La Presse Anarchiste

Éditorial

Il y a fort à parier que pour les his­to­riens de l’a­ve­nir le fait le plus mar­quant de ces der­niers mois ne sera pas le 13 mai, le retour au pou­voir de De Gaulle et la Ve Répu­blique, mais bien le lan­ce­ment du Mar­ché Commun.

Cette grande ini­tia­tive patro­nale dépasse de loin tous les cal­culs et pro­jets de nos hommes et mou­ve­ments de gauche encore attar­dés à sup­pu­ter les chances d’une socia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie fran­çaise. Comme si l’é­co­no­mie fran­çaise exis­tait encore réellement.

L’ins­tal­la­tion pro­gres­sive du Mar­ché com­mun, pra­ti­que­ment imper­cep­tible certes au niveau de la consom­ma­tion cou­rante, doit entraî­ner d’i­ci quelques années seule­ment l’u­ni­fi­ca­tion de l’é­co­no­mie conti­nen­tale euro­péenne. Telle est la déci­sion du grand capital.

Depuis le Car­tel inter­na­tio­nal de l’A­cier avant guerre et le Plan Schu­man après, il a soi­gneu­se­ment pré­pa­ré l’opération.

L’u­ni­fi­ca­tion poli­tique ne doit pas suivre. Et sur­tout pas l’u­ni­fi­ca­tion syn­di­cale et ouvrière.

— O —

Quelle peut être la posi­tion anar­chiste face à cet événement ?

1°) s’en dés­in­té­res­ser, comme de tout ce qui est impor­tant mais sort du cadre de nos pré­oc­cu­pa­tions habituelles.

2°) pleur­ni­cher comme les par­tis socia­liste et com­mu­niste et autre pou­ja­diste sur les sec­teurs mar­gi­naux de l’é­co­no­mie capi­ta­liste que cela met en danger.

3°) ou essayer de devan­cer les capi­ta­listes euro­péens en étant plus inter­na­tio­na­listes qu’eux et tra­vailler à ce qu’à l’in­ter­na­tio­nale des patrons réponde une inter­na­tio­nale ouvrière RÉELLE.

— O —

Il y a 7 ans déjà, nous dénon­cions en vain dans « Le Liber­taire » le scan­dale qu’é­tait l’exis­tence d’un pool char­bon-acier se jouant des fron­tières alors que syn­di­cats, grèves et reven­di­ca­tions s’y arrê­taient. Depuis, chaque pro­lé­ta­riat, chaque pay­san­nat a conti­nué sa vie natio­nale sépa­rée, tan­dis que le capi­ta­lisme coor­donne chaque année un peu plus ses méthodes et ses intérêts.

Et le jour est arri­vé où, après Krupp, de Wen­del et Cocke­rill, des com­pères comme Renault, Fiat et Volks­wa­gen peuvent jouer leurs ouvriers les uns contre les autres sans que ces der­niers aient seule­ment appris à se connaître. Sans que les métal­los de Nantes-St Nazaire et du Schles­wig-Hol­stein aient com­pa­ré leurs luttes.

Empê­trées par leurs bureau­cra­ties dans le jeu natio­nal et par­le­men­taire les classes ouvrières sont moins capables de se déga­ger d’un cadre désuet que leurs exploiteurs.

— O —

Qu’est l’Eu­rope des six ? Une Europe conti­nen­tale tron­quée certes de tout l’Est sous-déve­lop­pé domi­né par la Rus­sie, et de quelques pays de troi­sième ordre (Suisse, Autriche, Ibé­rie, Grèce) qui risquent d’être entraî­nés dans son orbite.

C’est sur­tout un ensemble éco­no­mique indus­tria­li­sé com­pa­rable seule­ment à l’URSS et aux USA.

C’est pour la pre­mière fois le conti­nent euro­péen sur­mon­tant la divi­sion impo­sée par l’An­gle­terre et pou­vant sur­clas­ser celle-ci.

C’est la France bas­cu­lant du côté de l’Al­le­magne après avoir été depuis 50 ans un satel­lite diplo­ma­tique de l’Angleterre.

C’est aus­si un pro­lé­ta­riat des plus expé­ri­men­tés au pas­sé révo­lu­tion­naire des plus riches, ayant vécu par ins­tant des débuts d’ac­tion com­mune (1918 – 19, 1936, 1945).

C’est ceci qui nous intéresse.

Nous ne sommes plus à l’é­poque où lorsque Paris bou­geait l’Eu­rope trem­blai d’un bout à l’autre (1830, 1848).

Mais la lutte de la classe ouvrière euro­péenne est un fac­teur d’un tout autre poids :

— D’un poids déci­sif par sa rela­tive iner­tie après 1918

— D’un poids déci­sif par son dyna­misme si elle sait le retrouver.

Encore lui reste-t-il à prendre conscience de sa force.

Noir et Rouge 

La Presse Anarchiste