordination, la discipline, la planification et l’unité d’action doivent être réalisés volontairement, au moyen d’une autodiscipline basée sur la conviction et la compréhension, et non par la contrainte et une obéissance aveugle aux ordres venus d’en haut. Ils essayent d’obtenir l’efficacité imputée au centralisme, au moyen du volontarisme et de l’analyse et non en établissant une structure hiérarchique et centralisée. Suivant les besoins et les circonstances, les groupes d’affinité peuvent atteindre cette efficacité au moyen d’assemblées, de comités d’action ou de conférences locales, régionales ou nationales. Mais ils s’opposent vigoureusement à l’établissement d’une structure organisationnelle qui deviendrait une fin en soi, de comités qui traînent après avoir accompli leurs tâches pratiques, d’une « direction » qui réduit le « révolutionnaire » à un robot inintelligent.
Ces conclusions ne sont pas le résultat d’impulsions fantaisistes et « individualistes» ; elles ont été engendrées par une étude exigeant des révolutions passées, de l’impact qu’ont eu les partis centralisés sur le processus révolutionnaire et de la nature des transformations sociales dans une époque d’abondance matérielle potentielle. Les communistes-anarchistes cherchent à préserver et à étendre la phase anarchiste qui constitue le point de départ de toutes les grandes révolutions sociales. Plus même que les marxistes, ils reconnaissent que les révolutions sont produites par des processus historiques profonds. Aucun comité central n’a jamais « fait » de révolution sociale. Au mieux, il peut monter un coup d’État et remplacer ainsi une hiérarchie par une autre, — au pire, il peut s’il a une large influence, arrêter un processus révolutionnaire. Un comité central est un organe dont le but est de conquérir le pouvoir, de recréer le pouvoir, de recueillir pour lui-même ce que les « masses » ont réalisé grâce à leurs efforts révolutionnaires. Il faut être complètement aveugle à tout ce qui s’est passé depuis deux cents ans pour ne pas reconnaître ces faits essentiels.
Sans que cela soit valide, il est tout de même compréhensible que, dans le passé, les marxistes aient réclamé un parti centralisé car la phase anarchiste de la révolution était toujours faussée par la pénurie matérielle. Économiquement, les « masses » étaient toujours obligées de retourner à leur labeur quotidien. Même en dehors des intentions réactionnaires des girondins de 1793, la révolution fermait « à 9 heures» ; elle était stoppée par le faible niveau technologique. Aujourd’hui, même cette dernière excuse a disparu du fait du développement d’une « technologie post-pénurielle », en particulier aux États-Unis, et en Europe de l’Ouest. Nous avons maintenant atteint un point où les masses peuvent commencer presque tous les jours à accroître énergiquement le « royaume de la liberté », dans le sens marxiste — c’est-à-dire acquérir le temps libre nécessaire pour réaliser le plus haut degré d’autogestion.
Ce que les événements de mai-juin en France ont montré, c’est qu’il n’y avait pas besoin d’un parti centralisé, de type bolchevique (ces partis existent à profusion et sont restés bien en deçà des événements), mais qu’il y avait besoin d’une plus grande conscience dans les « masses ». Paris a démontré qu’il y a besoin d’une organisation pour propager systématiquement les idées, — et non seulement des idées, mais des idéaux qui mettent en avant le concept d’autogestion. Ce qui manquait aux « masses » françaises, ce n’était pas un comité central ou un Lénine pour les « organiser » et les « commander », c’était la conviction qu’elles auraient pu faire fonctionner les usines au lieu de simplement les occuper. Il est remarquable qu’aucun parti de type bolchevique en France ne fit sienne la revendication d’autogestion ; une telle revendication ne fut le fait que des anarchistes et des situationnistes (et, pour être juste, d’une bonne partie de la CFDT). (ndt)
Une organisation révolutionnaire est nécessaire mais il faut toujours garder clairement à l’esprit ce qu’est sa fonction. Elle comporte d’abord une tâche de propagande, « d’explication patiente », comme le note Lénine. Dans une situation révolutionnaire, l’organisation révolutionnaire présente les revendications les plus avancées : elle est prête à formuler à chaque tournant des événements — et d’une manière extrêmement concrète — les tâches immédiates qui doivent être remplies pour faire avancer le processus révolutionnaire. C’est elle enfin qui fournit les éléments les plus hardis aux organes de la révolution, du point de vue de l’action et de la décision.
De quelle manière les groupes communistes-anarchistes se différencient-ils donc des partis de type bolchevique ? Certainement pas sur des points tels que le besoin d’organisation, de coordination, de planification, de propagande sous toutes ses formes, ou la nécessité d’un programme social. Ils se distinguent fondamentalement des partis de type bolchevique par le fait qu’ils croient que les véritables révolutionnaires, doivent travailler dans le cadre des formes créées par la révolution, et non dans celui des formes créées par le parti. Cela veut dire que ce qui les intéresse, ce sont les organes révolutionnaires d’autogestion et non « l’organisation » révolutionnaire, ce sont les formes sociales et non les formes politiques. Les communistes-anarchistes cherchent à persuader les comités, les assemblées ou les soviets d’usine de se transformer d’eux-mêmes en organes véritables d’autogestion populaire, ils ne cherchent pas à les dominer, à les manipuler, ou à les incorporer à un parti politique omniscient. Les communistes-anarchistes ne cherchent pas à construire une structure d’État au-dessus de ces organes populaires révolutionnaires, mais au contraire à dissoudre toutes les formes organisationnelles de la période prérévolutionnaire (y compris la leur propre) dans ces véritables organes révolutionnaires.
Ces différences avec les partis de type bolchevique sont décisives. Malgré leur rhétorique et leurs slogans, les bolcheviques russes n’ont jamais cru aux soviets ; ils les considérèrent comme des instruments du parti bolchevique, attitude que les trotskistes français ont fidèlement reprise vis-à-vis des assemblées étudiantes de la Sorbonne, les maoïstes français vis-à-vis de la CGT, et le PL vis-à-vis du SDS. Dès 1921, les soviets étaient virtuellement morts, et toutes les décisions étaient prises par le comité central bolchevique ou par le bureau politique. Non seulement les communistes-anarchistes cherchent à empêcher les partis marxistes de répéter ce coup, mais ils cherchent aussi à empêcher leur propre organisation de jouer un rôle similaire. Par conséquence, ils essayent d’éviter l’apparition parmi eux d’une bureaucratie, d’une hiérarchie et des élites. De plus, et ce n’est pas le moins important, ils essaient de se refaire eux-mêmes ; d’arracher de leur propre personnalité cette propension à l’autoritarisme et à l’élitisme qui, dans une société basée sur la propriété, est assimilée presque dès la naissance. Si le mouvement anarchiste se sent concerné par le style de vie, ce n’est pas seulement parce qu’il est préoccupé de sa propre intégrité, mais aussi de l’intégrité de la révolution elle-même [[C’est cet objectif, pourrions-nous ajouter, qui motive le dadaïsme anarchiste — la fête anarchiste — et qui fait apparaître des rides de consternation sur les faces de bois des types du PL. Le « trip » anarchiste fait éclater les valeurs internes héritées de la société hiérarchique, fait exploser les rigidités créées par le processus bourgeois de socialisation. C’est une tentative pour abattre le sur-moi qui exerce un effet paralysant sur la spontanéité, l’imagination et la sensibilité ; en fait, c’est une tentative de restauration du désir, du possible et du merveilleux — de la révolution comme joyeuse fêté libératrice.]].
Au milieu de la multitude déconcertante de courants idéologiques de notre époque, une question doit toujours rester au premier plan : pourquoi essayons-nous de faire une révolution ? Est-ce que nous essayons de faire une révolution pour recréer une hiérarchie, et ainsi en agitant devant les yeux de l’humanité un rêve obscur de liberté future ? Est-ce pour développer encore plus le progrès technologique de manière à créer une abondance de biens encore plus grande que celle qui existe déjà ? Est-ce pour « égaler » la bourgeoisie ? Est-ce pour amener le PL au pouvoir ? Ou le parti communiste ? Ou le Socialist Workers Party ? Est-ce pour émanciper des abstractions telles que le « prolétariat », le « peuple », « l’histoire », la « société » ?
Ou est-ce finalement pour dissoudre la hiérarchie, la règle de classes, la contrainte — pour permettre à chaque individu de prendre le contrôle de sa vie quotidienne ? N’est-ce pas pour rendre chaque instant aussi merveilleux qu’il pourrait l’être et la vie de chaque individu aussi comblée que possible ? Si le véritable but de la révolution est d’amener au pouvoir les hommes néanderthaliens du PL, ça ne vaut vraiment pas la peine de la faire. Il est à peine besoin de discuter la question stupide de savoir si le développement individuel peut être séparé du développement social et communautaire ; les deux vont évidemment ensemble. La base de l’homme entier est une société entière ; la base de l’homme libre est une société libre.
Ces problèmes étant mis de côté, nous sommes cependant toujours confrontés à la question que Marx souleva en 1850 : Quand allons-nous commencer à prendre notre poésie dans le futur au lieu du passé ? On doit laisser les morts enterrer les morts. Le marxisme est mort parce qu’il était enraciné dans une ère de pénurie matérielle ; parce que ses possibilités étaient limitées par le besoin matériel. Le message social le plus important du marxisme est que la liberté a des préconditions matérielles : il faut survivre pour pouvoir vivre. Grâce au développement d’une technologie que la science-fiction la plus délirante n’aurait jamais pu concevoir du temps de Marx, les possibilités d’une société post-pénurielle s’offrent maintenant à nous. Toutes les institutions de la société basée sur la propriété, — les règles de classe, la hiérarchie, la famille patriarcale, la bureaucratie, la ville, l’État — sont maintenant sur leur déclin. Aujourd’hui, la décentralisation n’est pas seulement désirable en tant que moyen pour retrouver une échelle humaine ; elle devient nécessaire pour recréer une écologie viable, pour protéger la vie de cette planète, des polluants destructeurs et de l’érosion du sol, pour préserver le renouvellement d’une atmosphère respirable et l’équilibre de la nature. La promotion de la spontanéité est nécessaire si l’on veut que la révolution sociale rende à chaque individu le contrôle de sa vie quotidienne.
Les anciennes formes de lutte ne disparaissent pas totalement, avec la décomposition de la société de classes, mais elles sont transcendées par les problèmes d’une société sans classes. Il n’y aura pas de révolution sociale sans ralliement des travailleurs ; c’est pourquoi ils ont besoin de notre solidarité active chaque fois qu’ils mènent une lutte contre l’exploitation. Nous combattons les crimes sociaux partout où ils apparaissent, — et l’exploitation industrielle est un crime social profond.
Mais de même, le racisme, le refus du droit des peuples à l’autodétermination, l’impérialisme, la pauvreté sont des crimes sociaux graves — et, pour la même raison, la pollution, l’urbanisation sauvage, la méchante socialisation de la jeunesse et la répression sexuelle. Nous ne faisons pas « d’alliances» ; au contraire, nous essayons de détruire les barrières elles-mêmes — qu’elles soient de classe, culturelles, institutionnelles ou psychologiques — qui rendent les alliances nécessaires. La condition préliminaire à l’existence de la bourgeoisie est le développement du prolétariat. Le capitalisme, en tant que système social, présuppose l’existence des deux classes, il est perpétué par le développement des deux classes. On ne commence à miner le pouvoir de classe que dans la mesure où on encourage la déclassification des classes non bourgeoises, au moins institutionnellement, psychologiquement et culturellement.
Pour la première fois dans l’histoire, et grâce au progrès technologique de notre époque, la phase anarchiste qui a ouvert toutes les grandes révolutions du passé peut être préservée et devenir une condition permanente. Les institutions anarchistes de cette phase — les assemblées, les comités d’usine, les comités d’action — peuvent être stabilisées et devenir les éléments d’une société libérée, les éléments d’un système nouveau d’autogestion. Saura-t-on construire un mouvement capable de les défendre ? Peut-on créer une organisation composée de groupes affinitaires qui soient capables de se dissoudre dans des institutions révolutionnaires ? Ou veut-on créer un parti hiérarchisé, centralisé, bureaucratique, qui essayera de les dominer, de les supplanter et, finalement, de les détruire.
Écoute marxiste ! L’organisation que nous essayons de construire est à l’image de la société que notre révolution créera. Ou bien nous nous dépouillerons du passé — en nous-même et dans nos groupes — ou bien il n’y aura simplement pas de futur à conquérir.
« Anarchos », mai 1969