La Presse Anarchiste

Essai critique sur un système de monnaie en régime socialiste

En régime capi­ta­liste le rôle de la mon­naie est d’ex­pri­mer la valeur des mar­chan­dises à tra­vers leur rap­port d’é­change, c’est-à-dire le rap­port temps de pro­duc­tion sociale accu­mu­lé dans ces mar­chan­dises, l’é­ta­lon-or ser­vant de com­mune mesure sur le plan inter­na­tio­nal. Mais, de plus, la mon­naie échan­giste en régime capi­ta­liste doit pos­sé­der une autre qua­li­té décou­lant de la pre­mière conser­ver cette valeur dans le temps, en un mot être apte dans le cycle « argent-mar­chan­dise-argent » de capi­ta­li­ser dans le temps le « sur-tra­vail » ou « plus-value ».

La décou­verte de la mon­naie dite fon­dante (sys­tème Sil­vio Ges­sel) ou « sen­si­bi­li­sée » de Robert Milocque chère à « Jaf­fet » cet apôtre de la col­la­bo­ra­tion capi­tal-tra­vail ne change rien au carac­tère de la mon­naie capi­ta­liste si ce n’est d’ac­ti­ver le cycle argent-mar­chan­dise dans la pre­mière forme et d’a­jou­ter dans la deuxième une sen­si­bi­li­sa­tion décou­lant de la productivité.

La monnaie en régimes socialistes

Si nous par­lons au plu­riel de « régimes » socia­listes, ceci découle du fait que 2 grandes écoles se réclament du socia­lisme : 1. le col­lec­ti­visme, 2. le communisme.

Bien que les mar­xistes fassent une dis­tinc­tion entre les deux régimes, pour nous le com­mu­nisme reste la forme du socia­lisme pous­sée à son inté­gra­li­té (pro­duc­tion-consom­ma­tion), alors que le col­lec­ti­visme ne pré­voit que la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion et ser­vices publics, tout en conser­vant une rétri­bu­tion indi­vi­duelle sui­vant la quan­ti­té et la qua­li­té du tra­vail four­ni « à cha­cun sui­vant ses œuvres ».

Dans ce domaine, le régime sovié­tique peut être qua­li­fié d’é­ta­to-col­lec­ti­visme partiel.

I. Collectivisme

La mon­naie en régime col­lec­ti­viste reste déter­mi­née par la « valeur temps de pro­duc­tion sociale moyenne », peu importe d’ailleurs que la déno­mi­na­tion offi­cielle reste franc, rouble, etc., au lieu de heures, minutes, le nom et la valeur de l’heure étant ici pure­ment conven­tion­nels. Que nous disions qu’un pro­duit à une valeur de 1 heure de tra­vail ou que, conven­tion­nel­le­ment, nous don­nions à la mon­naie le nom de « franc » et que nous fixions la valeur heure à 100 fr, la dif­fé­rence n’est pas dans les termes employés puisque 1 heure et 100 francs dans cet exemple sont équivalents.

La valeur temps repose donc sur la défi­ni­tion de la valeur à tra­vers la durée ou le tra­vail accu­mu­lé dans un pro­duit et par exten­sion dans l’en­semble de la pro­duc­tion à tra­vers les divers opé­ra­tions suc­ces­sives qui portent la matière pre­mière à l’é­tat d’ob­jet fini, sui­vant la défi­ni­tion marxiste.

Une pre­mière consta­ta­tion s’im­pose : ce sys­tème repose sur le coût de la pro­duc­tion ou coût de revient. Dès lors, ce qui le dif­fé­ren­cie du sys­tème capi­ta­liste, c’est la sup­pres­sion de la « rente » ou « plus-value » pure­ment capi­ta­liste ; par contre il conserve une par­tie des tares, le « coût de revient » ne don­nant pas une défi­ni­tion réelle de la valeur sociale d’un pro­duit sur le plan de la consom­ma­tion mais seule­ment le rap­port temps-objet.

Ain­si, en pre­nant l’exemple de la France, sur un chiffre moyen, la pro­duc­tion natio­nale donne 200 Kgs de blé et 150 litres de vin par habi­tant sans que cela signi­fie que le coût de pro­duc­tion-temps de ces deux pro­duits soit équivalent.

Le régime col­lec­ti­viste se défi­nit « à cha­cun sui­vant ses œuvres » cela signi­fie en clair une double clas­si­fi­ca­tion dans le tra­vail : quan­ti­ta­ti­ve­ment (durée) et qua­li­ta­ti­ve­ment pour un tra­vail supé­rieur en qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle ou en connais­sances don­nées. Le tra­vail supé­rieur deve­nant alors du tra­vail simple mul­ti­plié, par exemple : une jour­née d’un ingé­nieur égale 6 jour­nées d’un manœuvre… Le carac­tère de rétri­bu­tion indi­vi­duelle du col­lec­ti­visme conserve donc bien encore une tare du régime capi­ta­liste. En effet, si la « plus-value » qui était à la base de la « for­ma­tion » puis de « l’ac­cu­mu­la­tion capi­ta­liste » en tant que part du Capi­tal est sup­pri­mée il n’en per­siste pas moins une « plus-value » pour la rétri­bu­tion de la hié­rar­chie rétri­bu­tion pure­ment conven­tion­nelle en régime « col­lec­ti­viste » sans limites établies.

Si, théo­ri­que­ment, la défi­ni­tion et la réa­li­sa­tion de la mon­naie temps est simple puis­qu’elle consiste à déter­mi­ner par branche de pro­duc­tion don­née le temps moyen social conte­nu dans un objet, il ne reste plus qu’à mul­ti­plier et addi­tion­ner les temps de pro­duc­tion moyens pour avoir la valeur-temps glo­bale, qui doit être égale au total des temps expri­més en heures de l’en­semble des pro­duc­teurs et tra­vailleurs d’un pays don­né et, ensuite, mul­ti­plier ou divi­ser sui­vant le cas par le coef­fi­cient démo­gra­phique. Ce coef­fi­cient démo­gra­phique découle du fait que s’il y a 100% de consom­ma­teurs il n’y a guère que 50% de tra­vailleurs. De plus sur les 50% de non-tra­vailleurs, les besoins ne sont pas équi­va­lents (enfants, vieillards par exemple) Pour chaque âge ou cas on donne un « coef­fi­cient-besoin » puis on trans­forme ces besoins infé­rieurs à ceux de l’a­dulte en valeur-adulte pour avoir enfin le coef­fi­cient total valeur-adulte.

Sup­po­sons donc qu’un objet contienne 1 heure de tra­vail ou 100 F si l’on conserve le terme franc (100 égalent 1 heure dans ce cas), le coef­fi­cient démo­gra­phique étant sup­po­sé être 2 (1 tra­vailleur pour un non-tra­vailleur) le pro­duit vau­dra donc 2 heures ou 200 F en mul­ti­pliant par 2. Le tra­vailleur rece­vra l’é­qui­valent-mon­naie de son temps de tra­vail, mais il ne pour­ra acqué­rir avec cela que la moi­tié de sa quotte-part-pro­duc­tion, afin de per­mettre aux non-tra­vailleurs ou non-pro­duc­teurs d’ac­qué­rir éga­le­ment leur part.

Il va sans dire que nous avons pris dans l’exemple qui pré­cède une défi­ni­tion « coût final » simple, nous n’a­vons pas tenu compte de l’exis­tence d’une hié­rar­chie ce qui, en fait, aurait por­té le coût final consom­ma­tion à 3 heures ou 300 F en admet­tant que, comme en Rus­sie, 50% du reve­nu natio­nal aillent à la hié­rar­chie ou bureaucratie.

Il ne reste donc plus alors qu’à don­ner à chaque adulte et non-adulte sa part-temps égale à celle du tra­vailleur de base compte tenu des besoins.

Nous venons de voir que si la défi­ni­tion de la valeur-temps est théo­ri­que­ment simple, pra­ti­que­ment elle devient très complexe.

Pre­nons l’in­dus­trie auto­mo­bile, par exemple, et en tenant compte que dans les 3 fac­teurs de pro­duc­tion nature, science et homme seul ce der­nier est à la fois moyen et fin, c’est-à-dire oné­reux. Le mine­rai, lui, c’est la nature : il est gra­tuit jus­qu’au moment ou du tra­vail accu­mu­lé pour son extrac­tion est conte­nu dans ce mine­rai. À par­tir de ce moment où le fac­teur homme entre en jeu il repré­sente une valeur-temps.

De la mine à la fon­de­rie, en tenant compte du coût-temps-homme-kilo­mètre-trans­port de la fon­de­rie à la trans­for­ma­tion, de la trans­for­ma­tion à l’u­sine auto­mo­bile : encore un coût-trans­port. Là, il va être trans­for­mé en auto, camion­nette, camion, trac­teur, etc. Ces caté­go­ries ayant cha­cune un coût-pro­duc­tion don­né, compte tenu de la valeur-temps accu­mu­lée pour l’ex­trac­tion, fon­de­rie, trans­ports, etc. Nous voyons donc la com­plexi­té et le nombre de per­sonnes occu­pées à la sta­tis­tique coût-temps néces­saire dans cette suite inin­ter­rom­pue de trans­for­ma­tions, de plus le temps de pro­duc­tion varie­ra dans des usines dif­fé­rentes n’ayant pas tous une pro­duc­ti­vi­té égale, même en admet­tant qu’en socié­té col­lec­ti­viste, comme com­mu­niste d’ailleurs, on arrive à une plus grande stan­dar­di­sa­tion et, par là, une ratio­na­li­sa­tion socia­liste supé­rieure à l’ac­tuel régime concur­ren­tiel — concur­rence main­te­nue d’ailleurs avec la monnaie-temps.

Si nous ajou­tons aux dif­fi­cul­tés pra­tiques, même dans des sec­teurs tech­ni­que­ment avan­cés comme dans l’exemple cité, la sur­vi­vance d’un sec­teur indi­vi­dua­liste : arti­sans, petits pay­sans, petites manu­fac­tures dans les débuts de la socié­té révo­lu­tion­naire, nous voyons que le pro­blème devient encore plus com­plexe. Le coût-temps chez un pay­san indi­vi­duel varie du simple au triple ou qua­druple par rap­port à une ferme socia­li­sée tra­vaillant avec des moyens tech­niques supé­rieurs et béné­fi­ciant d’un tra­vail social mul­ti­plié. De même le coût par région don­née, tant dans le sec­teur pri­vé que col­lec­ti­viste, subit éga­le­ment des varia­tions sen­sibles avec « les diverses régions ». Nous ne voyons pas très bien la déter­mi­na­tion « valeur-temps » de pro­duc­tion d’un choux-fleur, d’un kg de tomates d’une botte de radis, etc. C’est une armée de chro­no­mé­treurs qu’il fau­drait ! Le coût d’un ser­vice public dans ses divers ser­vices ? Même si, avec cer­taines écoles col­lec­ti­vistes qui pré­voient la gra­tui­té de tous les ser­vices publics, on éli­mine ce pro­blème, il reste le sec­teur pro­duc­tif pro­pre­ment dit, et c’est déjà bien complexe.

Nous devons avant de conclure ce cha­pitre abor­der rapi­de­ment la concep­tion du « col­lec­ti­visme anar­chiste » défen­du par Bakou­nine par oppo­si­tion au « com­mu­nisme auto­ri­taire » de Marx, puis repris par Ricar­do Meilla qui en fut le der­nier théo­ri­cien ; chez ce der­nier, il était une syn­thèse du « mutuel­lisme » prou­dhon­nien et du col­lec­ti­visme de Bakou­nine (sec­teur indi­vi­duel et sec­teur collectiviste).

Il va sans dire que si Bakou­nine par­lait d’une rétri­bu­tion d’a­près le temps de tra­vail, pour lui, « à cha­cun selon ses œuvres » n’a jamais signi­fié l’exis­tence ou la per­sis­tance d’une hié­rar­chie, c’est-à-dire d’une rétri­bu­tion qua­li­ta­tive du tra­vail. Bakou­nine s’est tou­jours affir­mé par­ti­san d’une éga­li­té éco­no­mique pour une durée de tra­vail don­née quelle que soit la spé­cia­li­sa­tion du tra­vailleur : la socié­té socia­liste assu­mant la charge d’é­du­ca­tion, d’ins­truc­tion, de docu­men­ta­tion des spé­cia­listes, tech­ni­ciens, savants, d’une façon com­plète et gra­tuite, ces der­niers seraient mal venus de deman­der une part plus grande dans la répar­ti­tion de la pro­duc­tion, ils ne font que rendre à la socié­té par leurs connais­sances et savoir que, grâce à elle, leur intel­li­gence leur a per­mis d’ac­qué­rir, l’a­vance que leur avait faite cette même société.

Nous voyons que les concep­tions socia­listes de Bakou­nine se rap­prochent en fait du com­mu­nisme-anar­chiste, né un peu plus tard…

La monnaie de consommation en régime communiste-anarchiste :

Le prin­cipe com­mu­niste se défi­nis­sant par la for­mule célèbre « de cha­cun sui­vant ses moyens, à cha­cun sui­vant ses besoins » nous voyons que le com­mu­nisme n’est, en fait, que du socia­lisme inté­gral. Le col­lec­ti­visme ne socia­lise que les moyens de pro­duc­tion et ser­vices publics mais main­tient une rétri­bu­tion indi­vi­duelle « à cha­cun suivent ses œuvres » : le col­lec­ti­visme repose donc sur « l’é­change », alors que le com­mu­nisme socia­lise en plus la consom­ma­tion, réa­lise l’é­ga­li­té éco­no­mique ou équi­va­lence des condi­tions. Il repousse donc, toute concep­tion échan­giste, pour réa­li­ser une éco­no­mie des besoins, « l’é­co­no­mie distributive ».

Com­ment réa­li­ser dans les faits, ce prin­cipe d’é­ga­li­té économique ?

Ici une paren­thèse : Il va sans dire que — en par­ti­cu­lier dans le domaine ali­men­taire qui est le domaine ou une telle expé­rience peut être réa­li­sée, après éva­lua­tion des stocks et pro­duc­tion don­née, par branches — toute pro­duc­tion suf­fi­sam­ment abon­dante pour être dis­tri­buée « libre­ment » sans entraî­ner de per­tur­ba­tions sera dis­tri­buée libre­ment. Nous pen­sons, d’ores et déjà, que, pour la France en par­ti­cu­lier et compte-tenu des capa­ci­tés de pro­duc­tion pré­sentes, le pain, les pâtes ali­men­taires, la farine, etc., pas mal de légumes, les céréales en géné­ral, cer­tains fruits pour­raient sans dan­ger, après un temps plus ou moins long, être dis­tri­bués libre­ment, de même pour cer­taines pro­duc­tions indus­trielles. Pour ces pro­duits abon­dants donc, pas de problème.

Pour les pro­duits insuf­fi­sam­ment abon­dants pour être dis­tri­bués libre­ment et pas assez rares pour être répar­tis ration­nel­le­ment, il existe deux procédés :

1° les bons de répartition

éta­blis en fonc­tion des besoins de la socié­té dans son ensemble. Dans le cas du « col­lec­ti­visme », cette éva­lua­tion tien­dra compte du nombre d’en­fants par groupe d’âge, des « non-pro­duc­teurs » ou « non-tra­vailleurs » : femmes occu­pées chez elles, infirmes, malades, vieux tra­vailleurs, etc., et aus­si du nombre de ménages, des céli­ba­taires, etc., sta­tis­tiques faciles à éta­blir et qui existent d’ailleurs en socié­té capi­ta­liste. Cela dit, il est facile d’a­voir un tableau des besoins.

S’a­git-il de répar­tir des cui­si­nières, four­neaux à gaz, machines à laver, réfri­gé­ra­teurs, etc ? Ces articles n’in­té­ressent, en géné­ral, que les ménages, l’homme ou la femme vivant seul, en hôtel muni­ci­pal, et man­geant dans des res­tau­rants muni­ci­paux ou d’en­tre­prise, fai­sant laver leur linge à la Blan­chis­se­rie muni­ci­pale de rue, de quar­tier, les vieux seuls, en mai­son de retraite, n’ont pas besoin de tels articles.

En tenant compte de tous ces fac­teurs et connais­sant l’im­por­tance des stocks et des capa­ci­tés pro­duc­tives à une époque don­née, tout en main­te­nant tou­jours une marge de sécu­ri­té dans les stocks, il est simple de dis­tri­buer par branche de pro­duc­tion la quotte-part de cha­cun en bons de répar­ti­tion, cha­cun s’ap­pro­vi­sion­nant aux maga­sins spé­cia­li­sés des vil­lages et villes des pro­duits en échange de ses bons.

Si ce pro­cé­dé semble en tout point équi­table, on lui reproche, à juste titre d’ailleurs, d’être trop rigide, de ne pas res­pec­ter le choix et les goûts de cha­cun : telle per­sonne végé­ta­rienne n’au­ra que faire de son « bon » men­suel de viande par exemple, telle autre per­sonne n’au­ra que faire de son « bon » pour un réfri­gé­ra­teur qu’elle pos­sède déjà alors qu’une machine à laver ferait mieux son affaire, etc.

La « monnaie de consommation » ou « monnaie distributive »

Tout cela nous oblige à pré­voir un moyen plus adap­té aux goûts et besoins de cha­cun. Car, si, bien sou­vent, on a assi­mi­lé le « com­mu­nisme-liber­taire » à l’u­ni­for­mi­té, c’est, hélas ! que l’on connaît mal nos concep­tions ou que l’on vou­lait, par cette bou­tade, convaincre les autres que nous n’é­tions que des nive­leurs à tout prix.

L’é­ga­li­té éco­no­mique, pour nous, ne peut se conce­voir que dans le res­pect des diver­si­tés de goût, l’u­ni­for­mi­té, c’est la caserne.

De même qu’un indi­vi­du naît avec des facul­tés phy­siques ou intel­lec­tuelles dif­fé­rentes de tel autre, de même il faut admettre des goûts, des voca­tions dif­fé­rentes. La seule chose que nous ne pou­vons admettre : c’est que quel­qu’un puisse « se goin­frer » pen­dant que d’autres crèvent de faim, que cer­tains habitent des immeubles insuf­fi­sam­ment occu­pés pen­dant que d’autres crachent leurs pou­mons dans des tau­dis, etc.

Les réa­li­tés humaines nous font un devoir d’en­vi­sa­ger un moyen moins rigide que les bons de répar­ti­tion ; ce moyen c’est la « mon­naie de consom­ma­tion » ou encore « mon­naie distributive ».

Com­ment réa­li­ser tech­ni­que­ment une mon­naie de consom­ma­tion qui soit, comme son nom l’in­dique, le reflet non plus du coût de pro­duc­tion-temps, mais le reflet de la pro­duc­tion à dis­tri­buer indé­pen­dam­ment du « coût de revient » de l’é­co­no­mie « échangiste » ?

L’ap­pli­ca­tion en est simple. Connais­sant le fac­teur démo­gra­phique d’une part, et la masse de pro­duits à dis­tri­buer, d’autre part, il est facile de déter­mi­ner la part-mon­naie de chacun.

Il résulte du rap­port des parts moyennes de cha­cun pour l’en­semble des pro­duits, comme dit dans la par­tie « bons ». Disons tout de suite que le nom don­né à cette mon­naie nous importe peu, qu’on l’ap­pelle « point » ou, pour res­ter d’a­van­tage dans les habi­tudes, « franc » : le résul­tat et le conte­nu est le même.

Pre­nons un exemple ; nous par­tons du prin­cipe que les parts moyennes de cha­cun pour les divers objets ou pro­duits ont une même valeur comptable :

Sup­po­sons que les parts moyennes pour quelques objets et pro­duits soient par an :

Blé : 200 Kg — esti­mons le Kg à 10 F = 2.000 F.

Vin 200 L. = 2.000 /​ 200 = 10 F le litre.

Tis­sus
– Laine 15 M = 2.000 /​ 15 = 133 F le mètre.
– Coton : 20 M = 2.000 /​ 20 = 100 F le mètre.
– Soie : 8 M = 2.000 /​ 8 = 250 F le mètre.

Viande : 100 Kg = 2.000 /​ 100 = 20 F le kilo.

Poste T.S.F.: ¼ = 2.000 × ¼ = 8.000 F pièce.

Nous voyons par ce court exemple qu’il y a bien un rap­port « quan­ti­té pro­duits — mon­naie consom­ma­tion » quand on les com­pare sur les quan­ti­tés moyennes ; tan­dis que le coût-temps don­ne­rait évi­dem­ment des rap­ports dif­fé­rents. Exemple : la viande est par rap­port de 100 à 200 en ce qui touche le blé et bien dans les mêmes rap­ports mon­naie 10 à 20, alors que la mon­naie-temps don­ne­rait : 10 à 60 envi­ron, blé-laine : 10 à 200 au moins.

Si la pro­duc­tion varie : le rap­port varie dans des pro­por­tions inverses. Ain­si, si nous obte­nons 20 mètres de tis­su de laine au lieu de 15 dans l’exemple, le rap­port-mon­naie sera de 2.000/20 = 100 F le mètre au lieu de 133 F. et ain­si de suite : le rap­port « masse-mon­naie dis­tri­bu­tive » et « masse-pro­duits » reste tou­jours constant dans ses pro­por­tions inverses.

Mais tout de suite, une ques­tion se pose : Il reste évident que la révo­lu­tion n’en­traî­ne­ra pas tout de suite l’en­semble de la popu­la­tion aux concep­tions com­mu­nistes-liber­taires ; si ces concep­tions sont acquises dans les entre­prises indus­trielles dans leur grosse majo­ri­té, si, dans l’a­gri­cul­ture, si nous pre­nons la France, les régions de grosse pro­prié­té peuvent pas­ser immé­dia­te­ment à la socia­li­sa­tion des terres, par contre, dans les régions où pré­do­minent les petites pro­prié­tés fami­liales, nous devons admettre la sur­vi­vance pen­dant un cer­tain temps de cette petite pro­prié­té, la révo­lu­tion ne pou­vant réa­li­ser la socia­li­sa­tion for­cée, comme on a réa­li­sé l’é­ta­ti­sa­tion for­cée en Rus­sie. L’hé­ri­tage étant sup­pri­mé et les tran­sac­tions immo­bi­lières ren­dues impos­sibles, c’est par l’exemple que nous devrons gagner ces indi­vi­dua­listes à la cause com­mu­niste, soit direc­te­ment, soit par l’in­ter­mé­diaire des coopé­ra­tives de pro­duc­tion qui seront alors une étape, soit enfin par le canal col­lec­ti­viste qui a une grande paren­té avec la coopé­ra­tive de pro­duc­tion. Ce que nous avons dit pour la petite pay­san­ne­rie vaut pour un large sec­teur arti­sa­nal qui, lui aus­si, évo­lue­ra vers une concep­tion socia­liste. Tout cela dans la phase infé­rieure du com­mu­nisme-liber­taire. Car, posi­ti­vistes, nous ne voyons pas les hommes tels que nous vou­drions qu’ils soient mais tels qu’ils sont, avec leurs pré­ju­gés, leurs cou­tumes et tout l’hé­ri­tage de géné­ra­tions du régime « prix-salaire-pro­fit », mais nous vou­lons croire qu’un chan­ge­ment dans les struc­tures éco­no­miques et sociales entraî­ne­ra assez rapi­de­ment une évo­lu­tion vers des formes supé­rieures de pro­duc­tion par la loi de l’exemple.

Com­ment sera réglé le pro­blème pour les sec­teurs indi­vi­dua­listes, coopé­ra­tifs et col­lec­ti­vistes puisque la mon­naie de consom­ma­tion ne repose pas sur le « prix de revient-temps » et que nous devons en même temps créer une équi­va­lence des conditions ?

Nous pen­sons qu’en dehors des cala­mi­tés (grêle, gelées, inon­da­tions, etc.) pour l’a­gri­cul­ture où la soli­da­ri­té com­mu­niste doit jouer à plein, il est évident qu’il peut y avoir un petit déca­lage dans cer­tains cas entre le niveau de consom­ma­tion socia­liste et indi­vi­duel, si par paresse, par exemple, l’in­di­vi­dua­liste ne fait pas rendre à sa terre tout ce qu’elle peut rendre, compte tenu de ses moyens de pro­duc­tion d’une part et des ren­de­ments moyens par sec­teur de ter­ri­toire don­né, les ren­de­ments variant pour une culture don­née avec le ter­rain. La socié­té socia­liste ne peut comme la socié­té capi­ta­liste se payer le luxe de faire vivre une armée d’oi­sifs, de pares­seux. La paresse fai­sant acte d’au­to­ri­té vis-à-vis des autres tra­vailleurs en obli­geant ces der­niers à tra­vailler d’a­van­tage, car le pares­seux entend res­ter un « consom­ma­teur » à part entière. L’oi­si­ve­té n’a donc jamais été une liber­té pour un homme valide.

Dans la mesure où les indi­vi­dua­listes, les col­lec­ti­vistes et coopé­ra­teurs de pro­duc­tion livrent aux entre­prises de sto­ckage com­mu­nales ou can­to­nales en tenant compte des super­fi­cies culti­vées et du ren­de­ment moyen dans ces sec­teurs, eux et leur famille tou­che­ront leur « quotte-part », comme tous les consom­ma­teurs. Dans le cas cité plus haut il sera pro­por­tion­nel (sauf pour les enfants qui reçoivent leur part) aux récoltes livrées pour les coopé­ra­tives et col­lec­ti­vi­tés le mon­tant glo­bal mon­naie sera remis à la coopé­ra­tive ou col­lec­ti­vi­té qui répar­ti­ra sui­vant ses struc­tures internes, éga­li­tai­re­ment ou d’a­près les super­fi­cies ou récoltes, etc.

Pour les arti­sans à conscience pro­fes­sion­nelle nor­male : chiffre moné­taire consom­ma­tion égal aux autres, pour ceux qui seraient consi­dé­rés « tire-au-flanc » par les per­sonnes fai­sant appel à leurs ser­vices, il devien­drait proportionnel.

Nous voyons que la socié­té fédé­ra­liste liber­taire, avec la sup­pres­sion de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme et de la domi­na­tion de l’homme sur l’homme, est la seule méthode d’or­ga­ni­sa­tion qui per­mette la coha­bi­ta­tion des 4 sec­teurs dans la PHASE INFÉRIEURE DU COMMUNISME, dans une socié­té en évo­lu­tion vers la totale soli­da­ri­té communiste.

La période de chan­ge­ment de la mon­naie peut-être admise à inter­valle plus ou moins grands. Nous voyons que la mon­naie de consom­ma­tion offre une grande sim­pli­ci­té par rap­port à la mon­naie col­lec­ti­viste de la valeur-temps, puisque dans notre sys­tème tout ne repose que sur une sta­tis­tique comp­table-matière indé­pen­dam­ment de la valeur-temps. En plus de son rôle dis­tri­bu­tif, la mon­naie dis­tri­bu­tive joue un autre rôle : celui d’in­di­quer la satis­fac­tion des besoins et pré­fé­rences dans les divers sec­teurs des biens d’u­sage ou de consommation.

Bien enten­du, comme leur rôle les y désigne les ser­vices publics, l’ha­bi­tat, l’hy­giène sont entiè­re­ment gra­tuits en socié­té com­mu­niste de même que pour les engrais, les pro­duits anti­cryp­to­ga­miques livrés à l’a­gri­cul­ture, les répa­ra­tions de maté­riel divers, etc., les seules choses payantes, en mon­naie-consom­ma­tion sont les pro­duits de consom­ma­tion, d’u­sage ves­ti­men­taire, ména­gers, et, en géné­ral, tous les pro­duits indus­triels d’u­sage indi­vi­duel : cycles, autos indi­vi­duelles et familiales,etc.

La mon­naie de consom­ma­tion reste bien la mon­naie la plus ration­nelle, sur­tout si nous envi­sa­geons l’é­vo­lu­tion des tech­niques indus­trielles. Les par­ti­sans de la mon­naie-temps res­te­raient bien embar­ras­sés si on leur deman­dait de déter­mi­ner le temps de pro­duc­tion dans une usine auto­ma­tique où les seuls élé­ments ren­trant en compte res­tent le « capi­tal constant » sui­vant la défi­ni­tion mar­xiste, le capi­tal variable étant réduit presque à néant. D’autre part la pro­duc­tion est un moyen non un but, elle est le moyen de satis­faire des besoins. C’est cela le but en socié­té socia­liste, d’où une mon­naie appro­priée au bût’ et non au moyen.

Nous avons évi­té l’emploi de for­mules, de style sou­vent incom­pré­hen­sibles pour la majo­ri­té des lec­teurs, les éru­dits en éco­no­mie poli­tique nous en excu­se­ront. Pour beau­coup de ces der­niers tout cela paraî­tra sim­pliste. C’est qu’en effet en socié­té socia­liste tout devient simple dès que nous sor­tons du sys­tème « argent-mar­chan­dise-argent » ou encore du cycle vente-achat. Avec Kro­pot­kine nous res­tons convain­cus que c’est ce sys­tème « vente-achat » que nous vou­lons abo­lir, car il reste la cause du capi­ta­lisme et non pas le contraire comme l’af­firment cer­tains mar­xistes. La sur­vi­vance de la vente et de l’a­chat après une révo­lu­tion signi­fie­rait que la socié­té capi­ta­liste a évo­lué vers d’autres formes de socié­té d’ex­ploi­ta­tion, mais jamais nous ne pour­rions dire que nous sommes en socié­té socia­liste, l’exemple russe est suf­fi­sam­ment édi­fiant sur ce plan pour que nous insistions.

J. Lagorce

N.B. Dans un autre article nous trai­te­rons de la concep­tion construc­tive de l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire à la lumière des faits et expé­riences connus à ce jour. 

La Presse Anarchiste