La Presse Anarchiste

Notes sur un régime, une politique, une économie,

Question d’appelation ou l’art de noyer le poisson

Un ancien calife per­san déchu, nom­mé Ben Nadib, exer­çait l’ho­no­rable pro­fes­sion de lif­tier dans un grand hôtel d’Is­tam­boul. C’é­tait sim­ple­ment pour ramas­ser un peu d’argent de poche, car il tirait des reve­nus bien plus consi­dé­rables d’une cou­pable acti­vi­té qu’on nomme bour­geoi­se­ment proxé­né­tisme. J.H. Par­ker, qui raconte cette his­toire dans son très humo­riste livre « Magic ideas to increase your sales », pre­cise que les lif­tiers per­sans ont un peu la bosse du com­merce, son habi­le­té se mani­fes­tait brillam­ment dans l’i­dée par­ti­cu­lière qu’il don­nait de la « chose » sui­vant l’âge, la per­son­na­li­té, la pro­fes­sion de chaque « client6 — tou­riste, indus­triel, homme poli­tique, cler­gy­man… Il ven­dait de l’am­biance, de l’ou­bli, des cures toniques, de l’a­pos­to­lat, et en fait très peu sa mar­chan­dise, si nous osons ris­quer l’ex­pres­sion. Et c’est bien là que rési­dait son émi­nente qua­li­fi­ca­tion, non comme lif­tier dont J.H. Par­ker ne nous dit rien — mais comme com­mer­çant : il offrait des idées sur mesure, avec toute la sub­tile psy­cho­lo­gie orientale.

Si nous nous per­met­tons ce rap­pro­che­ment sca­breux avec nos propres califes et leurs pré­oc­cu­pa­tions, c’est que le chef-d’œuvre de « l’ac­tion psy­cho­lo­gique » gaul­liste était jus­te­ment de trou­ver des noms dif­fé­rents à la « chose » que nous nous obs­ti­nons, avec toutes les « nuances » pour les puristes, à appe­ler fascisme.

C’est donc une simple affaire d’ai­guillage que d’o­rien­ter le déses­poir des masses — et aus­si leur dyna­misme — dans l’un ou l’autre sens : socia­lisme ou fas­cisme — ou encore vers une syn­thèse selon le dosage que l’on vou­dra (en Alle­magne, on avait appe­lé cela natio­nal-socia­lisme) et com­pen­ser ain­si le mécon­ten­te­ment éco­no­mique (pour la classe ouvrière) ou les com­plexes d’in­fé­rio­ri­té sociale (pour la petite bour­geoi­sie, par une sur­ex­ci­ta­tion de l’a­mour-propre natio­nal, de l’en­vie d’un chan­ge­ment radi­cal, de l’ins­tinct com­ba­tif et des « émo­tions héroïques»…

Mais s’il est vrai que la crise éco­no­mique et les décep­tions poli­tiques ont ame­né au gaul­lisme le gros des masses élec­to­rales, il est éga­le­ment vrai qu’elles ne lui ont pas ame­né ses idées : celles-ci étaient déjà for­mu­lées et cris­tal­li­sées aupa­ra­vant, indé­pen­dam­ment de la conjonc­ture du moment. Il s’a­gis­sait sur­tout de choi­sir bien le moment où les masses popu­laires se lais­se­raient détour­ner de la lutte contre leur propre misère — par les mani­fes­ta­tions exhi­bi­tion­nistes pour leur amour-propre « natio­nal » — qu’on leur a ser­vi à la place de la nour­ri­ture qui leur man­quait, des loge­ments qu’ils atten­daient dans les bidon­villes (voir ci-des­sus l’his­toire édi­fiante de Ben Nadib…).

Les constitutions passent

Mais il nous reste, après le départ hâtif de la dernière (?)

— l’ex­ten­sion de la zone d’in­fluence de l’É­tat dans tous les domaines de la vie et notam­ment sur le plan éco­no­mique et social.

— une aug­men­ta­tion cor­res­pon­dante, en nombre et en puis­sance, de la bureau­cra­tie à tous les échelons.

— la « mili­ta­ri­sa­tion » et l’in­tro­duc­tion d’or­ga­ni­sa­tions fas­cistes dans le per­son­nel de l’ad­mi­nis­tra­tion, sur­tout poli­cière, judi­ciaire et de pro­pa­gande (radio, presse, T.V…).

— un ren­for­ce­ment, encore plus mar­qué dans la pra­tique que dans le texte de la Consti­tu­tion, du pou­voir exé­cu­tif par rap­port aux autres pouvoirs.

Et, comme dans tous les régimes fas­cistes, la carac­té­ris­tique la plus évi­dente du gaul­lisme, c’est son natio­na­lisme et ses liens avec le grand capi­tal. Tous les autres élé­ments de l’i­déo­lo­gie fas­ciste en découlent. Par où que l’on envi­sage ce phé­no­mène, on trouve ces deux élé­ments et, aus­si, qu’il est loin d’être une espèce d’ac­ci­dent historique.

Pouvoir politique et intérêt économique ou les causes du malaise

Chaque grande période de l’é­vo­lu­tion éco­no­mique est carac­té­ri­sée par un élar­gis­se­ment du cir­cuit où se déroulent les opé­ra­tions essen­tielles. C’est ain­si que l’é­co­no­mie vil­la­geoise a suc­cé­dé à l’é­co­no­mie domes­tique fer­mée, pour être rem­pla­cée par l’é­co­no­mie urbaine, puis natio­nale, qui, à son tour, est en train de faire place à l’é­co­no­mie mon­diale. « En train », car la super­struc­ture poli­tique (États natio­naux) n’est pas adap­tée à l’in­fra­struc­ture éco­no­mique du mar­ché mon­dial, ce qui paraît ana­chro­nique dans un monde sou­mis par le capi­ta­lisme à un régime éco­no­mique de plus en plus uni­forme sous l’in­fluence crois­sante et l’ac­tion mono­po­li­sa­trice de grands grou­pe­ments finan­ciers. La satu­ra­tion pro­gres­sive des mar­chés, le désir crois­sant de peuples colo­niaux de se rendre indé­pen­dants, l’in­dus­tria­li­sa­tion des pays agraires, les luttes entre impé­ria­lismes concur­rents à coup de mon­naies déva­luées — quand ce n’est pas à coup de canons — l’ag­gra­va­tion consé­quente du chô­mage et de la sous-consom­ma­tion, tout cela est assez connu pour qu’un simple rap­pel des traits prin­ci­paux de cette évo­lu­tion puisse nous suffire.

La cause, il faut la cher­cher dans les contra­dic­tions internes, dans les heurts d’in­té­rêts éco­no­miques qui carac­té­risent l’é­co­no­mie capi­ta­liste : la concur­rence abou­tis­sant à sa néga­tion : le mono­pole ; une pro­duc­ti­vi­té indus­trielle sans cesse accrue et une capa­ci­té de consom­ma­tion de plus en plus insuf­fi­sante ; l’u­ti­li­sa­tion ratio­na­li­sée des forces pro­duc­tives pous­sée à l’ex­trême et des dizaines de mil­lions de tra­vailleurs condam­nés au chô­mage chro­nique ; des moyens de com­mu­ni­ca­tion de plus en plus per­fec­tion­nés, mais les États des deux blocs s’i­so­lant de plus en plus les uns des autres, en atten­dant de se jeter les uns sur les autres.

Mais quand on parle du « malaise fran­çais », il fau­drait tout d’a­bord noter — car cela est à la base de la « déchéance natio­nale » — que la France est entrée dans sa ving­tième année de guerre inin­ter­rom­pue. Voi­ci la répar­ti­tion de ce sui­cide collectif :

— 1939 : 3 sep­tembre au 25 juin 40 : guerre mon­diale, occupation.

— 1940 : 18 juin au 7 mai 45 reprise : FFL, FFI, troupes vichystes, FTP etc.

— 1945 : 9 mars au 20 juillet 54 : guerre d’Indochine.

— 1947 : Insur­rec­tion de Mada­gas­car (répres­sion 9 mois).

— 1950 : 20 novembre au 27 juillet 53 : par­ti­ci­pa­tion à la guerre de Corée.

— 1952 : Guerre colo­niale géné­ra­li­sée en Afrique du Nord.

— 1956 : Raid fran­co-anglais (ini­tia­tive fran­çaise) sur Suez.

— 1959 : Guerre d’Al­gé­rie non encore terminée.

Pour conclure un tel para­graphe, on note­ra que la com­mis­sion des Nations-Unis pour l’Eu­rope esti­mait, à Genève, d’a­près ses sources, que la guerre d’Al­gé­rie coû­tait à la France 700 mil­liards de francs par an de perte de pro­duc­tion civile avec réper­cus­sion de la guerre sur la balance fran­çaise des paie­ments de l’ordre de 250 mil­liards par an. À quoi s’a­joutent 300 mil­liards de dépenses « excep­tion­nelles » en plus des débours « nor­maux » du coût stric­te­ment mili­taire de cette guerre.

Nous ne chi­ca­ne­rons pas sur des chiffres, qui ne doivent être consi­dé­rés que comme indicatifs.

Tou­te­fois, nous rap­pel­le­rons que déjà le gou­ver­ne­ment Mol­let avait éva­lué le coût d’un sol­dat à un mil­lion de francs par an et qu’ils sont quelque 1.200.000 hommes en France et dans les colonies…

Une histoire qui vaut de l’or.

Nos lec­teurs nous excu­se­rons si nous citons, pour une fois, mon­sieur Edgar Faure :

« Si nous entrons dans le mar­ché com­mun avec une éco­no­mie malade, je ne dis pas que nous en péri­rons, mais nous n’en gué­ri­rons cer­tai­ne­ment pas…»

C’est depuis le 1er jan­vier chose faite. L’en­tre­prise consi­dé­rable qui touche 165 mil­lions de consom­ma­teurs a démar­ré avec l’an­née nouvelle.

Elle a dépla­cé cer­tains pro­blèmes, en a créé quelques autres nou­veaux, mais n’en a réso­lu aucun. En fin de compte, l’Eu­rope se trouve devant une situa­tion aus­si inex­tri­cable qu’en 1939.

Il ne sau­rait être ques­tion d’a­na­ly­ser ici les nom­breuses mesures « ordon­nan­cées » depuis l’an nou­veau en vue de rendre pos­sible la libé­ra­tion des échanges et de mettre l’é­co­no­mie fran­çaise en état de mieux sup­por­ter la concur­rence de ses par­te­naires. Les déci­sions les plus spec­ta­cu­laires concernent la mon­naie et les échanges exté­rieurs. Le franc. est déva­lué de 15%, le cours offi­ciel du dol­lar pas­sant de 420 à 493,7Fr (soi + 17,55%). En même temps que la déva­lua­tion ont été prises de nom­breuses mesures qui vont pro­vo­quer un mou­ve­ment de hausse de prix (essence 3%, tabac 15 à 25%, vin 10%, P.T.T. 10%, char­bon 10%, S.N.C.F. 17%, etc.). De plus, le franc est deve­nu conver­tible, mais ce terme de conver­ti­bi­li­té ne doit pas faire illu­sion. Il ne s’a­git en aucune façon d’au­to­ri­ser la conver­sion auto­ma­tique du franc en or ni même en devises : elle est réser­vée aux non-rési­dents et ne s’é­tend qu’aux tran­sac­tions cou­rantes (et pas aux mou­ve­ments de capitaux).

L’en­semble des déci­sions concer­nant la mon­naie est enfin com­plé­té par une ordon­nance créant une nou­velle uni­té moné­taire, le « franc lourd », valant 100Fr actuels. Cette créa­tion ne chan­ge­ra rien à l’é­chelle exis­tante des prix et des reve­nus et son inté­rêt pra­tique est assez mince. Elle per­met­tra, dit-on, d’al­lé­ger de deux zéro les comp­ta­bi­li­tés… En fait, l’ob­jec­tif semble bien être uni­que­ment d’ordre psy­cho­lo­gique (encore l’his­toire de Ben Nadib) le franc-lourd sera une mon­naie « res­pec­table » (le dol­lar vaut seule­ment 4,9Fr) et l’on paraît comp­ter sur cette impres­sion pour contri­buer à res­tau­rer l’es­prit d’é­pargne et empê­cher la fuite des capi­taux. Les phé­no­mènes psy­cho­lo­giques, ration­nels ou non, ont une grande impor­tance en matière moné­taire, mais sans doute il n’y a là qu’une illusion…

Le mythe du « redressement » à succédé à celui de « l’expansion sans inflation ».

Dans les condi­tions actuelles c’est véri­ta­ble­ment un bluff pur et simple que de par­ler d’un redres­se­ment. Mais, à en croire notre brillant ministre des finances, c’est la ten­sion sociale, qui va gran­dis­sant, qui remet tout en ques­tion. En effet, lors­qu’on fait allu­sion à la crise de paie­ments exté­rieurs de la France, c’est uni­que­ment dans ce contexte qu’on la place, en fai­sant res­sor­tir que toute retraite sur le ter­rain des salaires aggra­ve­rait la situa­tion sur les mar­chés exté­rieurs et effa­ce­rait les résul­tats acquis par l’«audacieuse » poli­tique du géné­ral-Pré­sident. C’est ain­si qu’on exige de la part de masses popu­laires, des sacri­fices d’une impor­tance qui n’eût cer­tai­ne­ment pas été accep­tée dans un régime par­le­men­taire de type clas­sique. L’aus­té­ri­té qui s’im­po­sait déjà à l’é­co­no­mie fran­çaise par suite des charges qui pèsent sur elle (Algé­rie en par­ti­cu­lier), doit deve­nir en effet plus sévère dans la mesure où les pro­tec­tions contre la concur­rence étran­gère sont assouplies.

L’en­semble des mesures prises consti­tue un tout assez cohé­rent, dont le résul­tat final, iné­luc­table, ne peut être que la baisse du niveau de vie de la popu­la­tion. Car cette grande foire du mar­ché com­mun repo­se­ra exclu­si­ve­ment sur les nou­velles pri­va­tions impo­sées aux masses. Ain­si se trou­ve­rait mis en place non pas les élé­ments d’un « redres­se­ment fran­çais » abso­lu­ment incom­pa­tible, du reste avec le prin­cipe même de nor­ma­li­sa­tion du mar­ché com­mun, mais bien cet abais­se­ment social propre à y ali­gner les prix « concur­ren­tiels ». C’est donc aux frais exclu­sifs du monde du tra­vail, qu’au­ra pu être réso­lue une des tâches les plus dif­fi­ciles pour les capi­ta­listes fran­çais : pou­voir rame­ner, tout en sau­ve­gar­dant le taux de ren­ta­bi­li­té des entre­prises, le coût de leurs fabri­ca­tions à des niveaux com­pa­tibles avec la pro­chaine absorp­tion par le mar­ché com­mun. Mais, contrai­re­ment à l’o­pi­nion du grand public, ce mar­ché, après le pre­mier alli­gne­ment de prix, ne sera pas concur­ren­tiel (il n’y a que dans la petite tête des épi­ciers fran­çais qu’il « va fal­loir affron­ter les Boches ! », une sorte de Ver­dun éco­no­mique). Au contraire, le mar­ché com­mun se pré­sente comme un mar­ché des ententes entre les « grands » et de spé­cia­li­sa­tion très pous­sée pour les « petits ». Ces phé­no­mènes ne sont d’ailleurs que les mani­fes­ta­tions sur le plan euro­péen d’une évo­lu­tion intrin­sèque du régime capi­ta­liste dans chaque pays signa­taire du mar­ché et ils carac­té­risent le pas­sage du stade de libre concur­rence à celui du mono­pole dans l’é­co­no­mie hau­te­ment industrialisée.

L’in­ter­na­tio­na­lisme, la soli­da­ri­té du pro­lé­ta­riat euro­péen vont-ils pro­vo­quer la réac­tion spon­ta­née — tout au moins éco­no­mique — à l’in­ter­na­tio­na­lisme du capital ?

Paul Zor­kine

La Presse Anarchiste