Deux forces : l’amour et la haine
Mais plus la raison montera
Toujours l’amour l’emportera
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Nieuport 1916
Six heures du matin.
Le brasero du poste téléphonique est éteint. Brrr ! que j’ai froid !
Mais baste ! C’est la « herre » comme disent ces bons Belges, et je songe que mes camarades qui sont aux créneaux souffrent beaucoup plus que moi.
Lorsque j’étais enfant, mon parrain avait coutume de me répéter que pour être heureux il fallait toujours considérer le sort du plus malheureux que soi et que l’on devait se consoler d’une fâcheuse aventure en songeant qu’elle aurait pu être plus déplorable encore.
J’applique de mon mieux les maximes de cet excellent homme mais hélas ! cela ne me réchauffe guère.
À travers la toile de tente qui sert de porte à mon terrier le matin émerge noyé de brumes.
Je puis, sans inconvénients, faire quelque pas dans la tranchée devant mon abri, car c’est l’heure où tout est calme et les communications rares.
Je viens de passer au « Central » le compte rendu des événements de la nuit. Comme hier, comme avant-hier, le message transmis est bref et rassurant : nuit calme ; pertes néant. Rien d’anormal à signaler.
En ce coin du territoire belge nous jouissons momentanément d’un calme relatif. Petites fusillades de part et d’autre sur des corvées de travailleurs occupés à la réfection des tranchées ; tirs d’artillerie, sur les avions. Voilà pour l’instant, toute l’activité de notre secteur qui a connu une époque plus troublée et qui fut et sera encore le théâtre de sanglants combats.
Je sors donc de ma « guitoune » me dégourdir les jambes en battant la semelle sur le « caillebotis ».
Un jeune agent de liaison, déluré gavroche parisien, passe en coup de vent et m’annonce qu’un prisonnier vient d’être amené au P. C. (poste du commandant).
— Allez-donc voir sa sale tétère, me crie-t-il,.c’est kif-kif un singe du Jardin des Plantes.
La « cagna » du commandant est à deux pas du poste téléphonique. Je m’y précipite et je vois le prisonnier adossé au parapet. Des tirailleurs l’entourent et font bonne garde quoique le gaillard ne semble nullement disposé à prendre la poudre d’escampette.
J’apprends qu’il s’est rendu de plein gré. Profitant du mauvais temps et de l’obscurité profonde de cette nuit, il a pu se glisser hors de sa tranchée sans éveiller l’attention de ses camarades et, ce matin au petit jour, il est venu se constituer prisonnier à notre poste d’écoute.
Mon loustic d’agent de liaison a raison cet allemand n’est vraiment pas beau.
Harassé par sa randonnée de la nuit, il porte affreusement mal la boue qui le couvre des pieds à la tête. En réalité le pauvre bougre est réellement minable.
Point de mire des poilus rassemblés devant la cagna du commandant, le déserteur ne semblait nullement gêné.
Comme il connaissait quelques mots de français et que je jargonne de vagues bribes d’allemand, je l’interrogeai : j’appris qu’il avait trente sept ans et qu’il était sur le front depuis le début. Comme beaucoup d’autres, il en avait assez de cette guerre interminable, et, profitant d’une occasion favorable, il avait mis à exécution le projet médité depuis longtemps : s’évader de la fournaise, sauver sa peau.
Maintenant sa face exprimait la jubilation. La certitude que ce long cauchemar allait prendre fin, que cette lutte perpétuelle contre la camarde était terminée, qu’il sortirait indemne de l’enfer, le remplissait d’aise.
Il me répéta à différentes reprises :
— Moi, pas capout, nein ! nein ! finie guerre!!!
Puis il demanda à manger.
Alors il se produisit ceci d’extrêmement simple :
Oubliant que cet allemand était notre adversaire, ne voyant que la détresse de l’homme, de l’être semblable à nous. Ne songeant plus que nous avions juré dans l’ardeur de la bataille, à nos camarades tombés près de nous, de les venger éternellement en ne traitant plus comme appartenant au genre humain tout individu de race germanique, chacun de nous alla à sa musette et partagea ses vivres avec l’Allemand déserteur.
L’un lui donna une boite de pâté, l’autre un camembert, un troisième une orage. Je lui tendis mon bidon et mon quart.
Et tous avec un certain attendrissement nous le regardâmes se jeter sur cette maigre pitance, qu’il dévora goulûment.
[…]
Je regagnais ma guitoune en songeant à ce que je venais de voir. En me demandant si nous n’avions pas été traîtres à la mémoire de nos camarades frappés — qui sait ? — peut-être par les balles de ce prisonnier avec qui nous venions de partager nos victuailles…
Le jeune Parigot, agent de liaison, me rattrapa comme j’entrais dans mon abri et me dit :
— Dites-moi, l’ancien, savez-vous que je m’étais promis, au respect que je vous dois, de cracher sur la g… du premier ennemi que je rencontrerais.
— Eh bien Petit gas ?
— Arrangez cela comme vous le voudrez : j’y ai « filé » mon. paquet de cigarettes!!!
Nieuport, 1916.