La Presse Anarchiste

Les limites historiques du marxisme

C’est une idée totale­ment absurde que de penser qu’un homme, qui a réal­isé ses travaux théoriques majeurs entre 1840 et 1880, ait pu « prévoir » la dialec­tique com­plète du cap­i­tal­isme. Si nous pou­vons tou­jours appren­dre beau­coup des analy­ses de Marx, nous pou­vons appren­dre encore plus à par­tir des erreurs que devaient com­met­tre inévitable­ment des hommes dont la pen­sée était lim­itée par une ère de pénurie matérielle et une tech­nolo­gie qui exigeait à peine l’emploi de l’électricité. Nous pou­vons appren­dre com­bi­en notre pro­pre époque est dif­férente de celles de toute l’histoire passée, com­bi­en les poten­tial­ités aux­quelles nous sommes con­fron­tés sont qual­i­ta­tive­ment neuves, et com­bi­en uniques sont les prob­lèmes, les analy­ses et la prax­is aux­quels nous aurons à faire face si nous voulons faire une révo­lu­tion — et non un autre avorte­ment historique.

Il ne s’agit pas de savoir si le marx­isme est une « méth­ode » qui doit être réap­pliquée à une nou­velle sit­u­a­tion, où s’il faut éla­bor­er un « néo-marx­isme » pour sur­mon­ter les lim­i­ta­tions du « marx­isme clas­sique ». C’est une mys­ti­fi­ca­tion pure et sim­ple que d’essayer de sauver le label marx­iste en don­nant la prépondérance à la méth­ode sur le sys­tème, ou en ajoutant « néo » à un mot sacré, si toutes les con­clu­sions pra­tiques du sys­tème con­tre­dis­ent plate­ment ces efforts [[Le marx­isme est surtout une théorie de la prax­is, ou plutôt, en remet­tant les mots dans un ordre cor­rect, une prax­is de la théorie. C’est là la véri­ta­ble sig­ni­fi­ca­tion de la trans­for­ma­tion, par Marx, de la dialec­tique du plan sub­jec­tif (auquel les jeunes hégéliens voulaient borner la per­spec­tive d’Hegel), au plan objec­tif, de la cri­tique philosophique à l’action sociale. Si la théorie et la prax­is sont séparées, le marx­isme n’est pas tué : il se sui­cide. C’est sa car­ac­téris­tique la plus noble et la plus admirable. Les ten­ta­tives des crétins qui suiv­ent le sil­lage de Marx pour garder vivant le sys­tème grâce à une mosaïque de cor­rec­tions, d’exégèses et surtout d’érudition à la Mau­rice Dobb et à la George Novack, con­stituent des insultes dégradantes à la mémoire de Marx et une pol­lu­tion infecte de toute son œuvre. Voir dans « l’Impérialisme, stade suprême du cap­i­tal­isme ».]]. C’est pour­tant ce qui préoc­cupe les exégètes marx­istes à l’heure actuelle. Les marx­istes s’appuient sur le fait que le sys­tème four­nit une inter­pré­ta­tion remar­quable du passé, pour ignor­er volon­taire­ment qu’il se four­voie totale­ment lorsqu’il s’occupe du présent et de l’avenir. Ils citent la cohérence que le matéri­al­isme his­torique et l’analyse de classe ont don­né à l’interprétation de l’histoire, les analy­ses économiques que « le Cap­i­tal » a fournies à pro­pos du développe­ment du cap­i­tal­isme indus­triel, l’intérêt des analy­ses de Marx sur les pre­mières révo­lu­tions, et les con­clu­sions tac­tiques qu’il en a tirées ; ils citent tout cela sans jamais une seule fois recon­naître que des prob­lèmes qual­i­ta­tive­ment neufs sont apparus, qui n’existaient même pas à son époque. Est-il con­cev­able que les prob­lèmes et les méth­odes his­toriques de l’analyse de classe, basés entière­ment sur une inévitable pénurie, puis­sent être trans­plan­tés à une époque d’abondance poten­tielle et même de super­fluité matérielle sub­mergeante ? Est-il con­cev­able qu’une analyse économique, cen­trée essen­tielle­ment sur un sys­tème de « libre con­cur­rence » du cap­i­tal­isme indus­triel puisse être trans­férée à un sys­tème plan­i­fié de cap­i­tal­isme, dans lequel l’État et les monopoles s’allient pour manip­uler la vie économique ? Est-il con­cev­able qu’un arse­nal tac­tique et stratégique, for­mulé à une époque où l’acier et le char­bon con­sti­tu­aient les bases de la tech­nolo­gie indus­trielle, soit appliqué à une époque basée sur des sources d’énergie rad­i­cale­ment nou­velles, sur l’électronique, sur la cybernétique ?

Un cor­pus théorique, qui était libéra­teur il y a un siè­cle, est devenu de nos jours une camisole de force. On nous demande de nous con­cen­tr­er sur la classe ouvrière comme « agent » révo­lu­tion­naire à une époque où le cap­i­tal­isme pro­duit vis­i­ble­ment des révo­lu­tion­naires virtuelle­ment dans toutes les couch­es de la société, et par­ti­c­ulière­ment par­mi la jeunesse.

On nous demande d’élaborer nos méth­odes tac­tiques en fonc­tion d’une « crise économique chronique » à venir, mal­gré le fait qu’aucune crise sem­blable n’a eu lieu depuis trente ans [[Les marx­istes ne par­lent plus beau­coup aujourd’hui ouverte­ment de « crise (économique) chronique du cap­i­tal­isme » — bien que ce con­cept soit le point cen­tral des théories économiques du marx­isme vul­gaire.]]. On nous demande d’accepter une « dic­tature du pro­lé­tari­at » — une « longue péri­ode de tran­si­tion » dont la fonc­tion n’est pas sim­ple­ment de sup­primer les con­tre-révo­lu­tion­naires, mais surtout de dévelop­per une tech­nolo­gie d’abondance — alors que cette tech­nolo­gie existe déjà. On nous demande d’orienter nos « straté­gies » et nos « tac­tiques » en fonc­tion de la pau­vreté et de la mis­ère matérielle, à une époque où les sen­ti­ments révo­lu­tion­naires sont engen­drés par la banal­ité de la vie dans des con­di­tions d’abondance matérielle. On nous demande d’établir des par­tis poli­tiques, des organ­i­sa­tions cen­tral­isées, des hiérar­chies et des élites « révo­lu­tion­naires », et un nou­v­el État, à une époque où les insti­tu­tions poli­tiques en tant que telles sont sur leur déclin, et où la cen­tral­i­sa­tion, la hiérar­chie, l’élitisme et l’État sont remis en ques­tion à une échelle jamais atteinte aupar­a­vant dans l’histoire de la société de pro­priété privée.

On nous demande, en bref, de revenir au passé, de rapetiss­er au lieu de grandir, de faire entr­er de force la réal­ité pal­pi­tante d’aujourd’hui, avec ses espoirs et ses promess­es, dans le moule débil­i­tant des pré­con­cep­tions d’une époque dépassée. On nous demande de nous appuy­er sur des principes qui ont été tran­scendés, non seule­ment théorique­ment, mais par le développe­ment même de la société. L’Histoire n’est pas restée immo­bile depuis que Marx, Engels, Lénine et Trot­sky sont morts ; elle n’a pas non plus suivi la direc­tion sim­pliste qui avait été prévue par des penseurs — aus­si bril­lants qu’ils fussent — dont l’esprit était enrac­iné dans le dix-neu­vième siè­cle ou les pre­mières années du vingtième. Nous avons vu le cap­i­tal­isme réalis­er lui-même de nom­breuses tâch­es qui étaient impar­ties au social­isme (le développe­ment d’une tech­nolo­gie d’abondance); nous l’avons vu « nation­alis­er » des pro­priétés, fon­dre l’économie et l’État là où cela était néces­saire. Nous avons vu la classe ouvrière neu­tral­isée en tant qu’«agent du change­ment révo­lu­tion­naire », mal­gré une lutte, con­stante, dans un cadre bour­geois pour des salaires plus élevés, des horaires plus courts et des béné­fices « soci­aux ». [[Ces « miettes », dit Lénine, per­me­t­tant pro­vi­soire­ment de cor­rompre une frange du pro­lé­tari­at : l’ « aris­to­cratie ouvrière ».]]

La lutte des class­es dans le sens clas­sique n’a pas dis­paru ; elle a subi un sort bien plus mor­bide en étant coop­tée dans le cap­i­tal­isme. La lutte révo­lu­tion­naire dans les pays cap­i­tal­istes avancés s’est déplacée vers un ter­rain his­torique­ment nou­veau : une lutte entre une généra­tion jeune qui n’a pas con­nu de crise économique chronique et la cul­ture, les valeurs et les insti­tu­tions d’une généra­tion plus vieille et con­ser­va­trice dont les per­spec­tives de vie ont été for­mées par la pénurie, la cul­pa­bil­ité, la renon­ci­a­tion, l’éthique du tra­vail et la pour­suite de la sécu­rité matérielle. Nos enne­mis ne sont pas seule­ment la haute bour­geoisie, et l’appareil d’État, mais aus­si tout un courant qui trou­ve son sou­tien chez les libéraux, les soci­aux-démoc­rates, les putes des media cor­rom­pus, les par­tis « révo­lu­tion­naires » du passé, et aus­si pénible que cela puisse paraître aux acolytes du marx­isme, les ouvri­ers dom­inés par la hiérar­chie de l’usine, par la rou­tine indus­trielle et par l’éthique du tra­vail. Les divi­sions recoupent aujourd’hui toutes les class­es tra­di­tion­nelles. Elles soulèvent un éven­tail de prob­lèmes qu’aucun marx­iste, s’appuyant sur des analo­gies avec les sociétés de pénurie, ne pou­vait prévoir. 


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