Avant-propos
Il y a bien longtemps que les hommes dits de gauche ne font plus confiance à l’Action ouvrière. La classe ouvrière qui depuis maintenant bien plus de cinquante ans a sacrifié sa propre action à celle des partis qui prétendaient la représenter, se trouve sans aucun moyen d’action, sans organe de lutte valable. Quant aux partis qui plaçaient tous leurs principes d’action dans la lutte sur le plan légal et parlementaire, ils se trouvent impuissants en face de la disparition d’un Parlement réel. Si l’on veut bien imaginer un cerveau machiavélique ayant travaillé pendant des années pour anéantir tout désir des masses de se libérer, la réussite semble parfaite. C’est, au fond, très simple : On convainc les gens qu’ils ne peuvent agir valablement que sur le plan légal et il suffit ensuite de détruire cette « Légalité ». Nos grands hommes de gauche n’avaient jamais pensé à ça ! Aucune formation politique n’envisage autre chose que de s’enfermer dans cette légalité qui n’existe plus en fait.
Le grand mythe des derniers instants de la IVe République a été la formation du grand parti qui devait réunir toute 1a gauche. Nous avons vu naître l’Union de la Gauche Socialiste, et ensuitet l’U.P.D. — électoralement, ces petites formations n’ont pas eu tellement de succès. On se demande ce qu’il demeure de pratique dans leur existence quand on sait d’autre part qu’elles ont été bien incapables d’élaborer une doctrine en dehors. de l’électoralisme.
Le parti communiste sacrifiait aussi au « mythe » en prêchant l’Union des travailleurs communistes et socialistes : Il ne risquait pas grand chose, à vrai dire, car les travailleurs socialistes peuvent se compter sur les doigts de la main. Nous avons montré récemment (voir notre dernier numéro) que cette attitude correspondait, en fait, à un retour du P.C. aux thèses réformistes de la Sociale-Démocratie (voir le fameux rapport Kroutehev).
S’il existe encore un corps électoral « de gauche », il vote toujours pour les partis classiques : Et la petite escroquerie gaulliste fait que le seul parti classique à être représenté valablement à la Chambre fantôme est le parti socialiste S.F.I.O.
On voit déjà où seront entraînés nos électoralistes impénitents. Ils voteront « utile » c’est-à-dire « socialiste » même s’ils ont dit NON au référendum, même s’ils combattent la guerre d’Algérie et même s’ils combattent toutes les thèses de la S.F.I.O. Mais on dira : « il vaut mieux tout de même un socialiste à un réactionnaire ou à un fasciste ». Nous savons, ou croyons savoir, ce qui se trouve au bout de tout cela : le découragement et dans le meilleur des cas, un gouvernement socialiste en régime fasciste. Outre qu’en matière sociale, il y a très peu de différence entre le réformisme bon teint et le fascisme, un national-socialisme n’est donc pas exclu. Bien de l’eau a passé sous les ponts, on le voit, depuis que Jean Coutrot, « chef de la Synarchie », était chef du cabinet de Léon Blum en 1936 !
C’est dans cette histoire de fou que la « Gauche » évolue présentement. Le parti communiste ne s’est pas encore payé le ridicule de faire voter ses militants pour le parti socialiste, mais cela viendra sûrement ! Messieurs Hervé et Lecœur ont passé le cap allégrement depuis plusieurs mois en adhérant à la S.F.I.O. Les arguments invoqués en faveur de leur adhésion furent que la S.F.I.O. est le seul parti de « gauche » valable, que si l’on est pas d’accord avec elle, la démocratie règne en son sein, il n’y a donc pas d’autre solution que d’y adhérer, etc.
Pierre Hervé écrit dans « Nation Socialiste » de décembre 1958 :
« Je suis persuadé que les partisans d’un socialisme démocratique reviendront ou viendront à la S.F.I.O., qui, dans les circonstances nouvelles, est appelée par la force des choses à jouer un rôle dirigeant à gauche. C’est pourquoi quiconque entreprend systématiquement de rendre plus difficile ou impossible l’entente nécessaire entre la S.F.I.O. et toute la gauche démocratique et socialiste, me parait faire le jeu de la réaction. »
Cet état d’esprit n’est pas du tout exceptionnel. Nous l’avons entendu nous-mêmes de la bouche de militants minoritaires de la S.F.I.O. qui restent persuadés que le parti socialiste autonome rejoindra le « giron » du « Parti », (Remarquons que d’autres souhaitent voir ces socialistes adhérer à l’U.G.S. que sa trop grande diversité de tendance conduit et conduira de plus en plus à l’impuissance et à la disparition). Il se peut, en fin de compte, que les prévisions d’Hervé se réalisent. Cela est normal à nos yeux : le problème de fond reste avant tout (et trop peu s’en rendent compte) un problème idéologique. La Gauche se refusant de sortir de l’électoralisme, la seule théorie propre à son action est le réformisme. La source du réformisme de gauche est traditionnellement la sociale-démocratie. Son cadre naturel : le parti S.F.I.O. Mais nous sommes beaucoup moins convaincus qu’Hervé que tout cela battra la « réaction ». On pensait déjà sous les Républiques bourgeoises IIIe et IVe que la réaction serait battue par une majorité de gauche ou par la prédominance d’un parti de gauche. On aboutissait à un seul résultat : un gouvernement de gauche « gérant loyalement » les intérêts du Capital. Il ne pouvait en être autrement au sein du régime de classes. Et c’est là que, — n’en déplaise à Hervé — le jeu de la réaction se faisait le mieux. Dans la situation faite par la Ve République, c’est beaucoup plus simple. On ne peut battre la réaction qu’au sein du Parlement qui ne légifère pas au sein du gouvernement, qui, au fond, ne gouverne presque plus lui-même.
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Outre qu’ils sont incapables de sortir du régime, même autoritaire, ce qui n’est pas nouveau pour nous et pour nos lecteurs, cette attitude qu’il faut prévoir de la part des « gauchistes » vis-à-vis du parti socialiste est conditionnée par un certain état d’esprit qu’il faut dénoncer. C’est ce que nous appellerons le « mythe de l’unité ». Il est certain que la prédominance du marxisme dans le monde ouvrier provient de ce mythe. À ceux qui envisageaient la Révolution même immédiate, les marxistes opposaient au début de ce siècle une théorie de luttes successives, par paliers, à partir de la société actuelle. Cela pouvait être raisonnable et le bulletin de vote était quelque chose d’autrement palpable qu’une utopique grève générale. On pouvait penser qu’avant d’envisager de changer radicalement les institutions économiques, il fallait tirer tout ce qu’on pouvait du régime existant. Les premières réformes sociales faisaient conclure qu’il vaut mieux, selon le vieil adage « tenir que courir ». On allait d’abord à l’Utilité immédiate. Au regard de cette pensée qui gagnait la masse, les anarchistes d’alors paraissaient être des utopistes et des rêveurs. Savaient-ils d’ailleurs eux-mêmes qu’ils écrivaient pour un autre temps ? Cette soif de reformes devait les gagner eux-mêmes et nous avons déjà relaté comment ils s’en tirèrent en affirmant qu’elles ne devaient être obtenues que par « l’action directe » pour être valables. C’est ce que Jean Grave exprime dans son étude sur la Défense des Salaires (Réformes et Révolution):
« Sans doute qu’avant d’avoir compris que leur situation ne changera réellement que du jour où il ne sera plus possible à un individu ou groupe d’individus, d’exploiter le travail de ses semblables les travailleurs sont appelés à expérimenter l’une après l’autre les réformes qui doivent adoucir le régime d’exploitation qu’ils subissent. Seulement c’est un mensonge de vouloir leur montrer cette amélioration comme un but définitif de leurs efforts, alors que ce ne peut être qu’un soulagement momentané. »
Il y avait dans cette démarche une concession manifeste au réformisme marxiste et on sent bien que Grave ne pouvait nier absolument toute valeur à la réforme sans risquer de perdre l’audience de ses lecteurs.
Bien que cela soit tentant, il serait vain, parce que l’on ne peut remonter le cours de l’histoire, de se demander cc qu’il serait advenu si la classe ouvrière avait épousé la thèse du « Tout ou Rien » développée par les révolutionnaires de 1900. Nous avons dû, nous aussi, subir le courant et nous n’avons pas échappé à une certaine démagogie dans notre propagande à certaines époques. Expliquons-nous. L’objection la plus courante qui est faite aux anarchistes est qu’ils ne « font » rien. « Vous ne savez que discuter » nous dit-on, « mais que faites-vous ? ». Et nos contradicteurs de nous opposer les partis « ouvriers » qui, eux, « agissent », proposent des réalisations. Nous nous sommes tous demandé à un moment quelconque de notre vie de militants si l’anarchisme n’avait pas besoin d’efficacité. Certains d’entre nous, dans des périodes plus calmes de démocratie bourgeoise, s’interrogèrent même sur la validité finale de nos méthodes. Et c’est ainsi que nous fûmes tentés d’imiter nos adversaires politiciens. Certains numéros du « Libertaire » d’il y a quelques années présentèrent à la classe ouvrière des revendications immédiates. Depuis qu’Archinov s’était interrogé sur nos impuissances, il fut question de se transformer en parti politique. Il y eut à diverses reprises des polémiques violentes dans notre mouvement sur ce sujet. La participation au régime fut envisagée même sous la forme électorale. Le virus de l’efficacité à tout prix nous possédait à tel point que des militants éminents tel Rocker furent obligés de perdre leur temps à démontrer que nous n’avions rien à faire dans les Assemblées bourgeoises (lire à ce sujet l’un des derniers numéro de « Views and Comments » publié par nos camarades des États-Unis). Aujourd’hui, les anarchistes que nous sommes sont convaincus, au contraire, que l’organisation révolutionnaire doit être d’un type nouveau : Nous y reviendrons en conclusion de cette étude.
Les sociaux démocrates et les communistes n’ont pas été à l’abri de polémiques du même genre. Sans citer les polémiques soutenues au sein du parti communiste italien par les bordiguistes adversaires de la « participation », nous ne pouvons passer sous silence les faits rapportés par Lénine et les arguments qu’il développe dans la « Maladie Infantile du Communisme ».
Les communistes de « gauche » Hollandais écrivaient en 1920 dans le « Bulletin de l’Internationale Communiste » :
« Lorsque le système de production capitaliste est brisé… l’action parlementaire perd peu à peu de sa valeur… il peut même s’avérer indispensable de répudier toute participation, quelle qu’elle soit à l’action parlementaire. »
Ce à quoi Lénine rétorquait :
« Que la classe ouvrière des villes, les soldats et les paysans de Russie aient été, en septembre-novembre 1917 par suite de conditions particulières admirablement préparés à l’adoption du régime soviétique et à la dissolution du plus démocratique des parlements bourgeois, c’est là un fait historique indéniable et parfaitement établi. Et cependant, les bolcheviks n’avaient pas boycotté l’Assemblée Constituante ; ils avaient au contraire participé aux élections avant et après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat…»
On sait ce que l’application de cette théorie en Europe Occidentale a donné là où les parlements bourgeois avaient une existence réelle et des années derrière eux. Les partis communistes ont été obligés de faire du réformisme, ils ont négligé l’action de masse à laquelle Lénine fait allusion et ont été finalement impuissants que ce soit avec 250 députés dans le « Parlement le plus démocratique » ou que ce soit avec 10 députés dans un Parlement fantoche.
Mais cela n’était pas nouveau, même à l’époque de Lénine et il y a beau temps que les partis sociaux-démocrates avaient suivi le même chemin en étant partis des mêmes thèses. On pourrait même dire qu’ils ont mieux réussi puisqu’ils se sont maintenus au pouvoir dans toute l’Europe Occidentale à peu près régulièrement depuis la fin de la guerre. En France même, la IVe République a vu les communistes soutenir allègrement les socialistes dans les périodes où ils faisaient le plus le jeu de la bourgeoisie : Vote des Pouvoirs Spéciaux à Guy Mollet ou élection de Le Troquer à la présidence de l’Assemblée. On arrive alors au raisonnement suivant qui est, de nos jours, celui de bon nombre de militants de bonne foi de la S.F.I.O.: Il vaut mieux que nous soyons présents qu’absents. Il vaut mieux voter les Pouvoirs Spéciaux à Guy Mollet qu’à Pinay. On objecte que Guy Mollet fait la même politique mais ce n’est tout de même « pas pareil ». D’ailleurs, la présence de ces « camarades » évite le pire. Et c’est ainsi que l’on s’enfonce de plus en plus dans la complicité. Sur un plan plus idéal, les plus purs pensent d’abord qu’ils sont les « gardiens du mieux-être ». On reste au pouvoir pour « sauvegarder » le patrimoine de la « gauche », pour conserver les conquêtes sociales ; et on donne l’impression à la masse que l’on est en fin de compte « efficace ». Au reste la masse admet parfaitement ce genre de raisonnement et il faut bien constater qu’elle vote régulièrement pour les mêmes, pour ceux qui, hélas, n’ont « pas pu » faire ce qu’ils avaient promis — mais, pense-t-on, seulement parce qu’ils n’ont pas encore la fameuse « majorité ». Aussi, il faut constater deux points : Il est impossible de remplacer les partis dits classiques dans l’état d’esprit actuel de la masse ; les mots d’ordre abstentionnistes ne seront jamais suivis par la masse actuellement.
Ce problème, grave entre tous pour les révolutionnaires, n’avait pas échappé aux anarchistes de la période d’entre-deux guerres ; la lecture de Sébastien Faure nous le fait pressentir. Il ne semble pas d’ailleurs que le militant réfléchi qu’il était y ait trouvé de solution satisfaisante. S’il se déclare lui-même résolument abstentionniste, il écrit dans « Le Libertaire » qu’il est contre les campagnes abstentionnistes. Plus curieux encore sont les positions qu’il développe dans ses « Propos Subversifs » où, bien qu’il le critique sur le fond, il considère le parti socialiste comme une « Force de la Révolution ». Il semble même quelquefois lui assigner un rôle. Il se conduit tout aussi prudemment avec les partisans de la IIIe Internationale à qui il conseille d’abandonner la « course au pouvoir ». (C’est encore aujourd’hui le même problème qui se pose à nous devant la situation que nous avons exposée plus haut. Il n’y a pas d’autre solution que d’essayer de poser le problème à fond.)
Il est fondamental de faire une première remarque : L’idéologie « sociale-démocrate » classique existe uniquement en fonction d’une certaine forme de la démocratie bourgeoise. Quoique l’on pense d’elle, elle ne se réalise pleinement qu’en régime parlementaire. Les idéologues socialistes actuels qui ont fait la jonction entre le marxisme et les thèses du XVIIIe siècle du « Grand Orient » pensent que la société évolue indéfiniment depuis que la « grande Révolution » de 1789 est faite. Le socialisme ne fait que la parachever. Il est donc logique de supposer que « réformistes » en régime bourgeois, ils devraient être révolutionnaires dans tous les régimes qui représentent une régression par rapport à la démocratie parlementaire. Ils ont « résisté » au cours et avant la dernière guerre contre les fascismes européens, par exemple. On ne peut plus dire que la Ve République française est un régime parlementaire, mais les « socialistes » vivent sur la lancée et agissent comme si des possibilités de réformes par la voie des institutions leur étaient offertes. Or, il n’y aura d’issue pour la masse que dans un mouvement de forme révolutionnaire : Il suffit d’étudier la constitution gaulliste pour s’en rendre compte. Quelle valeur accorder désormais aux thèses réformistes ?
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Mais il faut savoir que les socialistes ont été aussi révolutionnaires en régime bourgeois. Il est facile de résumer la théorie, c’est celle même que Lénine a reprise plusieurs dizaines d’années après : Le But réel est bien de détruire la société d’exploitation mais il faut envoyer des représentants dans les assemblées bourgeoises pour servir d’agitateurs et donner une tribune au prolétariat. Au départ, on n’envisage pas une minute de participer réellement au pouvoir bourgeois. Les premières objections sont psychologiques : quelle garantie avons-nous que l’élu de la « classe » ne se laisse pas prendre par le régime ? Jean Grave nous rapporte que les socialistes d’après la Commune se croyaient sauvegardés par les « considérants révolutionnaires ». Mais c’était aussi ne pas se rendre compte du rôle réel des assemblées bourgeoises qui est de légiférer. Il est impossible à un élu du peuple de s’opposer à tout et dès qu’il vote pour une loi, il exerce lui-même le Pouvoir qu’il se fixe pour but de détruire.
À l’époque de Lénine, bien qu’ils aient gardé les fameux « considérants », les socialistes avaient déjà sombré dans la participation au régime bourgeois. Le même Lénine reprenait la thèse de l’élu agitateur et déclarait nécessaire l’action directe des masses. Pour sauvegarder les « considérants », il envisageait une discipline de fer à l’intérieur du Parti. Néanmoins, il n’y a plus d’action directe pour les partis communistes occidentaux, et Kroutchev, lui-même, parlait au XXe Congrès du P.C. de l’U.R.S.S. de la voie parlementaire pour parvenir au socialisme. C’est sans doute pour cette voie parlementaire que les communistes français ont présenté des candidats au parlement gaulliste sans pouvoirs ! On voit que la remarque concernant la « lancée » du parti socialiste est valable aussi pour le P.C.
Pour savoir ce qui s’est passé, il est utile de revoir les textes anciens. Voici, par exemple, le préambule à la Déclaration de Principes du parti socialiste belge de 1900 (qui s’appelait le Parti Ouvrier):
« 1. Les richesses, en général, et spécialement les moyens de production, sont ou des agents naturels ou le fruit du travail — manuel ou cérébral — des générations antérieures aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine commun de l’humanité.
2. Le droit à la jouissance de ce patrimoine, par des individus ou par des groupes, ne peut avoir d’autre fondement que l’utilité sociale et d’autre but que d’assurer à tout être humain la plus grande somme possible de liberté et de bien-être.
3. La réalisation de cet idéal est incompatible avec le maintien du régime capitaliste qui divise la société en deux classes nécessairement antagonistes : L’une qui peut jouir de la propriété sans travail, l’autre obligée d’abandonner une part de son produit à la classe possédante.
4. Les travailleurs ne peuvent attendre leur complet affranchissement que de la suppression des classes et d’une transformation radicale de la société actuelle. Cette transformation ne sera pas seulement favorable au prolétariat, mais à l’humanité tout entière. Néanmoins, comme elle est contraire aux intérêts immédiats de la classe possédante, L’ÉMANCIPATION DES TRAVAILLEURS SERA ESSENTIELLEMENT L’ŒUVRE DES TRAVAILLEURS EUX-MÊMES. »
Nous sommes très loin du programme de Guy Mollet, et nous sommes tout aussi éloignés du programme du parti communiste.
Quel est, au fond, l’anarchiste-communiste qui ne serait pas d’accord avec cette partie du programme ? Il faut insister particulièrement sur l’affirmation selon laquelle c’est la classe ouvrière qui se libérera elle-même. Cela signifiait pour les sociaux-démocrates d’alors — et pour nous bien sûr — qu’il n’y a que l’action directe qui soit réellement valable. Il est curieux de constater que le dit parti socialiste était déjà engagé dans l’action parlementaire au moment où il publiait ces lignes. Les affirmations économiques contenues dans cette citation se suffisant à elles-mêmes, nous insistons sur deux de ces aspects. Il y a, à la base, une affirmation éminament matérialiste : Les travailleurs ne se sauveront qu’eux-mêmes, cela veut dire que l’homme ne se libérer. que par lui-même et qu’il n’est pas besoin de mythes qui le dépassent. Dans l’esprit des militants de l’époque, il n’y avait donc pas de place pour un culte spécial pour le « Parti ». Ce n’était pas le parti socialiste qui devait libérer la classe ouvrière, c’est la « classe » elle-même. Il reste à savoir quelle place on assignait au « Parti » lui-même : ce qui ne semblait pas tellement être clair. La notion la plus communément admise par les marxistes était que le Parti avait pour tache de concrétiser les revendications de la classe ouvrière et de la représenter. À cette notion s’opposait la thèse syndicaliste qui faisait du syndicat la seule organisation de lutte de classe. Nous savons aujourd’hui que dans bien des cas, le Parti est devenu une personnalité en lui-même. Chez les communiste, il est lui-même une véritable incarnation de la classe. Chez les sociaux-démocrates actuels, s’il ne correspond pas à un culte, il représente une forme d’organisation immuable, à laquelle on apporte un attachement sentimental, à qui on pardonne les erreurs. On ne peut d’ailleurs se faire une idée de la lutte autrement qu’à travers lui. Il est probable que les sociaux-démocrates ne pensaient pas qu’il pourrait exister un jour une concurrence entre eux et la classe qu’ils prétendaient représenter. C’est pourtant comme cela que les choses se présentent aujourd’hui. Outre qu’il faut préciser ce que nous avons déjà écrit dans notre, précédent numéro : Les deux partis communiste et socialiste parlent à eux-seuls et concurremment au nom de la « classe ». Si nous admettons que la doctrine selon laquelle l’esprit est distinct de la matière et domine celle-ci est la Métaphysique, nous pouvons dire que le mythe du parti est lui-même d’essence métaphysique. Il faut voir, à notre sens, dans cet état d’esprit, l’abandon des notions matérialistes fondamentales par les partis marxistes. C’est, aussi, à notre avis, au nom de cette notion qu’ont agi Lecœur et Hervé lorsqu’ils ont rejoint le parti socialiste, habitués qu’ils étaient au cadre du Parti. La nostalgie de ce mythe à même touché les anarchistes dans bien des cas. Nous avons parlé plus haut de certaines tentatives de constitution de « parti », nous voudrions parler de certains vieux militants habitués à une certaine forme d’organisation libertaire et que nous choquons bien souvent, nous le savons, par notre essai de nouvelles méthodes (nous devrons revenir sur tout cela). En résumé mythe du parti inexistant chez les socialistes de 1900. Mais la conception de « conquête politique » et d’Action directe ne pouvait très longtemps coexister. Il fallait sacrifier l’une au dépend de l’autre. Nous avons vu que Lénine tentait de nouveau cette coexistence, il n’eut pas plus de succès. Enfin, le syndicalisme qui se trouvait à la remorque du parti devait s’édulcorer au point de m’avoir plus de vie propre. De nos jours, beaucoup d’ouvriers s’interrogent sur sa valabilité.
Il nous faut dire un mot de certaines idées développées par nombre de militants du parti socialiste : Le fait que leur parti soit coupé de la classe ouvrière ne leur échappe pas. Ils comprennent aussi que la coupure vient du choix des socialistes pour l’action de « conquête des pouvoirs ». Ils prônent alors, comme solution, ce que l’on appelle le « Travaillisme », qui est cette méthode en honneur en Angleterre, qui consiste à englober les syndicats et autres organisations ouvrières à l’intérieur du « Parti ». Cela signifie, en quelque sorte, revenir sur le choix. Cette solution a peu de chance de se réaliser en France. Depreux nous dit que les travailleurs sont encore trop attachés aux principes de la « Charte d’Amiens » sur l’indépendance syndicale. Et il est de fait que même « Force Ouvrière » a toujours été opposée aux tentatives timides faites par le parti socialiste pour l’englober d’une manière apparente. Mais la Charte d’Amiens n’était elle-même qu’une solution « nègre-blanc » entre les syndicalistes purs et ceux qui étaient partisans du « parti ». Aussi n’est-elle qu’un point de repli qui ne satisfait personne an fond. André Philip et avec lui les socialistes minoritaires ou majoritaires les plus conscients se rendent compte — nous l’avons vu — que le syndicalisme ne peut demeurer dans la simple revendication de salaire. Le travaillisme pourrait le faire évoluer nous dit-on, « dans les sphères du pouvoir » : là il faut frapper. Mais le syndicalisme se trouve, en final, devant le même problème que le parti social-démocrate. Si le parti socialiste a pensé arriver au socialisme par les réformes qu’il escompte de sa participation au pouvoir, le syndicalisme a uniquement revendiqué pour ces réformes en perdant complètement de vue son but initial qui était « l’abolition du patronat et du salariat ». À son échelle, il n’avait pu faire le choix. Jean Grave pressentait au moins en partie ce problème quand il écrivait (Réformes ou Révolution : Le syndicalisme):
« Par le fait qu’ils sont forcés de lutter journellement contre les exploiteurs, les syndicats, même lorsqu’ils inscrivent dans leur programme la suppression du salariat […], cela reste toujours une revendication lointaine, toute leur activité étant absorbée par la lutte quotidienne et les conflits qui surgissent […]. Cependant, la lutte qui leur donne conscience de leur force, par contre, a l’inconvénient de faire prédominer les réclamations du moment, au détriment des réalisations plus éloignées, IL Y A UNE PENTE sur laquelle IL EST FACILE DE GLISSER. C’est pourquoi, il serait dangereux de voir dans le syndicalisme le seul moyen révolutionnaire. »
Il n’y a plus de nos jours de syndicalisme révolutionnaire réel et les partis socialistes sont incapables de résoudre les problèmes posés par le syndicalisme. Finalement, si l’action directe est rendue nécessaire bientôt aux yeux de tous par l’impossibilité d’une action réelle du parti socialiste ou du parti communiste, il reste à poser de nouveau l’organisation nouvelle du prolétariat : par qui ? Comment ? Autant de questions encore impossibles à résoudre par les dits partis.
Mais revenons à la Déclaration de Principes du Parti Ouvrier belge de 1900. L’article 5 nous dit :
« Les travailleurs devront avoir pur but, dans l’ordre économique, de s’assurer l’USAGE LIBRE et GRATUIT de tous les moyens de production. Ce résultat ne pourra être atteint, dans une société où le travail collectif se substitue de plus en plus au travail individuel, que par l’appropriation collective des agents naturels et des instruments de travail ».
Rien, ici encore, qui puisse mettre en lumière une divergence quelconque entre les socialistes et les anarchistes-communistes d’alors. Nous croyons hors du but de cette étude d’apprécier si les notions que nous avons de la Révolution peuvent être aussi simplifiées de nos jours. Il n’y a pourtant pas de doute que nombre de socialistes et même de communistes actuels ne nient pas que l’anarchisme ou le communisme libertaire soit le véritable but final. Cela était beaucoup plus sensible à cette époque où « Le Peuple », organe social-démocrate écrivait en 1901 :
« Certes l’idéal libertaire nous apparaît comme le point culminant de l’évolution sociale et rien ne saurait nous séduire mieux que le beau rêve de fraternel communisme où les hommes seront délivrés de toute contrainte, parce qu’ils seront débarrassés de tout antagonisme […]».
Les militants socialistes de la base ne le pensaient-ils pas dans la Catalogne de 1937 ?
C’est sans doute pour ces raisons qu’un grand nombre d’anarchistes-communistes du début de ce siècle étaient membres des partis socialistes. Nous croyons utile de signaler le fait qui est en général ignoré même au sein de notre mouvement. Ils en furent tous exclus en fin de compte. Leur expérience est utile pour nous à plus d’un titre.
À l’époque où nos camarades militaient au sein du parti socialiste, les violentes polémiques entre Marx et Bakounine avaient déjà eu lieu et la Ière Internationale avait sombré dans la scission. Ils pensaient pourtant que leur présence était plus utile À L’INTÉRIEUR qu’à L’EXTÉRIEUR. Ils ne s’en allèrent que lorsqu’ils furent exclus et des textes font foi qu’une fois EN DEHORS ils ne cessaient de revendiquer leur appartenance au parti et tentaient de démontrer que leur exclusion était illégale en fonction des statuts. Quels pouvaient être leurs mobiles ? Il nous faut essayer de les imaginer si nous voulons répondre de la meilleure manière possible à la question posée au début de cet article à propos de Sébastien Faure et de l’habitude des masses à n’admettre que les organisations dites « classiques ».
Sans doute, à cette époque, le parti socialiste représentait la classe ouvrière et les militants organisés. Force nous est de dire qu’encore aujourd’hui les anarchistes de toutes tendances ont été incapables de résoudre ce problème de l’organisation. Il ne se passe pas de réunions anarchistes où l’on ne discute pas pendant des heures de ce problème sans trouver de solution acceptable pour tous. Qu’on nous permette de dire franchement que le récent Congrès Anarchiste International de Londres est un modèle du genre. Aussi, nos camarades de 1900 constataient que les buts du parti socialiste étaient en fin de compte identiques aux leurs. Le parti était réformiste, certes, mais ils essayaient de faire valoir leurs thèses en son sein. Nous serons très durs et nous dirons que la raison fondamentale étaient aussi qu’ils avaient été incapables de s’organiser eux-mêmes. Certains anarchistes-communistes eux-mêmes se déclaraient (comme Grave dans sa brochure Organisation, initiative, cohésion) contre l’organisation et écrivaient :
« De quoi se plaint-on ? Que les anarchistes manquent de cohésion, qu’ils tiraillent un peu au hasard, sans lien d’aucune sorte, perdant ainsi une partie de leur force faute de solidarité pour donner plus de suite à leur action […]. Mais je ne crois pas que cela soit un si grand. mal. C’est la méthode des partis autoritaires de décréter l’entente, la fédération, en créant des organisations et des groupements qui avaient pour but d’assurer cette union et cette unité de but. Les anarchistes combattant cette façon de procéder il était tout naturel qu’ils commençassent à lutter chacun de leur côté […]».
Que se passe-t-il en 1959 ?
Les anarchistes n’ont certes plus de velléités à rentrer au parti socialiste. Beaucoup de nos interlocuteurs de gauche, parmi les plus valables souvent, nous posent pourtant le problème tel qu’il se posait en 1900. Résumons du mieux possible les différentes propositions qui nous sont faites :
La plupart des militants de base du parti socialiste qui se disent nos sympathisants (il en existe un certain nombre connu) croient absolument à la valabilité de notre idéal considéré sur le plan de la finalité. Mais on ne manque pas de nous dire que nous sommes « jeunes » et que nous comprendrons un jour qu’il faut des paniers pour faire évoluer la société. C’est ce que nous appellerons une sympathie « protectrice ». D’autres, plus valables, pensent que les anarchistes sont utiles dans le régime de démocratie bourgeoise en ce sens qu’ils peuvent être un facteur critique fécond et entretiennent un esprit de liberté. C’est ce que nous appellerons la conception « maçonnique ». Il n’est d’ailleurs pas exclu que certains « frères » socialistes pensent que l’évolution se crée objectivement parce qu’il y a des gens qui sont à l’avant-garde et parce qu’il y en a d’autres qui freinent : le tout formant un équilibre démocratique. Ainsi que nous l’avons constaté, le parti socialiste étant le seul parti de gauche représenté sur le plan parlementaire, on nous dira ce que dit Pierre Hervé et on ne verra pas pourquoi les anarchistes-communistes que nous sommes n’y entrent pas.
D’une manière assez curieuse, les partisans du parti communiste nous tiennent souvent le même langage au profit de ce dernier. À savoir : « Quoique vous disiez et fassiez, vous n’êtes qu’une poignée d’individus. Malgré ses erreurs que nous ne contestons pas, le parti communiste reste le seul capable de regrouper la classe ouvrière. Vous pourriez y former son aile gauche. » Il arrive à certains anarchistes de répondre démagogiquement au militant communiste qui lui tient ce langage, que nous pourrions éventuellement réviser notre position si le libre jeu des tendances pouvait s’exercer au sein du dit P.C. — Mais le libre jeu des tendances existe bien au parti socialiste et nous n’avons pourtant pas une seule raison d’y entrer. Une seule différence semble-t-il pourrait nous faire hésiter : le parti communiste traîne une certaine masse derrière lui, ce qui n’est pas le cas de la S.F.I.O. Mais c’est là qu’il faut en finir avec le complexe « P.C. » qui existe chez nombre de militants à appartenance souvent mal définie (souvent U.G.S.) et qui sont persuadés qu’on ne peut pas se couper du parti communiste sans se couper du même coup de la classe ouvrière. Nous pouvons imaginer que le même état d’esprit régnait vis-à-vis des socialistes avant le Congrès de Tours. C’est d’ailleurs la même forme de pensée qui règne parmi les militants de la tendance « l’Étincelle » ou de la « Voie Communiste ». Quelles que soient leurs divergences avec la direction du parti communiste, ces militants affirment et ont toujours affirmé qu’il n’est pas question pour eux de le quitter. Mieux, ils ne peuvent envisager une quelconque forme d’action qui se placerait en dehors du « Parti ». C’est là où nous touchons encore au mythe du parti tel que nous le définissions plus haut. Quelle solution adopter dès lors ? La seule proposée est la liquidation de la direction autoritaire du parti. Par quel moyen ? C’est là où la tâche semble difficile et on escompte beaucoup du prochain congrès. Certains militants dans les « nuages », tels ceux de la tendance « Unir », ont été jusqu’à écrire au parti communiste soviétique afin qu’il les soutienne ! Mais il y a un point plus important et plus sérieux à nos yeux. « La Voie Communiste » nous apprend que les oppositionnels se fixent aussi pour but de rechercher pourquoi beaucoup de militants révolutionnaires sont en dehors du parti et n’ont jamais eu l’envie d’y rentrer. Mieux, l’un des buts de « L’Opposition Communiste » est de regrouper les militants révolutionnaires autour d’elle, même s’ils ne sont pas membres du P.C. C’est ici que nous sommes encore dans la même situation que celle de nos camarades en 1900.
Il y a aussi ceux qui appartiennent à d’autres minorités révolutionnaires que la nôtre et qui rêvent du Parti Révolutionnaire qui regrouperait tous les petits groupuscules marxistes ainsi que les trotskystes. Il y a, enfin, ceux qui croient que le Parti Ouvrier de demain sera l’U.G.S. et qui estiment qu’il faut travailler dans son sein pour faire valoir des positions révolutionnaires. De toute manière, partout le souci de donner le jour à une formation valable, aux yeux de la classe ouvrière. Chacun dira, bien sûr, que c’est la sienne. En pratique étant donné ce que nous avons déjà constaté — l’habitude des masses pour les formes classiques — il n’y a que le parti communiste et le parti socialiste qui pourrait présenter quelque intérêt pratique. C’est ici qu’il faut dire que, dans notre perspective anarchiste révolutionnaire, cette solution est absolument HORS DE QUESTION et ceci pour des raisons très profondes et fondamentales que nous allons examiner.
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Réponds d’abord à un certain nombre d’objections classiques.
Il est courant d’entendre dire : « Si vous n’êtes pas satisfaits par notre politique, entrez donc chez nous et vous travaillerez à réformer tout cela en faisant valoir librement vos conceptions. » Le tout est de savoir s’il est possible de réformer les partis ouvriers « classiques ». Au cas où cela serait possible, nous ne savons pas si cela présenterait quelque intérêt car ce n’est pas suffisant de constater les affections de la classe ouvrière, il faut aussi savoir si une organisation de type donné comme celle du parti ouvrier, socialiste ou communiste, correspond aux formes nécessaires de la lutte révolutionnaire. Nous ne le pensons pas et nous le développerons plus loin (Nous n’insisterons pas sur le fait qu’il n’y a même pas de démocratie intérieure au sein du P.C.). Cette tactique de combat par l’intérieur a été appelée « l’entrisme » et fut souvent à l’honneur chez les militants trotskystes. Nous n’avons jamais entendu dire qu’ils obtinrent tellement de résultats par ce moyen.
On nous dit aussi : « Vous devez formuler vos critiques à l’intérieur du parti car les formulant à l’extérieur, vous divisez la classe ouvrière. » Ceci serait, en un sens, un nouvel aliment au « mythe » de l’unité de la gauche dont nous parlions dans notre précédent numéro. Mais, cette fois, l’argument se présente sur le terrain de classe. Il faut, selon nos contradicteurs, présenter un front uni en face de la bourgeoisie. C’est en vertu de ce principe que le parti communiste prêche l’Unité avec le parti socialiste. Mais il y a plus : si l’on admet — et c’est le cas des communistes — que son parti représente la classe ouvrière tout entière, toute libre discussion s’arrête, car c’est la classe ouvrière tout entière que l’on critique. Outre qu’il s’agit encore du mythe ouvriériste ajouté à celui du Parti, on devient susceptible au plus haut point. Cela devient un véritable complexe. Toute libre critique, même la plus anodine, passe pour une attaque anticommuniste. Il est presque superflu de mentionner le complexe inverse qui existe chez les socialistes dont beaucoup prennent la jaunisse uniquement au simple énoncé du mot « communiste ». Dans les deux cas, impossibilité de libre discussion. Si l’unité de « classe » passe par la paralysie, nous rejetons aussi cette manière de voir. Il n’est d’ailleurs pas certain du tout que la bourgeoisie se réjouisse de ce que nous cherchions des formes de lutte plus efficace par une libre confrontation. Et si la forme intérieure est désuette, force nous est d’utiliser l’extérieur.
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Il est temps de nous expliquer sur notre titre. Nous avons intitulé cette étude « Le Parti Ouvrier et les Anarchistes ». Nous avons voulu discuter du principe de l’existence d’un parti ouvrier et aussi analyser ce qui s’est passé pratiquement. C’est pourquoi, nous avons mentionné indifféremment le parti socialiste ou le parti communiste. Outre que tout autre parti ouvrier projeté utopiquement dans l’avenir est, à notre sens, du domaine de la rêverie, nous avons vu que les divergences entre ces deux partis ne viennent que d’un décalage d’époque. Ils sont, en fait, basés sur les mêmes principes et la même idéologie. Une expérience de près de cent années nous semble suffisante pour savoir si oui ou non, le principe d’organisation de la lutte révolutionnaire sur cette base est juste ou fausse. Quand on en constate les résultats pratiques…
Notre titre est aussi celui d’une étude parue en 1901 et publiée par nos camarades belges en protestation contre leur exclusion du parti socialiste. Il nous a paru important de l’actualiser au regard de notre époque. Son introduction est toujours actuelle :
« Dès que les minorités révolutionnaires atteignent ou s’approchent du Pouvoir, chaque fois qu’une secte ou qu’un parti arrive à l’hégémonie — irrémédiablement — ses dirigeants, se croyant indispensables et jouissant des honneurs d’abord et des profits ensuite, tendent à cristalliser les doctrines, à arrêter l’essor de la pensée, à mettre hors la loi les insoumis qui essayent d’adapter les sociétés à de nouvelles conditions de vie. Les brillants appels à l’indépendance, à la liberté de conscience, sont, dès lors, remplacés par les exhortations au calme au respect des textes et des règlements, à la discipline pour tout dire. Les programmes acceptés (et tout de circonstance) deviennent des DOGMES INTANGIBLES.
Les chefs deviennent sacrés, et sacrilège qui met en doute leur sincérité et leur omniscience, Dès lors pleuvent les excommunications d’abord, les persécutions ensuite. Le « Hors de l’Église point de sasalut » résume les aspirations […]. Comme pour ses devanciers dans l’histoire, ces vérités tristes vont se répéter pour le mouvement socialiste contemporain, grandiose comme une religion nouvelle, mais participant des tares de toute religion […]».
Au demeurant, nos camarades voulaient rester dans le Parti. Ils voulaient simplement que le parti ne participe pas au pouvoir bourgeois. Ils pensaient, à juste titre, que tout s’expliquait par là. Ce n’est pas si simple. Il y a déjà dans l’idée du parti un germe permanent de dogmatisme et d’autorité. Le parti a pour but, au fond, de diriger la classe ouvrière. Au stade primaire, cela correspond chez le militant moyen à une mentalité d’initié en face de la masse « qui ne sait pas se diriger toute seule ». Métaphysique, disions-nous ? Une direction arbitraire sur une masse ou un groupe d’individus est métaphysique en ce sens qu’elle reprend le dogme antiscientifique de la séparation de l’esprit et du corps et de la direction de cet esprit sur la matière. Si nos camarades constataient déjà que les programmes acceptés devenaient des « dogmes intangibles », c’est que le principe du parti ne pouvait que conduire à des positions HORS DES FAITS ANALYSÉS ET CONSTATÉS, c’est-à-dire antimatérialistes et « idéalistes » au sens où Marx l’entend. C’est ce que Djilas explique beaucoup mieux que nous dans « La Nouvelle Classe » :
« Le communisme contemporain, en principe, ne nie point l’existence d’un ensemble fixe de lois objectives gouvernant la nature et la société. Cependant, lorsqu’ils sont au pouvoir, ses partisans se conduisent envers la société humaine et l’individu tout autrement que ne l’impliquerait une théorie déterministe du monde et ils se servent de méthodes capricieuses ou arbitraires. Partant de ce postulat qu’ils connaissent seuls les lois inhérentes au social, les militants communistes en tirent une conclusion simpliste et scientifiquement illégitime. Ils proclament que cette connaissance supposée leur confère le pouvoir et le droit exclusif de changer la société et d’en régler souverainement les activités. »
Il n’est d’ailleurs pas sûr que les socialistes échappent tellement à ce mode de pensée. S’ils préconisent la méthode réformiste absolue, c’est bien au nom de dogmes scientifiques.
Allons jusqu’au fond du problème : Si les partis ouvriers ne sont arrivés qu’à démobiliser la classe ouvrière c’est sans nul doute, au sens de l’analyse matérialiste la plus rigoureuse, parce qu’ils se sont trompés. Et s’ils sont fidèles à leurs principes et à leur doctrine, c’est qu’elle est fausse, c’est que les principes sont faux. (Disons en passant que nous nous refusons à faire partie de ces esprits retors qui déclarent que les curés ont trahi le Christ, que les marxistes ont trahi le marxisme, que les socialistes ont trahi le socialisme, etc… Nous ne voyons pas pourquoi on ne peut pas accorder le préjugé de la bonne foi. Il n’est d’ailleurs pas de discussion possible hors de là. Il est d’ailleurs peu scientifique de tout expliquer par un seul facteur, à savoir le facteur psychologique ainsi que le font les métaphysiciens).
La notion du parti conduit au dogmatisme parce que le parti est une entité. Le Pouvoir c’est avant tout vouloir s’emparer le l’État. Aussi le parti est forcément appelé lui-même à être l’État quand il sera au pouvoir, et, avant la prise du pouvoir, à être un État dans l’État. Si la notion de l’État dans l’État prise au sens bourgeois signifie comme le disait Michelet « le droit de conspiration », cela ne serait certes pas pour nous déplaire. Mais il ne s’agit que de concurrence. Le parti est autoritaire parce qu’il est déjà l’État pour ses militants et il prétend l’être également pour la classe ouvrière et pour l’ensemble de la société. C’est pourquoi une organisation « révolutionnaire » du type « Parti Ouvrier » est absolument incapable de se livrer à une analyse scientifique des faits. Nous dirons môme qu’elle est IMPROPRE à être l’instrument de cette analyse. C’est ce que Cafiero faisait déjà remarquer à Engels dans une lettre devenue célèbre où il déclarait ne pas comprendre comment on peut être à la fois partisan d’une analyse matérialiste et en même temps étatiste.
Ici, il nous faut chercher plus loin : La Déclaration de Principe du Parti ouvrier de 1900 dit encore :
« La transformation du régime capitaliste en régime collectiviste doit nécessairement être accompagnée […] par la transformation de l’État en administration des choses. »
On peut constater combien ce texte contenait d’équivoque. On voit qu’à cette époque, on essayait encore de trouver des formules intermédiaires entre les thèses marxistes et les thèses anarchistes. C’est pourquoi, sans doute, il ne satisfait personne. Il se peut aussi que cette question de l’État n’ait pas toujours été très claire dans l’esprit des socialistes de ce temps-là. En tout cas étatistes et anti-étatistes cohabitaient. Bertrand interprétait la Déclaration de Principe ainsi :
« La terre, les maisons, les ateliers, les machines seraient la propriété de l’État, c’est-à-dire de tous ».
Par contre, « L’Essai sur le Socialisme Scientifique » publié par le parti ouvrier belge déclarait :
« L’État n’est pas, ainsi que l’imprime certain bourgeois entré dans le parti socialiste comme le ver dans le fruit pour contenter ses appétits malsains en le désorganisant, “l’ensemble des services publics déjà constitués”, c’est-à-dire quelque chose qui n’a besoin que de corrections par-ci, d’adjonctions par-là. Il n’y a PAS À PERFECTIONNER, mais à SUPPRIMER L’ÉTAT, qui n’est que l’Organisation de la classe exploitante […]. Or, c’est un mauvais système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de résistance de l’État que de favoriser l’accaparement par lui des moyens de production, c’est-à-dire de DOMINATION. »
On étonnerait fort les militants socialistes et communistes d’aujourd’hui en leur lisant cette citation ! Nous avons parlé de décalage entre les socialistes et les communistes force nous est de constater que les déclarations des communistes hollandais combattues par Lénine étaient déjà bien plus timides que celle-là. De toute façon, c’est la thèse de la conquête de l’État qui a prévalu. On nous objectera que les marxistes, même les plus autoritaires, n’ont jamais nié qu’un jour l’État disparaîtra. Dans le problème du « mythe » du parti qui nous occupe, on peut supposer alors que le « parti » lui-même disparaîtrait à ce moment là également. Il reste qu’il est difficile d’expliquer cette disparition et l’argument cité, selon lequel « on ne détruit pas en fortifiant », prend toute sa valeur.
On ne peut comprendre le « mythe » du parti et de l’État chez les marxistes — mais c’est le même — qu’en analysant Engels.
Peut-on accorder la qualificatif de « matérialistes » aux partisans du parti ouvrier ? Telle est la première question.
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Djilas reconnaît dans « La Nouvelle Classe » qu’on ne peut « justifier le zèle des communistes modernes faisant pieusement de Marx l’inventeur de toutes les lois qui régissent la société. ». Gaston Leval le faisait remarquer récemment dans ses « Cahiers ». Mais tout ceci n’est pas nouveau pour les anarchistes-communistes et dès 1896, notre camarade Tcherkesoff le faisait remarquer dans ses « Pages d’Histoire Socialiste ». Mais le dogmatisme dont nous avons parlé ne date pas d’hier. Engels écrivait dans « Neue Zeit » :
« Les lois de la production capitaliste découvertes par Marx sont aussi stables que celles de Newton et de Keller dans le mouvement du système solaire. »
Et dans la préface de « Ludwig Feuerbach » :
« Nous avons décidé de nous adonner aux recherches nécessaires pour élaborer l’explication matérialiste de l’histoire découverte par Marx ».
Quelle est cette conception matérialiste ? Voici la définition de Engels :
« La conception matérialiste de l’Histoire se base sur cette idée : que la production et l’échange des produits, valeurs, etc., forment le fondement de toute organisation sociale ; dans chaque société humaine, la répartition des richesses et la formation des classes ou des États dans la société sont le résultat du mode de production et d’échange pratiqué par la société. »
Tcherkesoff nous apprend que cela « était connu bien avant la naissance de Engels ». Mais il nous faut le citer :
« L’ensemble des facteurs économiques que nous appelons économisme, n’est pas encore LE matérialisme. Le mode de production est seulement UN facteur, ou plutôt un élément parmi beaucoup d’autres qui servent aux généralisations évolutionistes connues sous le nom des doctrines matérialistes. La partie ne peut contenir le tout. »
Et Tcherkesoff de citer nombre d’auteurs qui admettaient une définition analogue à celle de Engels et qui étaient « non seulement idéalistes et métaphysiciens, mais déistes accomplis et chrétiens fervents. »
Voilà qui met singulièrement en lumière le fait qu’il n’y a pas, au fond, tellement à s’étonner que la conception métaphysique du parti soit ancrée chez les marxistes. Car, si le Parti c’est l’État, c’est aussi l’Église. Aussi, pour Kropotkine et pour nous, le matérialisme c’est l’étude scientifique et le raisonnement scientifique appliqués à tous les domaines. Et si, pour nous, l’analyse économique est importante, nous ne saurions négliger les lois naturelles et les facteurs psychologiques. Nous n’avons jamais nié les constations de Engels. Reste à savoir si ces constatations pour être nécessaires sont suffisantes. Bakounine, dans son « Antithéologisme » combat les pseudo-matérialistes qui, parce qu’ils nient le spiritualisme, renoncent aux aspects humains. En réalité, ces aspects humains constituent ce que nous pourrions appeler les « lois propres » de l’homme considéré comme produit de la nature. La psychanalyse et la découverte du système neuro-végétatif nous en disent long à ce sujet.
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Comment la conception du parti ouvrier se conçoit-elle d’après la thèse de Engels ? Nous savons que pour lui, TOUT s’explique par l’analyse des modes de production et d’échange. Dans la société capitaliste où existent des classes sociales différentes, il est logique que chaque classe antagoniste traduise ses aspirations AU SEIN de la SOCIÉTÉ EXISTANTE. Aussi, le parti ouvrier devient nécessaire. On peut logiquement penser qu’il disparaîtra quand il n’y aura plus de classes sociales. Mais le parti devient nécessairement l’État. Or qu’est-ce que l’État ? C’est d’abord la tentative de conciliation des intérêts des individus en fonction des antagonismes. En société communiste sans classes, il n’y a donc logiquement plus d’État (c’est le dépérissement dont nous parlions) et, partant, plus de « parti ». Mais l’État, donc le parti, est encore nécessaire quand le capitalisme n’a pas entièrement disparu au cours de la période de transition. C’est ici qu’il y a divergence entre les communistes et les socialistes. Pour les communistes, la société de transition est la « dictature du prolétariat » qui est, en réalité la dictature du Parti (ou de l’État). Pour les socialistes, la période de transition existe en permanence au sein de la société capitaliste en pleine évolution, et le Parti a intérêt a être aussi l’État. Lénine préconisait l’action armée. Maintenant, et même dans le régime gaulliste, les communistes ne voient que l’action parlementaire. Il y a très peu de différence entre les deux thèses.
Mais le parti ouvrier au pouvoir est aussi la réalisation des aspirations de la classe ouvrière qui devient la communauté tout entière. Le parti ouvrier en lutte est un essai de communauté au milieu des forces hostiles. Dans la situation actuelle, il est un point de rassemblement, aussi bien dans la conception de Hervé que dans celle de Thorez. Il est totem et incarnation. Et quand l’État disparaît, quand le parti disparaît, c’est tout simplement parce que c’est le parti qui est devenu communauté. (Il faut remarquer ici que la conception maçonnique de certains socialistes n’est pas aussi éloignée des autres marxistes que l’on pourrait le supposer). Nous ne pensons pas être contredits par aucun marxiste dans le déroulement de cette pensée. Mais alors, pour nous, anarchistes, il suffit de remplacer les mots « parti » par « État » ou « Église » et aucun terme de la démonstration ne change. Nous imaginons qu’un éventuel contradicteur marxiste se déclarerait au fond toujours d’accord. Mais il nous donnerait sans doute l’explication suivante : « État, Église, Parti, sont les expressions objectivement nécessaires des aspirations de la communauté aux stades différents de son évolution. Dans les trois cas il y a essai de conciliation des antagonismes et rôle historique. » De toute manière, du point de vue marxiste, État, Parti, Église sont des produits de l’évolution économique et jamais des causes.
Mais,pour autant qu’il y a dans les trois cas essai de réalisation des aspirations, il y a « sublimation » et recherche d’absolu. Il y a dans les trois cas une forme de pensée identique qui est absolument métaphysique. La différence de stade entre les trois cas se trouve dans le degré d’abstraction et c’est tout. Nous nous trouvons en face d’un mécanisme de pensée très précis et c’est en général ce qui échappe aux marxistes. Nous avons parlé de la mentalité d’initié du membre du parti, elle est la même que celle de l’individu qui représente l’État ou l’Église. Sur l’autre face, elle correspond à l’esprit de soumission de la masse qui confie à d’autres ce qu’elle ne peut réaliser elle-même. On a pu dire que Dieu était l’expression de la propre impuissance de l’Homme. Ne peut-on pas dire que la notion de parti est l’expression de la propre impuissance de la classe ouvrière ? Si le degré d’évolution ne se situe que dans le degré d’abstraction, on peut imaginer encore pour les masses une notion inconnue qui serait encore plus abstraite que l’idée du parti, mais on ne voit pas comment les partisans du parti ouvrier peuvent s’en sortir pour nous expliquer sa disparition. Nous voulons bien pousser jusqu’au bout le raisonnement : L’Église joue, du point de vue marxiste, un rôle historique « progressiste » quand elle favorise l’évolution des moyens de production, elle devient réactionnaire quand elle est dépassée par les événements et qu’elle freine l’évolution. Dans ce dernier cas, elle fait le jeu des classes dominantes. Reprenons notre phrase précédente en changeant les termes : L’État, jouerait un rôle historique identique à un autre stade. Mais par un coup de baguette magique que les marxistes ne peuvent nous expliquer, l’État ne devient pas un frein pour l’évolution à une certaine époque, il n’est pas l’expression d’une classe dominante, il DISPARAÎT TOUT SEUL. Nous avons vu que dans cette dernière période l’État c’est le parti, il faudrait être plus logique et dire que le parti c’est la classe et à ce moment, la classe dominante qui ne peut s’amalgamer. Mais pour nous, anarchistes, se confirme une loi de l’évolution des sociétés. Nous ne connaissons pas d’exception. Elle peut s’énoncer ainsi : Tout organisme véhiculant une pensée revendicatrice est révolutionnaire dans l’OPPOSITION et réactionnaire au POUVOIR. Mais si les organismes changent, il reste deux choses immuables : L’Autorité et le moyen de l’exercer c’est-à-dire la FORCE. Lorsque le parti ouvrier sera au pouvoir, il exercera la force lui-même. On pourra nous répondre d’une manière simpliste : contre qui ? puisqu’il n’y aura plus de classes. Nous pourrons répondre : À moins qu’il ne soit devenu « classe » lui-même.
Il faut logiquement conclure que le parti ouvrier deviendra un frein à l’évolution de la société et qu’il faudra un autre parti pour renverser sa domination ! Il y a un certain côté simpliste dans le raisonnement de nombreux marxistes. Disons tout de suite que si tout semble s’arranger selon le bon sens populaire « comme les cheveux sur la soupe », c’est que la masse garde le sentiment religieux qui correspond à l’aspiration vers le Paradis. L’avènement du communisme et du socialisme relève de l’aspiration édénique. Récemment un théoricien du P.C. retournait la proposition dans la « Nouvelle Critique » en disant que la croyance des masses dans le paradis chrétien n’est rien d’autre que l’aspiration vers une société sans classes du fait qu’il n’y a pas de classes au ciel ! (Ce ne serait pas tout à fait vrai car il y a encore les Saints qui eux sont sans doute, aux yeux de notre grand sociologue « aux ordres », membres du parti ! On voit que nous débouchons de plein-pied dans la plus douce rigolade…).
Mais, pour les marxistes sérieux, tout s’arrange aussi bien. Il est logique qu’il y ait un parti ouvrier parce qu’il est logique de prendre le pouvoir. Il faut prendre le pouvoir parce que c’est toujours, à leurs yeux, la classe dominante qui mène l’évolution. Elle laisse sa place à une autre quand elle a fini de jouer son rôle historique. Nous avons parlé de « frein » à l’évolution sociale. Cette conception est vraie pour les communistes, mais elle n’existe même plus chez les socialistes qui nient toute possibilité de résistance à la classe « descendante ». C’est pourquoi le réformisme intégral est à leurs yeux moteur de l’évolution. Mais il reste qu’en fait la classe privilégiée résiste. Elle résiste par la force et elle ne cède le pas que lorsque le rapport de forces est à son désavantage. C’est le principe naturel de l’évolution et de la révolution qui existe aussi dans la nature. Or, c’est au fond cette révolution que le marxisme nie en tant que « changement des rapports de forces », c’est-à-dire en tant que VIOLENCE. Engels.écrit en effet :
« En général, la propriété privée ne fut pas dans l’histoire le résultat du pillage ou de la violence […]. Elle provient de causes économiques. La violence n’a aucune part dans sa création […]. Toute l’histoire de l’origine de la propriété privée est basée sur des causes exclusivement économiques, et, pas une fois il n’est besoin pour l’expliquer de recourir à la violence […].»
Cela signifie, d’après cette étrange théorie absolument anti-scientifique, que les hommes d’une certaine époque ont accepté l’esclavage sans résistance et qu’il n’a pas fallu la force pour les y soumettre, En vertu de la même théorie « économiste », il faudrait admettre que l’Empire romain ne s’est pas écroulé sous les coups des Barbares qui l’ont conquis par la FORCE, mais que les moyens de production des Barbares étaient plus avancés !
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Nous avons dit qu’il y a un côté d’aspiration vers l’absolu et un dogmatisme obligatoire dans la conception du parti ouvrier. Jusqu’à l’ultime phase de son combat, c’est-à-dire jusqu’à sa disparition supposée, le parti ouvrier est distinct de l’ouvrier. Il exerce une direction Il entretient dans la masse le sentiment de l’impuissance pour autant qu’il « assume » et qu’il « incarne » ses revendications.
Or, nous savons aujourd’hui que l’ABSOLU n’existe pas. Que l’on ne peut baser AUCUN raisonnement scientifique sérieux en partant de l’ABSOLU. On ne peut concevoir une organisation pour la classe ouvrière aussi bien que pour la libération de l’humanité en général qui ne se penche pas sur les problèmes de sociologie ; qui ne cherche pas à analyser scientifiquement les événements et l’évolution de la société. Si la sociologie est une science, elle requiert des méthodes scientifiques. La masse ne peut se lancer aujourd’hui dans une action sans analyse précise de la situation et sans résultats escomptés. Quand elle le fait sans que les « conditions objectives » soient réalisées, elle recule le terme de la lutte de dizaines d’années. Nous avons parlé de ce recul et de l’impuissance du parti socialiste et du parti communiste a trouver une solution. Aussi nous affirmons que le principe du parti ouvrier est absolument faux car il est, de par sa structure, ses principes de base et l’état d’esprit métaphysique qu’il entretient, absolument impropre à se livrer à l’analyse sociologique.
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Observons ce qui se passe sur le plan scientifique pur. Il n’y a plus d’inventeurs individuels dans le monde d’aujourd’hui. Le savant travaille en équipe avec d’autres chercheurs. Cette recherche se fait par la discussion et aussi par la confrontation des expériences et seuls les faits ou les résultats prouvent laquelle de telle ou telle hypothèse émise est JUSTE ou FAUSSE. Le technicien tire ensuite profit PRATIQUEMENT de telle ou telle découverte. Il n’y a pas de « direction » ou d’autorité nulle part.
Nous ne voyons pas pourquoi le domaine sociologique échapperait à cette manière de faire.
Aussi, croyons nous, seule une organisation dans laquelle n’existe aucun principe autoritaire peut se livrer à ce travail. Schématiquement, l’organisation révolutionnaire peut être le laboratoire et la masse le technicien. (Mais tout ceci est encore simpliste et nous invitons le lecteur à considérer le principe que nous énonçons et non la lettre.)
Aussi, avec ou sans les anarchistes, on ne peut concevoir de révolution valable sans une organisation de type anarchiste. Elle reste à faire [[ « L’organisation anarchiste de notre temps » pourrait être le titre d’une prochaine étude complétant celle-ci.]]. En attendant le terme de cette construction qui ne peut partir que de la BASE, il n’est rien de plus pressant dans la période actuelle où l’action n’a pas encore pris corps, de commencer un travail de démystification, sur tous les plans. ÉGLISE, ÉTAT, PARTI, avons-nous dit ? Tous les mythes autoritaires (donc impropres à faire avancer l’humanité) se rejoignent. Il n’est pas un exemple dans l’histoire où une organisation du type « parti » ait fait faire un pas sur le chemin de la libération.
Guy