La Presse Anarchiste

Pâques 1973 : rencontre

Luttes, mouvement ouvrier

Rahan — … Qui lit ANV ? Y a‑t-il beau­coup d’ouvriers qui lisent ANV ?
On parle du mou­ve­ment ouvrier, on parle d’être dans le coup, en plein dans les luttes … moi, j’ai l’impression, d’après ce que j’ai pu dif­fu­ser sur le plan local, que c’est sur­tout à des étu­diants et à des lycéens. Je vou­drais savoir s’il y a effec­ti­ve­ment beau­coup d’ouvriers qui sont dans le cir­cuit parce que sinon on n’est pas dans le coup du tout…

Yearl — Non, mais il y a une ambi­guï­té quand on dit ça. Ce n’est pas la revue ou le groupe qui est situé dans le mou­ve­ment ouvrier ; je ne le vois pas comme ça. Fina­le­ment, que l’on appelle ça mou­ve­ment ouvrier ou autre chose, on y est tous situés, dans n’importe quelle posi­tion d’ailleurs, que ce soit une posi­tion révo­lu­tion­naire ou réac­tion­naire ou réfor­miste. Tu es dedans puisque tu vis. C’est à par­tir de là qu’il fau­drait discuter.

Red Neck — J’ai du mal à m’exprimer clai­re­ment là-des­sus car le terme même de mou­ve­ment ouvrier ça semble un ter­rain mar­xiste et une base mar­xiste … ça me semble faux.

Yearl — Non, ça dépend de ce qu’on appelle mou­ve­ment ouvrier. On peut en avoir une concep­tion très large et dire qu’actuellement la ten­dance c’est que tout le monde soit pro­lé­taire et fina­le­ment voir la consti­tu­tion d’une classe uni­ver­selle. Il n’y a plus alors le pro­blème de savoir si l’on est ou pas dans le mou­ve­ment ouvrier.

Had­dock — Je vou­drais dire deux choses. Je me situe dans le mou­ve­ment ouvrier, ça ne veut pas dire a prio­ri que je refuse de col­la­bo­rer avec des gens que je consi­dère, ou qui, à mon avis, sont de fait en dehors du mou­ve­ment ouvrier. Ça ne veut pas dire qu’a prio­ri je pense que telle ou telle chose que je veux faire, je ne la fais qu’avec des gens qui sont dans ma situa­tion sociale. Le pro­blème « qui lit ANV ? » ne me semble pas être un cri­tère dans la mesure où je vois les gens autour de moi qui lisent « la Vie ouvrière » et des trucs comme ça. À prio­ri, la CGT c’est le mou­ve­ment ouvrier et sa presse est lue, mais ce n’est pas un cri­tère au niveau de la qua­li­té. Si, pour être du mou­ve­ment ouvrier, il faut être lu par des ouvriers, dans la situa­tion telle qu’elle est actuel­le­ment, il faut sor­tit un « Huma­ni­té » ou un truc comme ça.

L’autre point où je ne suis pas d’accord c’est qu’on aille tous vers une pro­lé­ta­ri­sa­tion. Je veux bien qu’on y aille tous, mais vache­ment loin et au niveau de toutes les luttes qui peuvent se pas­ser actuel­le­ment — et ça c’est inté­res­sant à dépas­ser —, il y a des luttes qui sont typi­que­ment cor­po­ra­tistes, en par­tie le mou­ve­ment des lycéens, et des luttes qui sont typi­que­ment radi­cales dans le sens où elles sont anar­chistes, où elles visent la des­truc­tion à terme.

Rahan — Veux-tu don­ner un exempte là… Il faut reve­nir là-des­sus parce que vous n’avez pas du tout la même conception.

Had­dock — La dif­fé­rence entre une lutte comme celle des OS qui, en fou­tant toutes les grilles en l’air, en fai­sant une lutte cor­po­ra­tiste, en fait foutent tout un sys­tème en l’air. Ça me semble une lutte radi­cale alors qu’une lutte qui consiste à deman­der la libre incor­po­ra­tion pour tous et qui veut dire, en fin de compte, les étu­diants incor­po­rés après leurs études, les ouvriers juste à la sor­tie du CET, c’est une lutte de type cor­po­ra­tiste qui vise à asseoir une classe. Je ne mets pas ça du tout au même plan. Quand les ins­tits font grève, ou les profs, a prio­ri je ne mets par ça au niveau d’une lutte radicale.

Bian­ca — Sur quel plan mets-tu l’antimilitarisme lycéen ?

Had­dock — L’antimilitarisme radi­cal, c’est une ten­dance dans le mou­ve­ment lycéen, mais ce n’est pas le mou­ve­ment lycéen. Le mou­ve­ment lycéen est, à mon sens, quelque chose de typi­que­ment cor­po­ra­tiste. C’est pour cela qu’il faut faire atten­tion à la façon de pré­sen­ter les choses.

Yearl — Pour­quoi dis-tu que la lutte des OS est une lutte radi­cale car elle vise à foutre en l’air le sys­tème capi­ta­liste ? Ce n’est pas vrai, le sys­tème capi­ta­liste peut très bien inté­grer bon nombre de reven­di­ca­tions des OS, il en inté­gre­ra encore bien d’autres.

Had­dock — Effec­ti­ve­ment, à terme, mais dans la période actuelle elle bou­le­verse et trans­forme com­plè­te­ment une grille hié­rar­chique et à ce niveau ça rejoint une lutte anti­au­to­ri­taire. Je ne mets pas ça sur le même plan que la lutte lycéenne car je consi­dère les lycéens comme de futurs cadres. Un cadre c’est un mec qui me donne tous les jours du bou­lot. Je les côtoie tous les jours les mecs qui ont fait des études, qui sont même gau­chistes. Dans leurs rela­tions de tra­vail, ils sont au-des­sus de moi ; quand ces mecs-là font grève, ils font la grève, mais c’est leurs oignons, ça ne me concerne pas. C’est pour ça que je me refuse à assi­mi­ler… parce que le fait d’être sala­rié et le fait d’être pro­lé­taire c’est pas la même chose.

Cor­to — Et la lutte des femmes, par exemple, com­ment tu la situes dans ce contexte-là ? Je ne te suis pas du tout.

Had­dock — La lutte des femmes, d’une manière géné­rale, fait par­tie du mou­ve­ment démo­cra­tique, du mou­ve­ment bour­geois, pas autre chose. C’est une lutte typi­que­ment bour­geoise, elle peut aller plus loin sur des points extrê­me­ment pré­cis : quand ce sont en même temps des bonnes femmes qui luttent pour leur salaire, quand elles s’attaquent aux pro­blèmes fon­da­men­taux, mais tant que c’est au niveau des droits c’est au même niveau que la lutte pour n’importe quel droit civique.

Bian­ca — Alors là, il semble que tu es vache­ment mal au cou­rant. Je ne veux pas être agres­sive, je ne com­prends pas très bien ta façon de clas­ser les trucs selon cer­taines défi­ni­tions : ceci est radi­cal, ceci est réfor­miste, ceci est démo­cra­tique, ceci est cor­po­ra­tiste ; il ne faut pas, parce que s’il y a un mou­ve­ment qui ne lutte pas pour acqué­rir des droits, c’est bien le mou­ve­ment fémi­niste actuel et s’il y a un mou­ve­ment qui refuse de lut­ter pour les salaires, peut-être parce que l’on n’en a rien à foutre d’être sala­riées, alors com­ment, là, est-ce que tu peux juger que c’est un mou­ve­ment démocratique…?

Cor­to – Il me semble que tu pars d’un sché­ma de lutte de classes bran­ché sur le ter­rain ouvrier et que tu écartes, pour l’instant […] d’autres expli­ca­tions à nous pro­po­ser, mais à par­tir d’un a prio­ri, d’un sché­ma, tu y fais entrer ce qui se passe dans tous les domaines au lieu d’envisager ce qui se passe et voir si ça colle tou­jours avec le schéma.

Had­dock — Si tu veux.

Cor­to — Ce n’est pas si je veux, je te demande si…

Had­dock — Moi, je me base sur ma situa­tion, c’est tout.

Cor­to — Mais toi, tu n’es pas qu’un indi­vi­du pro­duc­teur, tu es aus­si un indi­vi­du consom­ma­teur, tu es aus­si un indi­vi­du qui a une praxis quotidienne.

Had­dock — La praxis quo­ti­dienne c’est en majeure par­tie dans mon tra­vail, après je fais le reste. Je suis de fait obli­gé de consi­dé­rer cela comme prio­ri­taire, j’y passe huit heures par jour.

Yearl — Moi, ce que je ne com­prends pas tel­le­ment, Had­dock, c’est que tu dises, en gros, tout ce qui touche la pro­duc­tion c’est radi­cal ou ça peut être radi­cal, mais ce qui ne touche pas à la pro­duc­tion c’est pas radi­cal, ça ne peut être que réfor­miste, vague­ment démo­cra­tique, etc.

Had­dock — C’est exac­te­ment ça. Que veut dire ce qui touche la pro­duc­tion ? Jus­te­ment, c’est des trucs qui s’attaquent, qui arrivent direc­te­ment à ce problème-là.

Bian­ca — Par exemple, est-ce que le tra­vail des femmes de faire des gosses et de les éle­ver n’est pas une pro­duc­tion de plus-value ? C’est une thèse. Il y a des gens qui défendent cette thèse-là. Est-ce que le refus des lycéens de l’autorité de leur prof, le refus du car­rié­risme des lycéens-étu­diants, n’est pas une remise en cause de la grille hiérarchique ?

Rahan — Atten­tion, je suis d’accord avec Had­dock aux trois-quarts de ce qu’il a dit car, effec­ti­ve­ment, c’est une petite mino­ri­té dans le milieu des lycéens-étu­diants qui est vrai­ment radi­cale. La plu­part se barrent effec­ti­ve­ment sur des pro­blèmes caté­go­riels, le reste, ils n’en ont rien à foutre. On peut être gau­chiste et prof de fac ou prof tout court et être vache­ment réac­tion­naire dans son com­por­te­ment. Ça, on en rencontre…

Had­dock — Attends, minute. J’ai l’impression que ça n’a pas été enten­du. J’ai dit aus­si que dans chaque mou­ve­ment il y a des ten­dances qui sont plus ou moins radi­cales, je veux bien me recon­naître dans ces ten­dances-là dans la mesure où elles rejoignent ma lutte. C’est des ten­dances dans le mou­ve­ment. Moi, je dis que le mou­ve­ment des femmes est un mou­ve­ment, à mon sens, démo­cra­tique, réfor­miste. Qu’il y ait une ten­dance révo­lu­tion­naire dedans, ça je veux bien l’accorder, je ne dis pas le contraire, mais ce n’est pas le mouvement.

Bian­ca — Et quelle jonc­tion avec le mou­ve­ment ouvrier ?

Had­dock — Dans le mou­ve­ment ouvrier aus­si il y a des ten­dances réac­tion­naires, je ne dis pas le contraire. C’est pour ça que je dis que je me place dans la ten­dance anti­au­to­ri­taire du mou­ve­ment ouvrier, cela me semble assez clair. À par­tir de là, je ne mets aucune exclu­sive contre qui que ce soit pour tra­vailler en dehors, parce qu’il se trouve que les seuls endroits où je peux faire des choses qui m’intéressent, c’est en dehors du mou­ve­ment ouvrier, en dehors de mon boulot.

Ave­rell — Tu pri­vi­lé­gies un mou­ve­ment où tu ne peux rien faire, où tu n’as aucun impact ?

Had­dock — Je suis dans le mou­ve­ment où je ne peux rien faire, c’est dif­fé­rent, je ne pri­vi­lé­gie rien, je suis dedans, je n’ai pas le choix, il faut le reconnaître.

Rahan — Il fau­drait que cha­cun se situe par là, plu­tôt qu’il y ait un dia­logue de cha­cun avec Had­dock. Moi, il me semble que sa posi­tion est claire et défen­dable. Il n’y a pas de pro­blème parce que la révo­lu­tion se fera par le mou­ve­ment ouvrier. J’attends la théo­rie qui dira que la révo­lu­tion se fera à l’écart du mou­ve­ment ouvrier.

Fin­lay — Il ne s’agit pas de pas­ser à côté de quoi que ce soit. C’est quoi, le mou­ve­ment ouvrier ? ça va vers quoi ? C’est peut-être ça qui est inté­res­sant. C’est un mou­ve­ment vers quoi ? Si c’est un mou­ve­ment vers une amé­lio­ra­tion de la vie, que ce soit ouvrier, que ce soit mar­gi­nal, ça va dans la même direction.

Bian­ca — C’est peut-être la conver­gence des ten­dances anti­au­to­ri­taires radicales…
Rahan — Il me semble qu’il y a une conver­gence… d’accord, mais quand il n’y a pas de mou­ve­ment ouvrier dyna­mique où les élé­ments révo­lu­tion­naires ont pu s’exprimer, il n’y a pas de révo­lu­tion, il y a peut-être une mar­gi­na­li­sa­tion de plus en plus grande qui est fort bien récu­pé­rée par la bour­geoi­sie et le sys­tème démo­cra­tique libéral.

Yearl — Moi, je ne suis pas d’accord avec Had­dock pour dire que la pro­duc­tion dans le sys­tème capi­ta­liste se réduit à la pro­duc­tion de mar­chan­dises : il faut avoir aus­si tout ce qui concourt à la pro­duc­tion de mar­chan­dises, mais tu ne peux pas le dis­so­cier comme ça, ça fait par­tie aus­si du sys­tème de pro­duc­tion, l’enseignement fait par­tie du sys­tème de production.

Had­dock — Qu’il y ait inter­ac­tion entre tout ça me semble abso­lu­ment nor­mal, évident. Le pro­blème, c’est que si tu veux creu­ser le pro­blème, tu te heurtes, que tu le veuilles ou non, au pro­blème de la pro­duc­tion. C’est le pro­blème fon­da­men­tal. Tu arrives à acqué­rir des droits, ce que l’on appelle des droits civiques, que ce soit pour les objec­teurs, pour les bonnes femmes, pour les avor­te­ments, etc., mais, en fin de compte, si tu veux aller plus loin, tu tombes au niveau de la pro­duc­tion, tu n’as pas le choix. Dans quelque mou­ve­ment que ce soit, avec des ten­dances radi­cales, tu vois leur radi­ca­li­té dans la mesure où elles se heurtent au pro­blème de la production.

Fin­lay — Mais tu peux te heur­ter en quit­tant le mou­ve­ment, en essayant de faire autre chose… […] Je ne me sens pas fai­sant par­tie du mou­ve­ment ouvrier, pour­tant, je suis ouvrier, je me sens fai­sant par­tie d’un mou­ve­ment qui mer­douille, qui avance, qui recule, ça ne veut plus rien dire pour moi, mou­ve­ment ouvrier. Pour moi, ta lutte de classes, ça ne veut plus rien dire.

Opportunité de l’analyse économique

Pano­ra­mix — Cette dis­cus­sion ne fai­sant pas avan­cer les choses… on peut la prendre par l’autre bout de la lor­gnette, toute réflexion sur un chan­ge­ment de socié­té, sur la révo­lu­tion, ne peut abou­tir que si l’on a mûre­ment réflé­chi à un cer­tain nombre de pro­blèmes, c’est-à-dire, je reviens tou­jours là-des­sus : le mode de pro­duc­tion, le rôle du capi­tal ; tout le reste, la consom­ma­tion, l’interaction entre l’urbanisme et l’exploitation, Engels a écrit des pages là-des­sus. Les situs ont lan­cé beau­coup d’idées sur l’urbanisme, mais ce qui manque au mou­ve­ment disons anar en géné­ral, anti­au­to­ri­taire, c’est jus­te­ment cette réflexion un peu plus appro­fon­die sur le rôle des modes de pro­duc­tion et du capital.

Cor­to — D’accord. Pen­dant un temps, dans le mou­ve­ment anar, dès qu’on par­lait de quelque chose tein­té de mar­xisme, c’était le diable, c’était repous­sé à une una­ni­mi­té par­ti­cu­liè­re­ment désa­gréable et sans exa­men appro­fon­di. Main­te­nant, il sem­ble­rait qu’il y ait une réac­tion contre cet état d’esprit, qui fait qu’on accepte un cer­tain nombre d’analyses mar­xistes, bien qu’on se situe en tant qu’antiautoritaires. Mais, aujourd’hui, moi, je demande, par rap­port à l’analyse mar­xiste qui a été faite il y a un siècle, aujourd’hui qu’est-ce le capi­tal ? qu’est-ce que les rap­ports de pro­duc­tion ? parce que je ne pense pas du tout que le sché­ma mar­xiste on puisse le cal­quer comme ça. Ça a évo­lué. Est-ce qu’on peut tom­ber d’accord ? D’accord pour les rap­ports de pro­duc­tion, c’est le nœud du pro­blème, mais ce n’est plus la classe ouvrière qui détient for­cé­ment la clé des rap­ports de pro­duc­tion. Je n’affirme rien, je m’interroge.

Pano­ra­mix — Abor­der ce pro­blème-là, ça demande un tas de déblaie­ments de mots, de défi­ni­tions de mots, de déve­lop­pe­ments assez longs. Pre­nons l’exemple de ce qu’on appelle l’autogestion. Si on prend l’idéologie qui se dégage des théo­ries auto­ges­tion­naires actuelles, ça vou­drait dire que pour avoir une socié­té meilleure sans alié­na­tion, il suf­fi­rait de chan­ger un cer­tain nombre de rap­ports de pro­duc­tion, de rap­ports hié­rar­chiques. Ça ne solu­tionne pas le pro­blème du capi­tal, c’est-à-dire de savoir s’il y a une masse « d’énergie » assez abs­traite pour faire fonc­tion­ner la machine économique.

Cor­to — Et il y a un autre pro­blème que Marx n’avait pas étu­dié : ce sont les pro­blèmes de pénu­rie mon­diale d’énergie ou autres, de répar­ti­tion des res­sources à l’échelon mon­dial, un tas de choses de ce goût-là qui ne sont pas pré­sentes dans l’analyse mar­xiste. C’est une consta­ta­tion, pas un reproche. Et atten­tion à ne pas faire du pas­séisme et regar­dons aujourd’hui com­ment on peut par­ler de capi­tal, de rap­ports de pro­duc­tion dans des sché­mas pas trop rigides.

Bian­ca — Il y a un défaut des anars : dès qu’on parle d’économie, on dit mar­xisme. En fait, ce qu’il y a de mar­xiste dans les recherches actuelles, c’est d’avoir pris une cer­taine façon d’analyser jus­te­ment rap­ports de pro­duc­tion, mode de pro­duc­tion, pro­fit, plus-value, et actuel­le­ment il y a un cer­tain nombre de recherches en cours qui sont des nou­velles théo­ries de la valeur, etc., qui essaient d’intégrer les don­nées dont on par­lait et qui peuvent mener à des cri­tiques sur l’autogestion par exemple. Effec­ti­ve­ment, pour les anars, ça a tou­jours été moins impor­tant d’envisager ce côté-là, parce qu’ils pri­vi­lé­giaient beau­coup plus la liber­té, etc. […] sans se pré­oc­cu­per tel­le­ment des rela­tions éco­no­miques. […] Le rôle de l’Etat peut abso­lu­ment s’intégrer dans cette recherche-là. […] Dans quelle mesure est-ce qu’une meilleure connais­sance des méca­nismes de la pro­duc­tion et du capi­tal, actuel­le­ment, change notre action, modi­fie notre pra­tique, est-ce que ça nous per­met vrai­ment de faire quelque chose ? Ou est-ce que c’est une cer­taine satis­fac­tion que l’on se donne ?

Pano­ra­mix — […] Si une insur­rec­tion a des chances de réus­sir, qu’est-ce qu’elle met en place comme struc­ture éco­no­mique au niveau de la comp­ta­bi­li­té, au niveau de l’informatique, au niveau du savoir ? Ce n’est plus au niveau du petit groupe, de la tri­bu, de la com­mu­nau­té, c’est au niveau de socié­tés très com­plexes, d’ensembles qui s’entremêlent.

Bian­ca  — Je ne com­prends pas. Si tu ana­lyses le capi­tal comme influen­çant ton mode de pen­sée, ta pra­tique, com­ment peux-tu pré­voir un mode d’organisation post-révo­lu­tion­naire sans que les limites de ton ima­gi­na­tion soient elles-mêmes fixées par le capi­tal. Les pro­jec­tions que tu peux faire, post-révo­lu­tion­naires, ne peuvent être que des sug­ges­tions de mul­tiples formes pos­sibles tant au niveau des struc­tures éco­no­miques que sur les rela­tions per­son­nelles (pra­tique du couple et de la famille). Ça ne peut être que des propositions.

Cor­to  — Comme dans la science-fic­tion, les qua­li­tés des extra-ter­restres qui ont été ima­gi­nés sont tou­jours ima­gi­nées dans un contexte terrestre.

Pano­ra­mix — De la même façon, une socié­té socia­liste est issue du capi­ta­lisme, il ne peut pas y avoir cassure.

Cor­to — Nous avons du mal à ima­gi­ner une socié­té sans pro­fit, on trouve des aménagements.

Had­dock — De quoi on parle ? De la néces­si­té d’étudier le rôle du capi­tal ? Com­ment peut-on remettre ça en cause ? pas plus que n’importe quel autre rôle plus ou moins secon­daire. On reprend le rôle de l’autogestion, les formes de l’autogestion pro­po­sées par les auto­ges­tion­naires. Si tu n’étudies pas le rôle du capi­tal et la façon dont ça marche, il est évident que l’autogestion style PSU, CERES et com­pa­gnie, c’est ce qu’il y a de mieux. À par­tir du moment où tu tra­vailles un peu ça, tu t’aperçois que ça déconne. Sur les pos­si­bi­li­tés d’imaginer autre chose, je crois qu’on peut déjà essayer d’imaginer autre chose, mais on s’aperçoit qu’on est atteint de sclé­rose capi­ta­liste. Ça me semble évident. Il y a déjà des gens qui ont essayé de cal­cu­ler le prix du tra­vail non en argent mais en heures, que ce soit les com­mu­nistes de conseils hol­lan­dais, les gens d’«Invariance », etc. Il y a des tas de débats de ce genre-là, qui me semblent impor­tants. En pri­vi­lé­giant ça, on ne rend pas caduques d’autres recherches… la seule preuve, c’est que Pano tra­vaille aus­si sur le pro­blème de la vio­lence, d’une façon phi­lo­so­phique, his­to­rique, sur le rôle de la vio­lence. À prio­ri, ça peut sem­bler loin du capi­tal, en tant que sché­ma éco­no­mique… on ne dit pas que c’est pas néces­saire, mais on est obli­gé de reve­nir à l’économique.

Rapports de production — Rapports interpersonnels

Ave­rell — Bian­ca, en t’opposant à ce genre de tra­vail, encou­ra­ge­rais-tu l’ignorance ? Qu’est-ce que tu vou­lais dire par là ?

Bian­ca — Je dis par là que lorsqu’on prend des trucs du niveau d’«Invariance », plein de frac­tions, de signes algé­briques, je dis que les uns comme les autres, on n’a pas envie de lire.

Fin­lay — Ça me paraît impor­tant d’étudier le sys­tème éco­no­mique, mais je pré­fé­re­rais pri­vi­lé­gier le sys­tème rela­tion­nel entre les gens parce que la façon dont les gens s’acceptent, s’admettent, se refusent, ça me paraît plus important.

Pano­ra­mix — Oui, mais alors là tu tombes très vite dans les thèses psy­cho­lo­gistes qui disent : trans­for­mez-vous et vous trans­for­me­rez le monde. Ça châtre, ça nie une par­tie énorme de ce que j’appelle l’aliénation.

Bian­ca — Comme les thèses éco­no­mistes peuvent elles aussi…

Pano­ra­mix — Abso­lu­ment. Je n’affirme pas le contraire.

Fin­lay — Je ne suis pas contre l’économie, mais ça me paraît pas essen­tiel, sur­tout à tra­vers les expé­riences que j’ai pu faire. Change l’économie, tu ne changes pas obli­ga­toi­re­ment les rap­ports entre les gens.

Had­dock — Ça n’a pas encore été ten­té, alors tu ne peux pas savoir.

Fin­lay — Je vois ça, moi, à tra­vers le mou­ve­ment communautaire.

Pano­ra­mix — Une socié­té où les rap­ports de pro­duc­tion seraient net­te­ment amé­lio­rés serait une socié­té qui aurait encore besoin de psy­chiatres. De toute façon, il y a un pas­sif de psy­cho­né­vrose qui est et qui ne se trans­for­me­ra pas du jour au len­de­main : l’hérédité, des modes incons­cients de rela­tion entre parents et enfants. De toute façon, il y a tou­jours des modes de rela­tion incons­cients qui existent.

Had­dock — Tu dis, à par­tir de ton expé­rience com­mu­nau­taire, qu’il est prou­vé qu’il ne suf­fit pas de chan­ger les struc­tures éco­no­miques pour chan­ger les rela­tions entre les gens. Ce que nous on peut dire en retour c’est que les struc­tures éco­no­miques en milieu com­mu­nau­taire n’ont pas été chan­gées. Il y a eu trans­la­tion, c’est-à-dire que les rela­tions ne peuvent pas chan­ger parce qu’il y a inter­ac­tion avec l’extérieur. Si les rela­tions com­mu­nau­taires n’ont pas chan­gé, ça ne vient pas du fait des rela­tions psy­cho­lo­giques, mais parce que tout autour ça n’a pas chan­gé et à ce moment-là, tu ne peux pas chan­ger au niveau de la cellule.

Fin­lay — Oui, mais je ne suis pas d’accord.

Had­dock — Du même fait, nous, on tire des conclu­sions différentes.

Pano­ra­mix — En repre­nant les idées géné­rales des mar­gi­naux : vivons sur nous-mêmes, pro­dui­sons nous-mêmes ce qu’on a besoin pour notre propre consom­ma­tion, c’était le sta­tut des socié­tés pri­mi­tives, mais les cas de pénu­rie, de famine se sont posés, et elles ont été obli­gées de créer un sur­pro­duit pour avoir des réserves, de divi­ser leur tra­vail, etc. Ça me semble des élé­ments que le mou­ve­ment com­mu­nau­taire nie, et qui amènent à des échecs psy­cho­lo­giques et théoriques.

Fin­lay — Les com­mu­nau­tés mer­douillent dans les pro­blèmes rela­tion­nels et n’arrivent pas à débou­cher sur une éco­no­mie concrète. Les pro­blèmes qui res­sortent en pre­mier c’est les pro­blèmes rela­tion­nels, pas économiques.

Had­dock — Les com­mu­nau­tés sont pos­sibles parce qu’elles se trouvent dans une socié­té de gas­pillage. En fin de compte, elles sont sou­mises à toute la socié­té exté­rieure. Tu ne peux pas t’en exclure, donc tes rela­tions indi­vi­duelles ne sont pas chan­gées parce que tout autour ça continue.

Pano­ra­mix — Dans une entre­prise entrent dans le capi­tal, les locaux, inves­tis­se­ments, machines, le stock. Au niveau com­mu­nau­taire c’est pareil. La mai­son, les ins­tru­ments de tra­vail, etc., il faut ame­ner tout ça, et ça ins­taure des rap­ports entre les indi­vi­dus, par exemple, quand c’est un indi­vi­du qui amène deux ou trois mil­lions pour amor­cer l’affaire, c’est pas négligeable.

Fin­lay — Où veux-tu en venir ?

Pano­ra­mix — L’énergie élec­trique, etc. dont la com­mu­nau­té dis­pose et n’a pas à pro­duire, elle béné­fi­cie d’un apport non comp­ta­bi­li­sable mais cer­tain de la société.

Bian­ca — En vivant sur ce gas­pillage, il faut qu’elle soit sub­ver­sive, qu’elle sub­ver­tisse, qu’elle détourne les moyens de production.

Fin­lay — Mais je ne com­prends pas pour­quoi il faut pri­vi­lé­gier les rap­ports éco­no­miques plu­tôt que les rap­ports relationnels.

Had­dock — Le truc, c’est qu’on ne pri­vi­lé­gie pas… ce qu’on dit c’est que les rap­ports indi­vi­duels sont la consé­quence des rap­ports éco­no­miques, mais si tu veux chan­ger quelque chose, réel­le­ment chan­ger, il faut chan­ger aus­si bien l’un que l’autre, il y a inter­ac­tion. Ce que l’on sou­ligne, c’est que dans le mou­ve­ment com­mu­nau­taire, les rap­ports de pro­duc­tion sont sous-esti­més dans leur influence sur le com­por­te­ment des gens… Pour chan­ger ces rap­ports de pro­duc­tion, il faut, d’une part, que les condi­tions soient pro­pices, d’autre part, que les gens com­mencent à prendre conscience d’une façon simul­ta­née. Il faut qu’il y ait inter­ac­tion permanente.

Ave­rell — Est-ce qu’on peut dire qu’on arrive main­te­nant à deux niveaux de lutte : lutte au niveau éco­no­mique, lutte au niveau des rap­ports indi­vi­duels ? Est-ce qu’on est d’accord pour lut­ter sur ces deux plans ? Ou faut-il abso­lu­ment pri­vi­lé­gier l’un ou l’autre, ou est-ce qu’on pri­vi­lé­gie l’un parce qu’on est en situation ?

Bouche dorée — Il semble que pour la plu­part d’entre nous il est plus facile d’avoir une influence sur les rap­ports au niveau indi­vi­duel qu’au niveau de la production.

Bian­ca — Sur quoi on pour­rait se mettre d’accord, c’est qu’il y a ces deux lignes de lutte, mais sans inter­ac­tion, c’est-à-dire que les rap­ports indi­vi­duels sont mar­qués par la socié­té dans laquelle on vit et par ses rap­ports éco­no­miques ; de même, la lutte éco­no­mique si elle renaît seule négli­geant les rap­ports per­son­nels est aus­si aber­rante. Est-ce qu’on peut se mettre d’accord là-dessus ?

Ave­rell — Il semble que pour les deux posi­tions, cha­cun veuille igno­rer l’autre forme de lutte.

Fin­lay — Non, ce que je veux dire, c’est que les rap­ports inter­in­di­vi­duels, rela­tion­nels ont blo­qué l’approche du pro­blème éco­no­mique. Du moins dans les com­munes que j’ai pu voir.

Cor­to — Je vou­drais reprendre l’idée que n’importe quelle expé­rience com­mu­nau­taire est vouée, dans la socié­té capi­ta­liste, à consti­tuer un capi­tal. Je pense qu’au moins en tant que ter­rain d’expérimentation le mou­ve­ment com­mu­nau­taire est très inté­res­sant, mais je pense à une expé­rience dont j’ai pris connais­sance il y a quelques semaines, dans une petite com­mune du haut Var avec un maire type mili­tant PSU. L’expérience porte sur la socia­li­sa­tion de sols qui étaient pro­prié­té pri­vée et qu’ils ont ren­dus com­mu­naux. C’est une com­mune très vivante. À par­tir de la construc­tion d’un bar­rage, de l’arrivée de tou­ristes et de pro­mo­teurs, ils ont réus­si à convaincre les gens de rendre les sols com­mu­naux. C’est fait, c’est pas un pro­jet. C’est des gens qui pour résis­ter aux pro­mo­teurs ont fait ça. Ils ont cher­ché une for­mule à l’intérieur du sys­tème capi­ta­liste. À par­tir de cette mise en com­mun, ils ont cher­ché à en avoir et la jouis­sance et la plus-value.

De toute façon, je cite cet exemple parce qu’il est ori­gi­nal, c’est le seul à ce jour à ma connais­sance et ensuite je crois que les mou­ve­ments com­mu­nau­taires peuvent poser le pro­blème. L’expérience est quand même signi­fi­ca­tive. C’est pas pour faire abso­lu­ment la syn­thèse, mais Ave­rell a essayé de faire une mise au clair de ce qu’on avait dis­cu­té pour dire qu’il n’y a pas for­cé­ment à pri­vi­lé­gier un ter­rain de lutte par rap­port à l’autre, ils peuvent se ren­con­trer et se ren­con­trer pratiquement.

Had­dock — Si tu mènes une lutte vrai­ment révo­lu­tion­naire, ils se ren­contrent de fait. Il est clair qu’une lutte pure­ment éco­no­mique c’est du syn­di­ca­lisme avec tout ce que cela implique et qu’une action sur les rela­tions inter­in­di­vi­duelles te fait tom­ber dans un psy­cho­lo­gisme débile. Si tu mènes la lutte réel­le­ment jusqu’au bout, tu te heurtes en fin de compte aux déten­teurs du pou­voir c’est-à-dire au capi­tal. Tu n’as pas le choix.

Ave­rell — Je me situe entre les deux. Ce qui me gêne, c’est que cer­tains copains ne se situent que sur un plan et cela me parait très restrictif.

Fin­lay — Je n’exclus rien ni per­sonne, je pense qu’en pri­vi­lé­giant l’étude des rap­ports éco­no­miques, on risque d’exclure les rap­ports inter­in­di­vi­duels, on peut les igno­rer, on peut chan­ger les rap­ports éco­no­miques sans chan­ger les rap­ports inter­per­son­nels. Tan­dis qu’on ne peut pas évi­ter les pre­miers. Quoi que tu fasses, tu seras obli­gé de t’y affron­ter. Et si tu es déjà prêt à accep­ter l’autre en tant que per­son­na­li­té, je pense que tu abor­de­ras les pro­blèmes éco­no­miques d’une façon différente.

Bian­ca — L’exemple que tu donnes de la com­mu­nau­té me semble assez carac­té­ris­tique, lorsque vous avez chan­gé les rap­ports éco­no­miques, vous avez été bloqués.

Fin­lay — Il n’y a pas eu de rap­ports éco­no­miques, on ne pro­dui­sait rien.

Bian­ca — Vous avez été blo­qués au niveau inter­in­di­vi­duel, et ça je sens que c’est dû, en par­tie, à ce que les rela­tions indi­vi­duelles actuel­le­ment sont for­te­ment mar­quées à la fois par la psy­cho­lo­gie et l’histoire de cha­cun, mais aus­si par une cer­taine rela­tion éco­no­mique. Par exemple, comme on le voit dans de mul­tiples com­mu­nau­tés agri­coles qui se forment, les gens n’arrivent pas à chan­ger les rap­ports per­son­nels sim­ple­ment parce qu’ils sont obli­gés de tra­vailler comme des pay­sans, c’est-à-dire : lever et cou­cher au soleil. Ils n’ont plus la force de chan­ger les rap­ports entre les per­sonnes. À ce moment-là, les pro­blèmes per­son­nels deviennent énormes et ils occultent l’importance des pro­blèmes éco­no­miques et vice versa.

Fin­lay — On peut dire donc que chan­ger les rap­ports éco­no­miques entre per­sonnes dans un groupe rend les rela­tions inter­in­di­vi­duelles insupportables.

Bian­ca — C’est pos­sible aus­si, oui.

Rahan — Il me semble que les deux thèses et la syn­thèse ont été for­mu­lées et je ne sais pas si on peut conti­nuer… on peut conti­nuer à dis­cu­ter pen­dant des heures et on ne va pas avan­cer tel­le­ment. Ce qui est gênant, c’est que ça prend une allure de dia­logue, il n’y a que trois ou quatre qui ont par­lé là-des­sus, on sau­ra tous lon­gue­ment ce qu’en pensent ces quatre-là, mais on n’aura pas réglé le pro­blème à savoir notre posi­tion col­lec­tive ou la posi­tion de cha­cun d’entre nous.

Pano­ra­mix — Ça per­met de situer le débat pour le tra­vail qu’on peut faire dans la revue si on veut conti­nuer à faire une revue.

Rahan — En géné­ral, il a tou­jours été évident qu’il doit y avoir inter­ac­tion entre les actions col­lec­tives disons contre le capi­ta­lisme et une action indi­vi­duelle de libération.

Ave­rell — Rahan n’a pas tort, je pense que c’est inté­res­sant qu’on se le dise là, entre nous. […]

Bian­ca — Je pense que les pro­blèmes ont vache­ment chan­gé main­te­nant parce qu’il y a beau­coup plus d’actions col­lec­tives de libé­ra­tion, les femmes, les jeunes, les mar­gi­naux, des communautés.

Rahan — C’est pas une révé­la­tion qu’il y a deux fronts…

Fin­lay — D’accord, ça a tou­jours exis­té, mais on peut en dis­cu­ter là, main­te­nant, peut-être, plus clairement.

Cor­to — Moi, ça m’intéresse de connaître les pro­blèmes de la pro­duc­tion, du capi­tal, etc., et le pro­blème sou­le­vé par Fin­lay c’est sûr qu’il n’est pas nou­veau : Armand en a par­lé il y a long­temps. Les pro­blèmes rela­tion­nels sont tou­jours pareils, mais il y a aus­si des éclai­rages nouveaux.

Pano­ra­mix — Peut-on défi­nir ce qu’on entend par rela­tion ? C’est tou­jours quelque chose de très flou. Il me semble qu’on parle assez faci­le­ment des modes de pro­duc­tion parce que c’est quelque chose de concret, dès qu’on parle de rela­tions indi­vi­duelles ou inter­in­di­vi­duelles, de notre quo­ti­dien­ne­té, on parle de choses très vagues.

Ave­rell — Je dis exac­te­ment le contraire.

Bian­ca — Je vois là un déca­lage par rap­port à il y a quelques années, toute la nou­velle pro­blé­ma­tique de la vie quo­ti­dienne, de l’aspect du désir, au niveau d’une col­lec­ti­vi­sa­tion, c’est dif­fé­rent, poli­ti­sé parce que col­lec­ti­vi­sé, jus­te­ment. Cela me semble vache­ment dépas­ser les idées de chan­ger la vie en soi-même, qu’on sous-entend peut-être tou­jours : c’est un chan­ge­ment des atti­tudes dans la poli­tique, ce qui est beau­coup plus inté­res­sant, actuel­le­ment, que le chan­ge­ment de soi-même.

Rahan — D’accord, mais ce n’est qu’un aspect, peut-être sous un éclai­rage nou­veau. On pour­rait appe­ler cela la réa­li­sa­tion de l’individu par les luttes.

Bian­ca — Je ne dis pas seule­ment ça ; pour moi, ce qui est impor­tant main­te­nant, c’est jus­te­ment d’essayer d’abolir la dis­tinc­tion qu’on a tou­jours faite entre le poli­tique et le per­son­nel, entre le pri­vé et le public, etc.

Relations dans le groupe

Cor­to — Lorsqu’on dit que nous sommes anti­au­to­ri­taires, pour se situer par rap­port à l’extérieur, il y a aus­si un niveau rela­tion­nel. Pour moi, c’est poser la ques­tion du pou­voir, des pro­blèmes de ter­ri­toires… Je trouve un peu gra­tuit de se dire anti­au­to­ri­taire et puis d’avoir à exer­cer des pou­voirs, pas seule­ment ailleurs, mais ici, main­te­nant, en par­lant plus que d’autres, par exemple. Qu’est-ce que cela signi­fie, com­ment est-ce que j’arrange ça avec mes idées anar­chistes ? c’est pas du tout absent, pour moi, des luttes ouvrières… C’est aus­si un aspect qu’il ne faut abso­lu­ment pas négli­ger. On n’éclaircira les luttes ouvrières que si on est au clair avec ça aussi.

Rahan — Tu es bien d’accord que, fina­le­ment, avec plus ou moins de mal­adresse et de suc­cès dans les réa­li­sa­tions, il y a cette recherche dans le mou­ve­ment tra­di­tion­nel anar, d’essayer, en gros, d’avoir un mode de vie pas trop en dis­tor­sion par rap­port à l’idéologie ou à une théo­rie de lutte. Il me semble que c’est ce qui fai­sait, d’une cer­taine façon, l’originalité des anars, de faire cette recherche.

Bian­ca — Qu’est-ce qu’on vit dans ANV, et ici, deux ou trois fois par an ?

Rahan — Effec­ti­ve­ment, peut-on se poser le pro­blème de cette revue qui est faite par une toute petit minorité ?

Bian­ca — Non, je veux dire dans la pra­tique des ren­contres ANV.

Rahan — Tu veux dire ce que disait Cor­to, les inter­ven­tions plus ou moins impor­tantes, le silence de cer­tains, c’est ça ?

Cor­to — Non. Com­ment on se situe face au pro­blème du pou­voir, non pas pour l’appliquer le jour de la révo­lu­tion, mais là, maintenant…

Ave­rell — Et en dehors des rencontres.

Cor­to — Oui, et en dehors des ren­contres parce que les inter­ac­tions conti­nuent tout au long de l’année. Com­ment on relie ça à une ana­lyse plus globale ?

Ave­rell — Ça impli­que­rait d’abord une ana­lyse… des pou­voirs de certains.

Had­dock — Je ne suis pas d’accord.

Pano­ra­mix — Il y a un pou­voir au niveau de ceux qui ont fait la revue pen­dant un cer­tain temps, parce que s’ils en avaient eu marre, cer­tains pro­blèmes se seraient posés plus vite et d’une façon plus cruciale.

Bian­ca — On s’est tou­jours cas­sé la gueule, ça ne débou­chait sur rien, quand on dis­cu­tait de ces temps de parole, ce n’est peut-être pas là le vrai pro­blème. Moi, je le vois beau­coup plus dans un type de rela­tion qu’on a ins­tau­ré par une cer­taine habi­tude depuis des années, qui est vrai­ment des dis­cours contre d’autres dis­cours. Il m’est arri­vé de me trou­ver extrê­me­ment mal à l’aise devant des gens que je connais­sais depuis des années parce que j’avais envie de vivre avec eux, parce que j’avais envie d’être plus cha­leu­reuse, etc. Peut-être eux aus­si, je ne sais pas encore, mais qu’on se trou­vait com­plè­te­ment figés les uns face aux autres, et pour moi, faire la révo­lu­tion ce n’est pas seule­ment sup­pri­mer le pou­voir qui est au-des­sus de nous, mais c’est aus­si créer des liens entre les gens, plus cha­leu­reux, plus équi­tables, peut-être à un niveau dif­fé­rent de celui des échanges d’idées où il y aura for­cé­ment tou­jours des distorsions.

Pano­ra­mix — C’est de la mys­tique ça.

Bian­ca — Non. Dans les com­mu­nau­tés, au niveau du couple, avoir des rela­tions qui sont dif­fé­rentes de celles qu’on voit actuel­le­ment ce n’est pas mys­tique, c’est moi qui ai envie de vivre, d’exprimer les dési­rs que j’ai pour d’autres gens.

Had­dock — Je suis assez d’accord avec Pano­ra­mix. Le gros pro­blème, c’est que tu viens, ou tout le monde vient, on va avoir ce genre de rap­ports et on repart. En fin de compte, tu es arri­vée, tu ne t’es pas deman­dé si les autres avaient envie d’avoir d’autres rap­ports avec toi ou si les rap­ports qu’on pou­vait avoir ensemble ici ne sont pas for­cé­ment des rap­ports hori­zon­taux, mais des rap­ports pour faire quelque chose. Si j’ai appris une chose au cours d’un cer­tain nombre d’années de Ser­vice civil et autres, c’est que tu pou­vais avoir des échanges réels avec les gens en fai­sant quelque chose avec eux et qu’à par­tir du moment où tu ne fais plus rien avec eux, tes rap­ports relèvent alors de la mystique.

Bian­ca — Mais j’estime que je fais quelque chose avec le groupe ANV sinon je ne vien­drais pas. Ce que je vou­lais dire tout à l’heure ce n’était pas une cri­tique, c’était une ques­tion que je posais au groupe et que je me pose.

Pano­ra­mix — C’est mar­rant, pour moi, les rela­tions qu’il y a ici sont des rela­tions de pro­duc­tion parce qu’on pro­duit, d’une cer­taine façon, une revue.

Ave­rell — Mais tout à l’heure, il avait été dit qu’il y avait des rap­ports de pro­duc­tion et qu’il y avait aus­si autre chose. Est-ce qu’ils existent ces rap­ports pour tout le monde ou y en a‑t-il pour les­quels ils n’existent pas ?

Pano­ra­mix — Ils existent d’une cer­taine façon, mais l’objet de la plu­part des ren­contres a tou­jours été, à mon avis, de mettre au point un ou des numéros.

La revue

Rahan — D’accord, posons la ques­tion autre­ment : si on ne fai­sait plus la revue, est-ce qu’on aurait des occa­sions de se ren­con­trer pour échan­ger nos impres­sions, pour avoir des contacts ami­caux. Moi, je ne le pense pas.

Ave­rell — Mais si on a com­men­cé à faire la revue, c’est peut-être parce qu’il y avait aus­si des rap­ports qui n’étaient pas de pro­duc­tion. Main­te­nant, on a peut-être des rap­ports de pro­duc­tion, mais ça me paraît aus­si insuf­fi­sant pour cer­tains, ce n’est pas si simple.

Rahan. — Pour­quoi fait-on une revue ?

Had­dock — C’est ça, le pro­blème. Il est clair qu’on a plai­sir à pro­duire quelque chose, c’est un moyen d’expression pour faire autre chose, mais, en fait, ça entraîne des rap­ports de pro­duc­tion et s’il n’y avait pas eu cette pro­duc­tion-là on ne serait pas ici aujourd’hui.

Rahan. — S’il y a uni­que­ment des rap­ports indi­vi­duels, on pour­rait se conten­ter de faire une revue tirée à trente exem­plaires ou de faire des feuillets et se les envoyer. Pour­quoi res­sen­tons-nous le besoin d’étudier et de vendre cette revue ? Je pose la ques­tion, je ne sais pas com­ment y répondre. Je me sou­viens quand on a par­lé du tirage, on a par­lé de faire appel à dif­fé­rentes publi­ci­tés, on a dit qu’on ne vou­lait pas deve­nir un mou­ve­ment, on ne peut pas vendre à tout prix beau­coup de numé­ros, ce qui nous inté­resse, c’est la qua­li­té… Il y a aus­si eu cette idée que si on se déve­lop­pait trop vite, on allait se cas­ser la gueule…

Ave­rell — Moi, ce que je res­sens avec la revue, c’est qu’on pro­jette un cer­tain nombre de choses sur le papier, une com­mu­ni­ca­tion vers l’extérieur, et de là nous reviennent des indi­vi­dus avec qui on a des rap­ports. C’est des rap­ports au niveau de la revue, mais aus­si des rap­ports individuels.

Rahan. — Ou peut avoir des rap­ports de lutte. Le contact avec les lycéens dans mon coin s’est fait par l’intermédiaire de la revue. La revue leur a per­mis de se cris­tal­li­ser autour de quelque chose, de se ras­sem­bler, de se situer.

Bian­ca — Oui, mais il y a quelque chose… je ne sais pas, moi, je veux pro­duire avec des gens que j’aime bien et d’autre part si j’aime des gens j’aurais envie de faire des choses avec eux…

Pano­ra­mix — Ce sur quoi j’insiste, c’est qu’il y a un déno­mi­na­teur com­mun : la revue. À par­tir du moment où le tra­vail que néces­site cette revue est consi­dé­rée comme alié­nant, les rela­tions disparaissent.

Rahan. — D’accord. Je reviens sur ce qui s’est pas­sé il y a quelques années où on avait ten­té de dis­tin­guer la revue et le groupe et cer­tains pen­saient que le groupe devait avoir une exis­tence propre en dehors de la revue. Il devait y avoir des ren­contres en dehors de toute confec­tion de revue. Or, cette ten­ta­tive n’a abou­ti à rien. Il y avait quand même plu­sieurs per­sonnes qui res­sen­taient ce besoin…

Bian­ca — Il y a eu des campings…

Cor­to — Je ne sais pas si on parle de la même chose. J’ai pen­sé, à pro­pos de ce qu’a dit Pano, à la pro­po­si­tion de copains qui sont par­tis depuis, qui avait été de lais­ser tom­ber la revue et de faire un bul­le­tin inté­rieur de discussion.

Fin­lay — Qu’est-ce qui vous fait chier ? c’est d’écrire ou c’est autre chose ?

Had­dock — C’est être lié à un truc et être tenu de le faire dans un cer­tain temps, sous une cer­taine forme, tous les pro­blèmes de À à Z, sauf l’impression en tant que telle. Tout cela demande beau­coup de bou­lot. Mais, à mon sens, il est illu­soire de pen­ser que, dans la socié­té actuelle, on puisse échap­per, sauf dans un trans­fert mys­tique, à des rela­tions dites pro­duc­tives pour faire avan­cer quoi que ce soit. Plus je vais, plus je m’aperçois que les gens qui ne font pas ensemble quelque chose de concret ne demeurent pas long­temps ensemble.

Cor­to — Je trouve que la revue n’est pas seule­ment un objet que l’on fabrique, c’est aus­si une ouver­ture sur l’extérieur, un moyen de com­mu­ni­ca­tion. C’est pas un lien dans le groupe uni­que­ment parce que c’est une pro­duc­tion, mais aus­si parce c’est une pro­duc­tion vers l’extérieur.

Fin­lay — Les deux notions de pro­duc­tion ne sont pas claires. Il y a la pro­duc­tion de textes, la pro­duc­tion de ce que cer­tains pensent, et puis il y a la pro­duc­tion tech­nique de la revue. Si c’est la pro­duc­tion tech­nique de la revue qui fait chier, ce n’est qu’une ques­tion d’organisation à laquelle on peut trou­ver une solu­tion. Si c’est une ques­tion d’écriture, de réflexion c’est autre chose. Il n’y a pas de pro­blèmes au niveau de l’existence de la revue s’il y a matière à faire une revue.

Pano­ra­mix — Un autre argu­ment c’est de dire qu’on ne fait une revue que quand on a quelque chose d’intéressant, mais on ne béné­fi­cie­ra plus de l’exonération de la TVÀ qui n’est pas mince, et on n’aura pas de tarifs pré­fé­ren­tiels à la poste.

Had­dock — Ce que je n’ai pas encore vu, et ANV ne m’a pas encore fait chan­ger d’idée là-des­sus, c’est l’existence simul­ta­née, à l’intérieur d’un groupe, d’activités paral­lèles et je n’arrive tou­jours pas à com­prendre pour­quoi, au sein d’ANV, il n’y a pas eu d’un côté la publi­ca­tion d’une revue, de textes, et de l’autre côté une vie intel­lec­tuelle sans rap­port direct. L’une et l’autre ont tou­jours été sen­ties comme oppres­santes ou comme liqué­fiantes par les tenants d’un groupe ou l’autre. Ceux qui étaient pour la paru­tion régu­lière d’une revue pen­saient que sans cette paru­tion on allait se liqué­fier, et ceux qui étaient contre la paru­tion régu­lière de la revue disaient que si elle conti­nuait à paraître on ne pour­rait rien foutre. C’est ça qui me fait chier d’une cer­taine façon, qu’un groupe n’arrive pas à mener deux actions de front sans qu’il y ait néces­si­té d’interaction. Ce que je vou­drais faire c’est, d’un côté, conti­nuer la revue parce que cela me semble vache­ment impor­tant et, de l’autre côté, pou­voir échan­ger des infor­ma­tions, lire des trucs sans que a prio­ri ça passe dans la revue. Je pense que si on arri­vait à avoir ces deux mor­ceaux, on sor­ti­rait une revue d’une qua­li­té dif­fé­rente au niveau des textes qu’on publie. Cette espèce d’interaction per­ma­nente, on peut appe­ler cela dia­lec­tique ou tout ce qu’on veut, je n’ai pas encore vu que cela puisse arri­ver, c’est tou­jours l’un ou l’autre. Chaque fois que la dis­cus­sion libre sem­blait viser la pro­duc­ti­vi­té aux yeux du groupe, le groupe s’est cas­sé la gueule. Et régu­liè­re­ment, tous les gens qui foutent le camp du groupe, et je crois que c’est typique pour ANV, foutent le camp parce qu’ils ne sont pas d’accord avec la pro­duc­tion de la revue, ils se liqué­fient eux-mêmes complètement.

Pano­ra­mix — C’est un peu ça, le côté quotidienniste…

Bian­ca — C’est pas du tout comme ça que je vois le pro­blème « quotidienniste ».

Pano­ra­mix — Vous vou­lez abso­lu­ment pro­duire et vous alié­ner à la production.

Bian­ca — Pour moi, la ques­tion se pose vrai­ment très dif­fé­rem­ment. J’ai tou­jours été en faveur de la revue régu­lière. Seule­ment là où le groupe ne répond pas à ce que j’attendais de lui, et de plus en plus consciem­ment main­te­nant… À un cer­tain moment je n’étais pas consciente de ce manque… par exemple, le numé­ro sur les com­mu­nau­tés que je devais faire avec quelques copains et que je n’arrive abso­lu­ment pas à faire pour des rai­sons affec­tives. Ce n’est pas une ques­tion de quan­ti­té de textes, que j’ai, ni même de connais­sances intel­lec­tuelles ou de réflexion sur les com­mu­nau­tés, à froid, ni la ques­tion d’expériences que j’ai faites, de ce que je vou­drais faire par la suite ou de l’acquis que j’ai. Là, j’aimerais que le groupe par­ti­cipe à ce côté-là de la réflexion. Que ce soit uni­que­ment dans le but de la réflexion, d’enrichir les connais­sances intel­lec­tuelles ou de col­la­bo­rer d’une façon pra­tique à ce numé­ro, cela ne m’intéresse pas. Pour moi, la par­ti­ci­pa­tion à ANV, c’est la par­ti­ci­pa­tion à un groupe affi­ni­taire, entre autres. Je dis bien : entre autres. Un groupe affi­ni­taire sou­te­nu effec­ti­ve­ment par la pro­duc­tion, qui est indis­pen­sable à sa vie, mais où ce que je vis moi-même, mes sen­ti­ments, le quo­ti­dien sont pour une large part aussi.

Pano­ra­mix — Qu’est-ce que ça veut dire quotidien ?

Bian­ca — C’est, d’une part, les rela­tions avec les gens, c’est l’espace où je vis, c’est aus­si, le type de bou­lot que je fais. Par exemple, dans la com­mu­nau­té, on fai­sait presque tous n’importe quoi pour vivre, des petits bou­lots qui étaient assez secon­daires. Main­te­nant, je conti­nue à faire un petit bou­lot, mais sans vivre en com­mu­nau­té et je le sup­porte très mal.

Fin­lay — Il était ques­tion, à un cer­tain moment, de tra­vailler en com­mis­sions. Ça ne s’est jamais fait ?

Bian­ca — Mais ce n’est pas seule­ment sur le plan spé­ci­fique des com­mu­nau­tés, c’est une com­mu­nau­té de vie, de pro­duc­tion, par rap­port à l’aspect com­mu­nau­taire que pour­rait avoir le groupe ANV, le groupe autour de la revue. J’ai trou­vé vrai­ment con d’écrire des trucs sur les chan­ge­ments inter­per­son­nels dans les com­mu­nau­tés, chose dont on a dis­cu­té au cam­ping l’année der­nière et à laquelle tout le monde sem­blait accor­der une impor­tance, et puis de me trou­ver dans un groupe où il me semble qu’on a des rela­tions assez con. Pour­quoi ferais-je ce tra­vail pour ANV plu­tôt que pour un autre groupe ? […]

Cor­to — Moi, je res­sens cette limite aus­si et en pri­vi­lé­giant la revue, il y a sou­vent eu des pro­blèmes : ceux qui ne pou­vaient pas s’exprimer par écrit, ceux qui ne vou­laient pas le faire. À chaque fois il a été répon­du : il n’y a qu’à faire un texte et on en dis­cu­te­ra en com­mis­sion, mais jusqu’à pré­sent, nous n’avons pas réus­si à avoir des échanges à ce niveau. Moi aus­si, j’ai un cer­tain nombre de centres d’intérêt que je vou­drais ame­ner dans le groupe parce que je pense que ça peut l’intéresser, mais je n’ai abso­lu­ment pas envie de le faire par écrit parce que, d’abord, je n’arrive pas à faire pas­ser le dixième de ce que je vou­drais faire pas­ser, et qu’oralement et pen­dant les ren­contres, il y avait tou­jours la revue qui pré­do­mi­nait. Mais c’est pas seule­ment au niveau du quo­ti­dien des copains, il y a aus­si un côté affec­tif, un besoin d’échange que je ne peux pas retrou­ver ailleurs, que j’aurais vou­lu trou­ver dans ANV. Que la demande soit col­lec­tive, que ce ne soit pas seule­ment des indi­vi­dus dans le groupe qui aient cette demande, j’en serais très heu­reux, mais je crois aus­si que c’est là une dimen­sion de rigi­di­té. En pri­vi­lé­giant la revue on est pas­sés à côté jusqu’à pré­sent. Ça rejoint le pro­blème de ceux qui, comme Fin­lay peut-être, n’ont jamais pu s’exprimer par écrit, ce qui ne signi­fie pas qu’ils n’ont rien à dire et qu’ils n’ont pas leur place dans le groupe. Mais il fal­lait peut-être aus­si atteindre une cer­taine matu­ri­té pour qu’ils puissent s’insérer dans le groupe. Je n’en sais rien.

Pano­ra­mix — Il y en a qui s’expriment en des­si­nant, qui pour­raient illus­trer un texte…

Ave­rell — Tu t’exprimes en vivant aussi.

Pano­ra­mix — Dans la mesure où il est ques­tion de faire une revue.

Bouche dorée — On a par­lé des rap­ports de pro­duc­tion, des rap­ports d’affectivité à l’intérieur du groupe ANV alors qu’on ne savait pas trop si on allait conti­nuer, c’est peut-être un peu dif­fi­cile de pou­voir se situer au niveau de tous ces rap­ports de pro­duc­ti­vi­té et d’affinité tant qu’on ne sait pas quelle sera la struc­ture, puisqu’il a été ques­tion de la chan­ger, de la modifier…

(long silence)

Pano­ra­mix — Sur le pre­mier numé­ro d’ANV il est dit que l’objectif de la revue c’est que le groupe qui édite cette revue se donne ce moyen pour faire connaître sa réflexion. Il sem­ble­rait que pour beau­coup les pos­tu­lats stricts conte­nus dans le titre d’«Anarchisme et Non-Vio­lence » ne cor­res­pondent plus réel­le­ment à ce qu’ils sont, et l’évolution des idées ayant mis un peu en veilleuse ou ayant per­mis de dépas­ser les concepts d’anarchisme ou de non-vio­lence, on se trouve devant la situa­tion sui­vante : quels sont nos déno­mi­na­teurs com­muns actuel­le­ment, et une revue, est-ce un moyen appro­prié pour s’exprimer, est-ce que ça nous inté­resse tou­jours de faire une revue, dans quel but et pour y mettre quoi et pour qui, puisqu’il a été ques­tion d’élargir le noyau d’ANV en s’ouvrant, quelles sont les tech­niques d’ouverture ? Un tas de ques­tions qu’on peut poser dans cette direc­tion. Ce que j’ai essayé d’exprimer dans le BI qu’on a fait c’était mon­trer ce qui était inté­res­sant dans la démarche ini­tiale, c’est-à-dire qu’il y avait une ten­ta­tive de mettre en rap­port la théo­rie, ou une cer­taine théo­rie, avec une pra­tique effec­tive des indi­vi­dus et groupes qui fai­saient la revue. C’est cela qui me sem­blait posi­tif et essen­tiel dans le fait de faire une revue. Et pas une revue uni­que­ment intel­lec­tuelle éva­po­rée. C’est une revue qui reflète à la fois une recherche théo­rique et une cer­taine pra­tique. Je pense que ce qui est inté­res­sant c’est de gar­der la démarche, mais peut-être en étant plus clairs sur nos bases théo­riques et sur leur mode d’application pratique.

Cor­to — Je trouve qu’on va trop vite. Si on com­mence déjà à par­ler de la revue… on était par­ti d’une défi­ni­tion et on a déjà buté contre ce par rap­port à quoi on a essayé de se défi­nir. Il y a eu quelques ten­ta­tives de syn­thèse de la part d’Averell et de Rahan… enfin, des ten­ta­tives de résu­mé de ce qui avait été dit. Je reste un peu sur ma faim, je n’ai pas l’impression qu’on a tel­le­ment défi­ni encore ce qu’on avait à faire ensemble ou éven­tuel­le­ment à ne pas faire ensemble.

Ave­rell — Quand on a démar­ré avec le numé­ro 1 et jusqu’au numé­ro 6, on a remar­qué qu’on avait com­men­cé par faire cha­cun son article, cha­cun a vidé son sac et au bout d’un cer­tain temps, on est arri­vé à avoir une réflexion beau­coup plus com­mune et on est arri­vé à faire des numé­ros ensemble, on est arri­vé à des numé­ros à thème. Main­te­nant, on ne sait pas trop où on en est, mais on sait quand même qu’il y a un cer­tain nombre de ten­dances ou d’orientations. Est-ce qu’on ne pour­rait pas essayer d’en trou­ver quelques-unes?… Avant, cette dyna­mique s’est faite indi­vi­duel­le­ment, cha­cun avait fait ça de son côté, et main­te­nant, est-ce qu’on ne peut pas faire ça par groupes et on s’exprimerait dans la revue par groupes et peut-être, dans un an, deux ans, trois ans, on arri­ve­rait à une réflexion plus commune.

Cor­to — Là, tu fais encore inter­ve­nir la revue comme un a prio­ri, il semble donc exclu qu’il puisse ne pas y avoir de revue…

Ave­rell — Ou des com­mis­sions de tra­vail… je pense que cela devra débou­cher sur quelque chose d’écrit.

Cor­to — Pour reve­nir à la pre­mière par­tie de ta démarche : le tra­vail de la pre­mière ren­contre avait été de défi­nir les don­nées fon­da­men­tales et toutes les ten­ta­tives qu’on a faites pour les actua­li­ser ou les mettre au clair n’ont jamais mar­ché… Il ne s’agit pas de cal­quer le pro­ces­sus de départ…

Ave­rell — Non, je pense seule­ment à ce que disait Bian­ca tout à l’heure : elle se retrouve toute seule sur le thème des com­mu­nau­tés. Je sou­hai­te­rais que quelques-uns, pas tous parce que cela ne sera pas pos­sible, tra­vaillant avec elle fassent quelque chose. Je sou­hai­te­rais que Had­dock, Pano­ra­mix ou quelqu’un d’autre fasse quelque chose. Mais enfin, ça risque de nous cou­per un peu les uns des autres.

Synthèses impossibles ?

Pano­ra­mix — Je crois qu’il y a quand même quelque chose dans ce que Cor­to a sou­li­gné tout à l’heure. Il y a quelque chose de plus fon­da­men­tal sur quoi Yearl et Sloane avaient essayé d’insister ; est-ce que, en fin de compte, nous avons réel­le­ment des points com­muns, disons théo­riques, essen­tiel­le­ment au niveau théo­rique ? J’ai lu atten­ti­ve­ment le papier de Cala­mi­ty Jane, je dois dire que ça ne me donne pas du tout envie de retom­ber dans ce domaine. Par rap­port aux posi­tions de Fin­lay, je ne suis pas sûr non plus, il fau­drait peut-être en dis­cu­ter très lon­gue­ment, mais je ne suis sûr que nos posi­tions per­mettent un tra­vail col­lec­tif. Si on jux­ta­pose, au sein d’une revue, des ten­dances com­plè­te­ment contra­dic­toires, je ne crois pas à l’utilité de la revue à ce moment-là. S’il y a vrai­ment des incom­pa­ti­bi­li­tés théo­riques énormes, je ne vois pas ce qu’il y aura de chan­gé dans cette nou­velle revue par rap­port à l’ancienne.

Rahan — Là, ce que tu poses c’est… peut-être ai-je tort, tu amènes les gens à se défi­nir net­te­ment et donc à abou­tir à une sépa­ra­tion en deux ou trois petits groupes qui font cha­cun leur truc. Tu as l’air d’exclure a prio­ri la pos­si­bi­li­té d’une synthèse ?

Pano­ra­mix — Il y a syn­thèse avec les élé­ments qui peuvent se syn­thé­ti­ser. C’est peut-être par­tial et sec­taire, mais j’ai l’impression qu’il y a, du moins au point de vue affec­tif si ce n’est théo­rique, des syn­thèses impos­sibles. Dans mon coin, les per­sonnes avec les­quelles, j’ai le moins de rap­ports c’est ceux qui se réfèrent à un anar­chisme quel­conque. Donc, pour moi, je mets com­plè­te­ment en cause l’hypothèse de départ : anar­chisme. Pour moi, cela ne veut plus rien dire. J’aimerais qu’on élar­gisse un peu ce pro­blème-là, je ne sais pas si je suis le seul à le per­ce­voir comme ça.

Cor­to — Je te suis jusqu’à un cer­tain point, en par­ti­cu­lier je n’ai pas le sou­ci des syn­thèses impos­sibles, il vaut mieux cla­ri­fier la situa­tion et si, effec­ti­ve­ment, la syn­thèse est impos­sible, le recon­naître et en tirer les consé­quences, encore faut-il en être sûr. Ça fait plu­sieurs fois que tu dis à pro­pos de Fin­lay qu’il faut s’expliquer, mais on est là pour ça, expli­quez-vous, même si c’est long, parce qu’il y a des choses pas claires. Est-ce que vrai­ment il y a incom­pa­ti­bi­li­té entre ta pen­sée et celle de Cala­mi­ty Jane ? Par contre, j’ai l’impression qu’il n’y en a pas for­cé­ment entre toi et moi ; je pense qu’on peut être suf­fi­sam­ment d’accord pour tra­vailler ensemble dans une revue, mais ça reste encore à prou­ver aus­si. Puis, il y a une chose que je vou­lais dire aus­si : je trouve que Yearl et Sloane avaient assez bien posé le pro­blème dans leurs inter­ven­tions écrites. J’aimerais qu’ils en parlent ce soir parce qu’il me semble qu’ils avaient une façon de situer le pro­blème qui n’était ni la tienne, ni la mienne, ni celle de Marie.

Yearl — Je pense qu’on ne peut pas régler main­te­nant nos diver­gences théo­riques, ça ne peut se faire que sur un temps beau­coup plus long qui per­met­tra jus­te­ment une confron­ta­tion plus large. On n’aurait pas le temps de les appro­fon­dir ici énor­mé­ment, si bien qu’on pour­rait arri­ver à des désac­cords qui n’en seraient peut-être pas. Mais avant ça, je pense qu’il faut qu’on se mette d’accord sur une base pour conti­nuer et ensuite défi­nir com­ment on va mettre en place cette confron­ta­tion théo­rique. Savoir main­te­nant un peu sur quelles bases nous qui sommes ici, pou­vons nous ren­con­trer et ce qu’on pour­ra faire. Je pense qu’on a été regrou­pés pen­dant tout un temps sur une base plu­tôt idéo­lo­gique, anar­chiste et non vio­lente, ce n’est plus le cas main­te­nant par rap­port à cette marque idéo­lo­gique, c’est peut-être le cas par rap­port à une autre, mais à définir.

Pano­ra­mix — Il y avait aus­si une base pra­tique com­mune à tout le monde qui tour­nait autour de l’antimilitarisme, du sou­tien plus ou moins actif ou direct à l’objection.

Yearl — De la pra­tique, il n’y en a pra­ti­que­ment jamais eu en tant que groupe… il y en a de moins en moins, c’était sur­tout indi­vi­duel. Il ne fau­drait pas par­ler de revue main­te­nant. Il fau­drait savoir avant pour­quoi on est ensemble.

Red Neck — Je vou­lais le dire tout à l’heure : je crois que si nous sommes ici, il y a des rai­sons pour cela, il semble qu’on tourne un peu autour du pot. Alors, je vou­drais savoir s’il y a une pra­tique du groupe ANV — c’est un pro­blème qui a déjà été posé à plu­sieurs reprises — ou s’il y a une pra­tique d’individus fai­sant par­tie du groupe plus large ; j’ai l’impression que de cela on ne parle pas tel­le­ment. Quelle est exac­te­ment notre pra­tique ? on pour­rait, éven­tuel­le­ment, abor­der le pro­blème par ce biais-là. Ça don­ne­rait peut-être aus­si l’occasion de faire un bilan, je crois que c’est néces­saire vu le déve­lop­pe­ment des luttes anti­mi­li­ta­ristes en ce moment, pour voir jus­te­ment si nous avons essayé de trou­ver notre place là-dedans et s’il y a effec­ti­ve­ment une diver­gence au point de vue théo­rique. Je crois que la revue pour­rait ser­vir à mettre cela en évi­dence et ça serait peut-être plus clair à ce moment-là. Je crois qu’on a là un outil qui peut ser­vir de recherche dans ce domaine.

Yearl — Si on a un cer­tain nombre de pra­tiques en tant qu’individus, car, à mon avis, il n’y a pas de pra­tique au niveau du groupe, il fau­drait qu’on arrive à dis­cu­ter, ça peut entrer dans une sorte de syn­thèse qui serait rela­ti­ve­ment valable pour tout le monde, parce que si ça n’y entre pas, je ne vois pas ce qu’on a à faire ensemble, même si on s’intéresse à des choses rela­ti­ve­ment diver­gentes est-ce qu’on peut mettre ça dans une cer­taine glo­ba­li­té valable pour tout le monde ou est-ce qu’on ne peut pas ? Le pro­blème est là. Seule­ment, ce n’est pas à défi­nir tout de suite.

Pano­ra­mix — Ça fait plus d’un an que ça vasouille. Il n’y a pas eu de ren­contre où on a abor­dé ça, mais il y a quand même eu un échange de cor­res­pon­dance qui a ame­né un cer­tain nombre d’éléments, un cer­tain nombre de prises de positions

Yearl — Oui, mais le risque, c’est qu’on en reste à des posi­tions rela­ti­ve­ment figées… Au cours de cette ren­contre, on peut éclair­cir le débat au point d’avoir un accord una­nime ou une cas­sure franche, entre un cer­tain nombre d’individus ou de petits groupes, qui serait rela­ti­ve­ment définitif.

Bian­ca — Qu’est-ce que tu entends par accord una­nime ? Accord una­nime théo­rique ou bien accord de pour­suivre quelque chose ensemble ?

Yearl — C’est pos­sible d’essayer d’avoir un accord una­nime théo­rique et puis de conti­nuer à par­tir de là ou, si on pense que c’est mieux, de repor­ter le débat à plus tard. On conti­nue­ra à réflé­chir à un cer­tain nombre de choses afin de se mettre d’accord pour conti­nuer le groupe sur une base qui repré­sente ce qu’on est actuellement.

Pano­ra­mix — Pour conti­nuer le groupe, je dirais plu­tôt pour conti­nuer la revue parce que si on ne conti­nuait pas la revue, d’une façon ou d’une autre, le groupe et des ren­contres comme celle-ci ne se jus­ti­fie­raient plus, ou disons moins.

Il se trouve que dans cer­tains cou­rants ultra-gauche, il y a un renou­veau de recherche à la fois théo­rique et au niveau d’actions, qui sont un peu poly­morphes actuel­le­ment, en par­tant de ce qu’est, en géné­ral, la théo­rie. Il y a des lacunes au niveau intel­lec­tuel assez impor­tantes, donc une revue peut jouer un rôle, une revue qui essaie de regrou­per un cer­tain nombre de gens qui tra­vaillent, disons, dans des direc­tions dif­fé­rentes, soit intel­lec­tuel­le­ment, soit au niveau his­to­rique, soit à un niveau plus éco­no­mique, selon les capa­ci­tés et les dési­rs de cha­cun. Il y a, dans ce sens-là, quelque chose à faire, de même que dans la publi­ca­tion d’un cer­tain nombre de textes qui peuvent per­mettre à leur tour d’introduire le débat ou d’élargir des cercles qui, en fin de compte, tournent un peu sur eux-mêmes et s’isolent, soit à Paris soit en pro­vince. Ils n’ont pas beau­coup de contacts entre eux. C’est dans ce sens-là que je res­sens l’utilité d’une revue sur un cer­tain nombre de bases, disons, recherche intel­lec­tuelle, effort de théo­ri­sa­tion et de réflexion et comptes ren­dus de luttes, etc.

Ave­rell — Tout à l’heure, tu as dit que tu es per­sua­dé qu’il y a ici des gens avec les­quels tu ne pour­rais pas faire de syn­thèse. Com­ment te situes-tu par rap­port à eux ? Il me semble que ces gens se situent là-dedans, com­ment vas-tu te com­por­ter avec eux ?

Fin­lay — Oui, je ne vois pas pour­quoi on ne pour­rait pas tra­vailler ensemble. Il n’y a peut-être pas de syn­thèse à faire.

Pano­ra­mix — J’ai dit qu’il faut une base mini­male, ce n’est pas une revue ouverte à tous et pour tout, il y a une cer­taine direc­tion, avec des ten­dances, mais per­son­nel­le­ment j’ai des incom­pa­ti­bi­li­tés avec tout ce qui fait réfé­rence à l’anarchisme vague, flou, non défi­ni, sur des bases éco­no­miques, phi­lo­so­phiques et his­to­riques qui, quand on gratte un peu, ne tiennent pas.

De l’anarchisme et du marxisme

Fin­lay — L’anarchisme ne peut être que vague et flou…

Pano­ra­mix — Cela me gêne. Dans tous les textes anar­chistes qui me tombent sous les yeux et que je lis, il se trouve qu’il y a déno­mi­na­teur com­mun, je ne sais pas com­ment appe­ler ça, qui res­sasse sans arrêt, qui ne tient pas compte de l’évolution, de l’apport des sciences, de tout ce qui se passe en géné­ral, de la signi­fi­ca­tion de la socié­té dans laquelle on vit. C’est plu­tôt un anar­chisme genre matrice, dans lequel on est bien, où on reste, où on parle tout le temps de la même chose, style « Confron­ta­tion », style « l’Anarcho-Syndicaliste ». Une ouver­ture dans ce sens-là c’est une fer­me­ture pour moi.

Cor­to — Ce qui me gêne dans ta posi­tion… à la fois je te suis sur le ter­rain de la rigueur que tu exprimes dans la recherche et à la fois cet anar­chisme qu’on appel­le­rait sen­ti­men­tal, que tu rejettes, je crois qu’il porte quand même une dimen­sion inté­res­sante. Il me semble que jusqu’à pré­sent, dans la revue, on n’a pas trop sen­ti­men­ta­li­sé notre anarchisme.

Pano­ra­mix — J’ai l’impression que quand on parle d’anarchisme comme ça, il n’y a pas for­cé­ment de dif­fé­rence majeure avec son oppo­sé, ce qu’on appelle le mar­xisme. Si on prend le bou­quin de Rubel [[Maxi­mi­lien Rubel, « Karl Marx, essai de bio­gra­phie intel­lec­tuelle », éd. Mar­cel Rivière et Cie, 1971.]] sur Marx, il parle d’une éthique qui est très proche d’une éthique liber­taire, il y a tout un tas de déve­lop­pe­ments à faire, d’accord mais… l’anarchisme sen­ti­men­tal, c’est plu­tôt un désir éthique de socié­té meilleure. Ce désir est par­ta­gé par beau­coup de gens, mais ce n’est pas for­cé­ment quelque chose de suf­fi­sant en soi.

Bian­ca — Il fau­drait savoir quand même à quel anar­chisme on se réfère. Les exemples que tu as don­nés tout à l’heure sont, je crois, de mau­vais exemples parce que « Confron­ta­tion » et « l’A.-S. » ce sont de petits bul­le­tins tirés à peu d’exemplaires ; je pense que, d’autre part, ici, on ne s’identifie guère à des orga­ni­sa­tions anar­chistes actuelles. Il y a quelques années, on a eu un débat sur le mou­ve­ment anar­chiste qui, à l’époque, était « le Monde liber­taire », « Espoir », et je ne sais quoi, on n’avait pas grand-chose d’autre à quoi s’identifier. Dans le numé­ro 24, on a dis­cu­té de « Noir et Rouge », on a eu le texte de Book­chin qui est quand même un anar­chisme assez impor­tant, le texte de Furth et d’autres trucs où, sans faire nous-mêmes des tra­vaux ori­gi­naux, on a choi­si une cer­taine direc­tion. Per­son­nel­le­ment, je me sens beau­coup plus à l’aise que dans n’importe quel groupe mar­xiste, je veux dire au niveau de l’organisation. Je ne veux pas cra­cher sur Marx, mais ça m’emmerde roya­le­ment de lire des textes de mar­xistes qui ont besoin de se réfé­rer à Marx à tout moment. Je ne vois pas pour­quoi on a besoin de s’y réfé­rer tout le temps, comme nous on pour­rait se réfé­rer à Bakou­nine ou je ne sais qui, comme on ne le fait heu­reu­se­ment pas.

Pano­ra­mix — Oui, d’accord.

Bian­ca — Si on se démarque du mar­xisme, c’est par rap­port à cer­taines pra­tiques depuis Marx jusqu’à nos jours, et l’avantage de l’anarchisme sur le mar­xisme là-dedans c’est jus­te­ment, pour moi, le plu­ra­lisme de l’anarchisme et la pos­si­bi­li­té d’être anar­chiste sans se réfé­rer à un pas­sé, la pos­si­bi­li­té de se réfé­rer, d’une part, à cer­taines expé­riences pra­tiques révo­lu­tion­naires et, d’autre part, à cer­taines idées de base qui, effec­ti­ve­ment, manquent d’analyse théo­rique. Cer­tai­ne­ment que l’anarchisme jusqu’à pré­sent n’a guère offert d’instruments d’analyse, mais on peut en inven­ter, on peut en trou­ver de nou­veaux. Je trouve que le dédain dont tu fais preuve par rap­port au mot anar­chiste, moi, j’estime que j’en fais preuve aus­si, mais ça ne veut pas dire que je ne cherche pas avec curio­si­té des choses qui appa­raissent dans les jour­naux anar­chistes actuels, dans la pra­tique de cer­tains anar­chistes. C’est sur­tout un sens per­ma­nent de cri­tique par rap­port à d’autres mou­ve­ments, qui me semble extrê­me­ment sain.

Red Neck — Je suis fon­da­men­ta­le­ment d’accord avec cette néces­si­té d’approfondir et de sor­tir de l’humanisme liber­taire, mais je crois que c’est une étape ulté­rieure. Avant cela, en tout cas à notre niveau, nous devons essayer de faire une ana­lyse de ce que nous avons pro­duit jusqu’à pré­sent en tant que groupe de réflexion et puis, ensemble, essayer de voir plus loin et d’élaborer un pro­jet. C’est une étape, si on la fran­chit comme ça, direc­te­ment, il y en a qui ne pour­ront peut-être pas suivre, ne serait-ce qu’au point de vue de la for­ma­tion théo­rique, du lan­gage et tout ça. Ce que je constate dans le milieu où je vis c’est une pra­tique anti­au­to­ri­taire chez énor­mé­ment de gens, chez les tra­vailleurs éga­le­ment, les élé­ments d’analyse ou de cri­tique sont tou­jours pro­duits par des gens qui ne se trouvent pas dans les grou­pus­cules auto­ri­taires et cela, mal­heu­reu­se­ment, sans réfé­rence à un anar­chisme tra­di­tion­nel. Et c’est un manque, le mou­ve­ment ne dis­pose pas encore des outils néces­saires pour dif­fu­ser au niveau, disons, des « masses ». C’est qua­li­ta­tif et quan­ti­ta­tif. On risque, à un cer­tain moment, de deve­nir grou­pus­cu­laires et d’être cou­pés de la réa­li­té telle qu’on la vit ou telle que les gens peuvent la vivre à la base. J’ai posé la ques­tion tout à l’heure : où en sommes-nous, nous, indi­vi­dus, dans la pra­tique des luttes qui se déroulent, à n’importe quel niveau ? Que ce soit une idéo­lo­gie ou une théo­rie radi­cale, sommes-nous insé­rés dans les luttes ? Est-ce que ceux qui déve­loppent une théo­rie moins radi­cale sont insé­rés dans les luttes ? C’est à ce niveau-là qu’on peut poser la cri­tique du mou­ve­ment anar­chiste en général.

Had­dock — Cela me semble impor­tant à faire s’il y a quelque chose après. J’avoue ne pas voir la valeur de faire comme « Noir et Rouge » un bilan à la veille du sui­cide. Autant ça m’intéresse si ça conti­nue, autant cela ne m’intéresse pas si ça ne conti­nue pas.

Sur l’autre point, la dis­pute des éti­quettes : je crois que s’il y a une éti­quette que je veux bien mettre au gre­nier c’est bien celle d’anarchiste. S’il y a quelque chose dont je ne veux pas entendre par­ler, c’est bien de l’anarchisme. J’en ai ras-le-bol. La seule éti­quette qui ne puisse pas être récu­pé­rée est celle d’anar dans la mesure où elle est assi­mi­lée, dans le lan­gage com­mun, à celle de la des­truc­tion. Dans la situa­tion actuelle, cela me va très bien sans que je m’en réclame pour autant. Je suis dans une situa­tion où je refuse qu’on me mette une éti­quette sur le dos, mais si on me colle celle d’anar, je ne dis rien alors que si on m’en colle une autre, je rec­ti­fie. Il se trouve qu’on a des contacts avec des gens avec qui on tra­vaille, ils ne savent pas ce qu’on est. Résoudre le pro­blème en disant que l’anarchisme auquel on se réfère n’est pas l’anarchisme auquel la majo­ri­té des anars fait réfé­rence, c’est vache­ment chouette, mais cela ne veut pas dire. Je crois qu’il y a des pos­si­bi­li­tés pour cer­tains anar­chistes, mais faire de l’anarchisme un corps de doc­trine auquel on puisse se réfé­rer me semble par­ti­cu­liè­re­ment aber­rant, ça ne m’intéresse pas.

C’est tout aus­si aber­rant que le mar­xisme de Bar­rot qui consiste à prendre Marx et à com­men­ter en met­tant entre chaque ligne de Bar­rot un texte de Marx. Ça ne m’intéresse pas plus, sans pour autant dire qu’il ne peut avoir des idées inté­res­santes chez les gens du « Mou­ve­ment com­mu­niste », tout autant que chez les anars ou n’importe où ailleurs.

Sur le pro­blème de la pra­tique, je me suis volon­tai­re­ment et de fait cou­pé du mou­ve­ment anti­mi­li­ta­riste en France et spé­cia­le­ment dans mon coin. Non pas parce que cela ne m’intéresse pas, mais en ce sens que j’ai envie de faire autre chose que cela. Cela fait que ma pra­tique ne cor­res­pond plus du tout à ce qu’elle était avant.

Bian­ca — On peut essayer de faire le point. Il me semble qu’on uti­lise très peu les textes des BI qui ont cir­cu­lé au cours de ces der­niers mois, et il me semble qu’il y a là matière à dis­cus­sion. Par rap­port à ces docu­ments, est-ce qu’on voit mieux où se situent les diver­gences, les désac­cords et les pos­si­bi­li­tés ou les non-pos­si­bi­li­tés d’une base mini­male ? Il y a peut-être des cri­tiques qui n’ont pas tou­jours été exprimées.

Pano­ra­mix — J’ai tout relu avant de venir. Entre-temps, je suis pas­sé à Paris et on en a par­lé. Il y a dans le texte de Sloane une sorte de bilan néga­tif sur ce qu’étaient les bases anar­chistes et non vio­lentes au sein du groupe. Dans ma pre­mière réponse, je disais que j’étais d’accord, dans la deuxième je disais que c’était bai­sant, ça veut dire que je ne sai­sis­sais pas où Sloane et Yearl vou­laient exac­te­ment en venir ; cela ne m’apparaissait pas clai­re­ment à la lec­ture des textes. Après dis­cus­sion avec Had­dock, on ne com­pre­nait tou­jours pas très bien la démarche amor­cée, mais on était d’accord pour faire quelque chose pour bri­ser l’absence de réflexion col­lec­tive. On a essayé de voir plus l’aspect psy­cho­lo­gique de la chose. On avait l’impression qu’il y avait à la fois ce malaise théo­rique qui pour­rait peut-être se dépas­ser par une dis­cus­sion, mais qu’au niveau psy­cho­lo­gique et de l’inconscient col­lec­tif il y avait un blocage…

Ce soir, cha­cun a ses posi­tions, mais tout le monde ne les exprime pas, je ne sai­sis pas cette atmo­sphère assez lourde.

Ave­rell — Tu disais que tu en avais ras-le-bol du mot anar­chisme, mais dans les lettres tu te contre­dis et tu étais un des der­niers à vou­loir gar­der le titre. Il y a peut-être des évo­lu­tions qui se sont faites très rapi­de­ment, que je n’ai pas suivies.

Pano­ra­mix — Had­dock a très clai­re­ment expli­qué tout à l’heure que chan­ger le titre ne change pas l’absence de volon­té de tra­vail théo­rique, que ce n’est pas parce qu’on va chan­ger le titre qu’on va chan­ger la men­ta­li­té et l’état actuels. Pour nous, de toute façon, un titre peut se mettre en petits carac­tères gras…

Ave­rell — Je ne vous com­prends pas très bien.

Had­dock — Si on change un titre qui, à lui seul, limi­tait le style de par­ti­ci­pa­tion au groupe, sur quels cri­tères va-t-on conti­nuer à tra­vailler ? Jusqu’à pré­sent les cri­tères étaient rela­ti­ve­ment clairs même si on pou­vait les dépas­ser, et je m’aperçois d’une façon concrète qu’on n’est pas arri­vé à déga­ger ce genre de cri­tères et main­te­nant ça n’a pas l’air de prendre ce che­min. Si on veut faire autre chose c’est bien, mais on n’a pas l’air de savoir com­ment, avec qui, sur quelles bases, alors qu’auparavant le titre était clair même s’il ne reflé­tait pas la situa­tion en place. Dans un cadre comme ça, la cri­tique que je pou­vais faire, c’était une cri­tique de l’anarchisme de l’intérieur, une cri­tique radi­cale… Je ne vois pas bien ce qu’on veut faire. Est-ce qu’on va accep­ter n’importe qui ? Si, en sor­tant de cette réunion, on peut dire aux copains de l’extérieur qu’on veut qu’ils tra­vaillent avec nous, sur quelles bases cela pour­ra-t-il se faire ? … Il fau­drait attendre pour voir si on peut bos­ser ensemble d’une façon autre que ce qu’on a fait jusqu’à présent.

Pouvoir

Cor­to — Pen­dant l’année écou­lée, il y a eu cer­taines mini-ren­contres ; j’ai l’impression d’être res­té en retrait et, comme Pano, j’ai relu toutes les cir­cu­laires reçues. Le seul sché­ma d’explication que je pou­vais trou­ver c’est une que­relle de pou­voir au sein de nous.

Il y a des incom­pré­hen­sions ; je ne com­prends pas pour­quoi Untel a dit ceci, Untel cela ; ça ne peut s’éclairer que comme ça. C’est peut-être faux, je me méfie tou­jours un peu des sché­mas parce qu’on peut leur faire dire un peu tout ce qu’on veut, mais c’est la seule expli­ca­tion que j’ai trou­vée. Et ce soir encore à vous entendre, Had­dock et Pano­ra­mix… C’est tou­jours facile de jouer les plus radi­caux d’un groupe. Vous dites : « L’étiquette anar­chiste, on en a ras-le-bol ! » Au prix de quoi ? et le rejet de qui ? et pour­quoi ? Un tas de ques­tions qui arrivent en cas­cade ! Vous êtes les pre­miers à avoir mis l’accent sur les rap­ports de pro­duc­tion, comme cela a été dit au début de la réunion. Mais, alors que Yearl et Sloane vous reprennent sur votre propre ter­rain, alors qu’ils ont repris un cer­tain nombre de termes en éplu­chant vos textes, dans une ten­ta­tive de dépas­se­ment de l’anarchisme et de la non-vio­lence, vous allez encore plus loin pour les essouf­fler. Eux qui avaient été rela­ti­ve­ment dis­crets dans le groupe et qui ont pris leur place à une époque où Ave­rell et moi avions plu­tôt envie de nous mettre en retrait, vous arri­vez à radi­ca­li­ser encore plus pour essouf­fler tout le monde. Ce soir encore, je me demande si cette expli­ca­tion n’est pas valable. Je ne dis pas ça en termes d’agressivité, mais… Au niveau des rela­tions, il faut savoir à quoi on joue, cha­cun de nous, avec le pou­voir… ça fait par­tie des choses aus­si impor­tantes que les rap­ports de production.

Pano­ra­mix — J’expliquerais plu­tôt ça par un rap­port de force… ce n’est pas juste non plus… com­ment dire ça… Par chez nous, actuel­le­ment, on a un cer­tain nombre d’activités qui nous mettent au confluent d’un tas de choses. Cela nous a peut-être per­mis d’évoluer assez rapi­de­ment, d’être au cou­rant sans arrêt d’un tas d’événements, de recherches qui nous poussent nous-mêmes en avant et, d’autre part, la librai­rie telle qu’elle est, telle qu’on y bosse, nous semble un atout majeur en main pour faire un cer­tain nombre de choses. C’est peut-être en cela qu’il y a une rup­ture dans le rap­port de « force » entre nous. Il s’avère qu’effectivement, d’après la démarche de Sloane et de Yearl, on les pous­sait plus loin. Je dis que notre situa­tion nous a sor­tis d’un cer­tain iso­le­ment à la fois théo­rique et pra­tique, alors qu’au sein d’ANV on était assez enfer­més dans une cer­taine pra­tique et dans les pos­tu­lats théo­riques dont on n’a jamais tel­le­ment dis­cu­té ensemble.

Red Neck — Moi, je trouve qu’on s’arrête sur une éti­quette. Quand on dit j’ai avan­cé, il fau­drait aus­si dire par rap­port à quoi, le défi­nir plus pré­ci­sé­ment. Pour moi, le pro­blème fon­da­men­tal c’est d’être. C’est d’être et c’est de deve­nir, c’est cher­cher à dire ce qu’on fait et ce qu’on est réel­le­ment dans le contexte dans lequel on vit. Il sem­ble­rait que ta pra­tique à la librai­rie t’amène à prendre conscience d’un cer­tain nombre de choses. Or je crois qu’ici on n’est pas encore à ce niveau-là. Je pense même que ce débat n’est pas encore enga­gé au sein du mou­ve­ment anar­chiste tel qu’il se défi­nit en ce moment. Que sommes-nous ? Que fai­sons-nous ? Quelles sont nos pers­pec­tives de vie ?

Had­dock — Je vou­drais deman­der à Cor­to de conti­nuer l’analyse qu’il a faite ; quel pou­voir défen­dons-nous ? J’aimerais que tu expli­cites ce que tu as dit tout à l’heure.

Cor­to — Le pou­voir, c’est le vôtre.

Had­dock — Sur qui, sur quoi ?

Cor­to — En l’occurrence sur le groupe, acces­soi­re­ment sur la revue. C’est un outil exis­tant… je ne sais pas com­ment le dire autrement…

(long silence)

Bian­ca — À un cer­tain moment des dis­cus­sions cet hiver, j’ai deman­dé pour­quoi cer­tains… c’est sur­tout pour Pano­ra­mix, parce qu’il y a cer­taines choses qu’il écrit que j’avale assez mal, mais c’est peut-être uni­que­ment une ques­tion de forme… pour­quoi conti­nuais-tu le débat, au fait ? La dis­cus­sion avec Cor­to est faite un peu dif­fé­rem­ment, et il me semble que nous tous, la plu­part d’entre nous ici, on est assez atta­chés à ce que cer­taines formes de dis­cus­sion conti­nuent entre nous. On remet en cause la pos­si­bi­li­té de pour­suivre une réflexion de groupe, mais on est quand même venus et on conti­nue quand même à lan­cer des ponts. Il me semble qu’il y a deux aspects à ça. Il y a, d’une part, l’envie de faire pas­ser ses idées et donc d’utiliser une revue. Je sais que je le fais très fré­quem­ment quand je tombe sur un texte qui m’intéresse, j’aimerais assez le faire pas­ser dans ANV. Mais il y a aus­si, et pour moi c’est vache­ment impor­tant, les gens qui font la revue, le groupe qu’on forme, c’est quand même ça ANV, avant tout, ce sont les gens ici qui col­la­borent d’une façon ou d’une autre à la réa­li­sa­tion, à la vente, à la dif­fu­sion de la revue. D’après ce que tu as dit tout à l’heure, Pano­ra­mix, je me demande… je ne com­prends pas très bien pour­quoi c’est avec ANV que tu vou­drais conti­nuer ces dis­cus­sions si l’anarchisme, pour toi, ça ne vaut rien, si les textes où tu trouves un inté­rêt viennent de l’ultra-gauche. Moi, ça m’intéresse aus­si, évi­dem­ment, je pense qu’il n’y a pas de gens qui ne sont pas influen­cés par ce cou­rant actuel qui semble par­fois au centre du débat le plus radi­cal, mais je ne suis pas sûre que ce soit le plus radi­cal. Pour­quoi pour­suivre avec ces gens qui sont tous pas­sés par une pra­tique anti­mi­li­ta­riste, par un cer­tain anar­chisme, par une cer­taine non-vio­lence et qui, actuel­le­ment, se demandent un peu où ils en sont ?

Pano­ra­mix — Je pense m’être assez bien expri­mé dans le der­nier BI que j’ai fait. Cette pro­blé­ma­tique de réflexion sur la pra­tique par rap­port aux méthodes non vio­lentes, de leur effi­ca­ci­té ponc­tuelle, me semble quelque chose de très impor­tant et qui n’est abor­dé que dans ANV. C’est cette démarche qui me semble essen­tielle et le point d’achoppement pour une conti­nua­tion. En reli­sant tout ce que j’ai pu sur la non-vio­lence, je m’aperçois que sur sept ou huit ans d’existence d’ANV, au niveau intel­lec­tuel, il y a des œillères en ce qui concerne la non-vio­lence : ne pas avoir essayé de voir en dehors de la non-vio­lence, réflé­chir sur la vio­lence. Ça a été fait de temps en temps mais très, très peu et là je trouve qu’il y a des lacunes assez graves. J’ai défi­ni mon désir de conti­nua­tion, si je suis là, c’est pour ça.

Had­dock — Il y a, d’une part, la cri­tique du pou­voir que Cor­to trouve qu’on exerce sur le groupe et sur la revue et, d’autre part, le fait du rejet de l’anarchisme dont il me semble qu’on n’est pas a prio­ri les seuls défen­seurs ici… Je crois que si pou­voir réel il y avait eu à un moment don­né, il y aurait eu cas­sure. Jus­te­ment le pro­blème c’est que per­sonne n’a le pou­voir sur la revue.

Mutation

Red Neck — Je ne pense pas que pour ANV il soit ques­tion d’entrer ou de sor­tir du mou­ve­ment anar­chiste, fina­le­ment on a tou­jours été nous-mêmes, on n’a pas fait par­tie du mou­ve­ment tel qu’il existe main­te­nant. Je crois que c’est cette pro­blé­ma­tique-là qu’on doit conti­nuer, conti­nuer notre propre réflexion col­lec­tive et non pas cher­cher à se situer vis-à-vis de l’extérieur. Dès qu’on cherche à se situer vis-à-vis de cet exté­rieur, on ne pro­gresse plus. Au point de vue théo­rique bien sûr, pas vis-à-vis de la réa­li­té telle qu’on peut la ren­con­trer dans la société.

Bian­ca — Un titre neutre serait quand même plus favo­rable… Si le mot anar­chisme nous met dans le mou­ve­ment anar­chiste, le mot non-vio­lence nous met dans le mou­ve­ment non violent. Je pense que nous n’avons pas non plus tel­le­ment envie de nous y iden­ti­fier. Ce que disait Had­dock, sor­tir du mou­ve­ment anar­chiste, ça je ne peux pas l’accepter, per­son­nel­le­ment. Je n’ai pas du tout envie de sor­tir du mou­ve­ment anar­chiste. Je m’y réfère jus­te­ment aus­si pour gar­der une liber­té totale de cri­tique par rap­port à toutes les idées qu’on peut pêcher à un endroit ou à un autre. Pour moi, le débat actuel auquel tu fais réfé­rence, « ICO », « Néga­tion », « Inva­riance », etc. m’intéresse beau­coup et j’y trouve à man­ger. Je n’ai aucun scru­pule à en extraire cer­tains élé­ments même si je prends des élé­ments chez des gens qui se bouffent entre eux.

Red Neck — Je crois que le titre vien­dra après. Si on par­vient à avoir un pro­jet de tra­vail ensemble, à ce moment-là on pour­ra déci­der si oui ou non on garde « Anar­chisme et Non-Vio­lence » par rap­port au pro­jet qu’on aura défi­ni. Main­te­nant il n’y a pas de pro­jet, alors dis­cu­ter du titre… on tourne en rond. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait soi-même dans sa propre vie, avec d’autres personnes.

Yearl —  Moi, ça me gêne parce que si on entend défi­nir, à plus ou moins long terme, une cer­taine base théo­rique entre nous, on est condam­né à l’anarchisme et à la non-vio­lence et je trouve que c’est mal par­ti. Je n’accepte plus d’avoir cette éti­quette sur le dos, c’est clair.

Bian­ca — Dans les com­po­santes du pro­jet qu’on veut défi­nir ensemble, il entre un tas d’éléments qui, au niveau actuel, peuvent paraître assez contra­dic­toires. Cer­tains disent que c’est la pra­tique qui nous défi­nit et d’autres disent : la théo­rie avant tout. Il y a ce lien à faire parce que je pense que toi aus­si, Red Neck, tu recon­nais que ta pra­tique est liée à une théo­rie glo­bale. Par exemple, la pra­tique que j’ai actuel­le­ment au MLF… il y a sans arrêt un dan­ger de ne pas avoir une vision glo­bale ; c’est là qu’il s’agit de se défi­nir. Est-ce que cette défi­ni­tion poli­tique glo­bale, cette théo­rie glo­bale, doit être uni­taire pour cha­cun de nous, je crois qu’elle ne l’a pas été jusqu’à pré­sent. Le fait qu’on ait publié des textes ensemble, pro­duit des textes ensemble, cela ne veut pas néces­sai­re­ment dire qu’on avait exac­te­ment la même ana­lyse des forces sociales en pré­sence et de la révo­lu­tion à faire puisque, jus­te­ment, un des côtés qu’on avait d’anar c’était le plu­ra­lisme et ça l’est tou­jours, je pense. C’est tou­jours comme ça que j’ai vu la revue. C’est une com­po­sante très impor­tante pour moi. Mais aus­si une cer­taine exi­gence de cohé­rence dans notre pra­tique de lutte, dans notre pra­tique de vie ; c’est une exi­gence que je pose tout autant pour moi que pour ceux avec qui je bosse. Le pro­blème de la vio­lence me semble aus­si vache­ment impor­tant et là, jusqu’à pré­sent, je vois une dis­cor­dance entre ce que dit Pano­ra­mix de la vio­lence et les moyens actuels qu’il uti­lise pour l’analyser, et l’analyse éco­no­mique que tu fais, Red Neck ; je dis bien : jusqu’à pré­sent. Ça serait donc très impor­tant à défi­nir. Et puis le pro­blème du pou­voir dans le groupe, dans la revue, au niveau de la pra­tique quo­ti­dienne. Ce sont des élé­ments qu’on a tou­jours, plus ou moins, posés sous le titre d’«Anarchisme et Non-Vio­lence », libre à nous de les poser sans étiquette.

Cor­to — Si on regarde la col­lec­tion des numé­ros : on a tout d’abord pri­vi­lé­gié la non-vio­lence ; il y a eu une ana­lyse, ensuite on a par­lé des mou­ve­ments anar­chistes et main­te­nant on rentre, jus­te­ment, en par­ti­cu­lier le der­nier numé­ro, mais c’était sous-jacent depuis plu­sieurs numé­ros, dans les rap­ports de pro­duc­tion et autres. Je crois que la revue est un reflet assez fidèle de l’évolution glo­bale du groupe, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’évolutions indi­vi­duelles plus en pointe encore. Je veux bien dépas­ser l’anarchisme et la non-vio­lence, j’y suis prêt, mais je n’ai pas envie qu’on me bous­cule, je ne veux pas les dépas­ser si on me l’impose.

Fin­lay — Je ne vois pas com­ment dépas­ser l’anarchisme…

Rahan — Je me demande si ce n’est pas mettre là char­rue devant les bœufs que de vou­loir aban­don­ner le sigle ANV alors qu’il y a le vide à côté ; on n’a rien de prêt, tout est encore très vague et on ne sait pas où on va. Je voyais cette muta­tion comme un pro­ces­sus his­to­rique ; la vieille peau était usée et il y en avait une nou­velle en des­sous, on balan­çait la vieille peau. Appa­rem­ment, si on l’enlève, il n’y a rien en des­sous ou c’est tout jeune, ça ne tient pas debout tout seul, alors je ne com­prends pas pour­quoi on est si pres­sés de foutre en l’air la vieille struc­ture. Elle s’est peut-être cas­sé la gueule, et encore pas tout à fait puisqu’elle nous a per­mis de nous ren­con­trer ici.

Red Neck — On devrait essayer de faire une syn­thèse du tra­vail accom­pli. On n’a même pas ana­ly­sé les causes d’un éven­tuel échec. Je ne sais pas si tout le monde est d’accord avec l’échec du groupe, disons, pré­cé­dent ? Tout à l’heure, Rahan a pro­po­sé que cha­cun se situe par rap­port à la revue ou que cha­cun situe la revue dans sa vie quo­ti­dienne. Ça nous a appor­té quoi, ANV ? Qu’est-ce qu’on attend encore d’ANV ?

Cor­to — Je veux bien conti­nuer à tra­vailler et essayer de déga­ger, au cours des années, une théo­rie poli­tique glo­bale, mais je ne veux pas que ce soit au mépris de la vie quo­ti­dienne, des pro­blèmes rela­tion­nels, etc., ça conti­nue à faire un tout et ça me paraît la conti­nui­té d’ANV et non pas une rup­ture radi­cale ; on tourne la page, mais en chan­geant le titre cela n’est pas vrai qu’on ne sera plus le même groupe. Je ne renie pas le pas­sé, je ne suis pas pas­séiste, mais c’est l’aboutissement d’un cer­tain nombre d’années de tra­vail en com­mun. Que cet abou­tis­se­ment soit pas­sé par une période vaseuse qui dure, qui se pro­longe, ça fait mal parce qu’on a envie de dépas­ser ce stade, mais que ce stade soit arri­vé, au niveau du groupe, cela n’a abso­lu­ment rien d’inquiétant, le contraire aurait été étonnant.

Red Neck — Jusqu’à pré­sent, je n’ai res­sen­ti per­sonne qui soit oppo­sé à la remise en ques­tion de la théo­rie qui se dégage des divers articles publiés dans la revue. Seule­ment, je n’ai pas l’impression qu’on ait fait un tra­vail de recherche à ce niveau. On a com­men­cé à le faire une pre­mière fois à l’occasion de la com­pa­rai­son avec « Noir et Rouge ». Je parle tou­jours d’un bilan, car cela me semble de plus en plus impor­tant pour qu’on puisse se situer par rap­port à d’autres cou­rants… Pour ma part, dans ma pra­tique quo­ti­dienne, je me réfère très peu sou­vent à ANV de par ma situa­tion dans le pate­lin, mais c’est au niveau plus théo­rique, c’est un rac­cro­chage qui se situe éga­le­ment au niveau affec­tif. La revue a pu jouer un cer­tain rôle d’apport au sein du mou­ve­ment non violent, qu’on peut remettre en ques­tion bien enten­du et que beau­coup d’entre nous mettent en ques­tion, et être aus­si un lieu de recherche, j’allais dire au sein du mou­ve­ment anar­chiste, mais enfin comme on ne se situe pas au sein de ce mou­ve­ment… Le pro­blème fon­da­men­tal est peut-être de savoir si on veut aller vers une pra­tique de groupe ou si la revue doit être uni­que­ment un lieu de réflexion en se disant que la réflexion peut être reprise par d’autres.

Yearl — Qu’est-ce que tu entends par pra­tique de groupe ?

Red Neck — Inter­ven­tion d’un groupe dans le contexte social. ANV, ça n’a jamais été ça, mais il y a des inter­ac­tions de par les écrits, de par des posi­tions indi­vi­duelles parce que nous sommes nous-mêmes sur notre lieu de tra­vail. Là, c’est un pro­blème différent.

Ave­rell — Moi, je veux qu’il y ait inter­ac­tion du quo­ti­dien et de la théo­rie poli­tique glo­bale, mais je vou­drais quand même qu’on règle les pro­blèmes. Qu’on fasse une sépa­ra­tion pour pou­voir en discuter…

Cor­to — Sur le plan poli­tique, on n’est pas arri­vés à sai­sir… on n’a pas bien notre place dans le mou­ve­ment anar ou anti­au­to­ri­taire alors qu’on l’a prise dans le mou­ve­ment non violent, dans ce milieu-là nous sommes les radi­caux. Au niveau du bilan, il faut faire cette consta­ta­tion. Par contre, dans le mou­ve­ment social aujourd’hui il y a un trou, quelque chose est en train de se for­mer, mais j’aurais aimé conti­nuer ce tra­vail en équipe.

Had­dock — Dans le der­nier BI, il y avait trois pos­si­bi­li­tés : sabor­dage, scis­sion et mutation.

Pano­ra­mix — Qu’est-ce qu’on va faire ? Quand j’ai défi­ni ma démarche, ANV me sem­blait en tant que revue et en tant que groupe un moyen et un élé­ment posi­tif parce qu’il y a un cer­tain nombre de gens qui se connaissent, parce qu’il y a un cer­tain res­pect, etc.; c’était le lieu le plus adap­té pour une cer­taine réflexion. Si, pour un tas de rai­sons, ça ne marche plus, je ne vais pas m’apitoyer des­sus et, en fin de compte, je peux faire autre chose avec d’autres gens qui vont un peu dans la même direc­tion, cela n’est pas impos­sible, ça ne me gêne pas.

Had­dock — J’ai un cer­tain nombre de pro­po­si­tions extrê­me­ment pré­cises, mais qui demandent un préa­lable : la muta­tion. Par exemple, dis­cu­ter sur des textes pré­cis, en tirer et déve­lop­per des don­nées. C’est la seule façon qui semble actuel­le­ment pos­sible vu le déve­lop­pe­ment théo­rique du groupe. Au niveau de l’ordre de jour, il était pré­vu des dis­cus­sions sur deux ou trois textes et ça me sem­blait l’endroit pour lan­cer des dis­cus­sions, pour com­men­cer une recherche effec­tive à par­tir de sup­ports concrets.

Tant que le pro­blème de la muta­tion et celui de sa forme n’auront pas été réso­lus, tout le reste sera pen­dant ; je n’ai pas envie de dis­cu­ter d’autre chose. À par­tir du moment où le prin­cipe de la muta­tion est accep­té, on peut voir com­ment muter et foutre la vieille peau en l’air ; à ce moment-là, j’ai un tas de choses à dire. Il y a néces­si­té de muta­tion. Je suis venu pour faire un accou­che­ment et cela me semble très dou­lou­reux. Je ne sais pas s’il faut prendre le for­ceps ou quoi !

Ave­rell — Je suis content que tu parles d’accouchement, mais tu me parais une bien mau­vaise sage-femme.

Had­dock — Faire un accou­che­ment avant terme c’est mauvais.

Yearl — C’est peut-être une gros­sesse nerveuse…

Ave­rell — Je suis pour la mutation ! 

La Presse Anarchiste