La Presse Anarchiste

Aperçus sur la contestation est-allemande

Un certain « mal de vivre »

En jan­vi­er 1985, vingt-six jeunes s’adres­saient à E. Honeck­er, pre­mier secré­taire du SED [[ Sozial­is­tiche Ein­heitspartei Deutsch­lands, par­ti com­mu­niste au pou­voir.]], à l’oc­ca­sion de l’an­née de la jeunesse. « Nous voulons ain­si présen­ter notre opin­ion sur cer­taines déci­sions et pra­tiques du gou­verne­ment et indi­quer quelques pos­si­bil­ités de change­ment qui, d’après nous, sont indis­pens­ables à l’é­panouisse­ment et au développe­ment libres de la jeunesse en RDA », déclar­ent-ils dans leur préam­bule [[ Die Tageszeitung, 02.02.1985.]].

Leurs propo­si­tions étaient résumées en sept points :
— Dans l’é­d­u­ca­tion, le favoritisme poli­tique ne doit pas rem­plac­er le favoritisme social ; il faut donc arrêter de sanc­tion­ner les croy­ants, laiss­er le libre accès de tous à l’U­ni­ver­sité, etc.
— Le sys­tème édu­catif doit être « démil­i­tarisé » par la sup­pres­sion des cours d’é­d­u­ca­tion mil­i­taire et la dis­pari­tion des dis­cours militaristes.
— Le ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire doit être pro­gres­sive­ment aboli, un pre­mier pas serait la créa­tion d’un ser­vice civ­il véritable.
— Tout jeune doit pou­voir s’ex­primer et dis­cuter libre­ment sans crainte d’être pénal­isé ou poursuivi.
— L’ac­cès à l’in­for­ma­tion doit être libre, le libre développe­ment de l’art et de la cul­ture garanti.
— Les jeunes doivent avoir le droit de se réu­nir pour échang­er infor­ma­tions et opinions.
— La lib­erté de voy­ager, y com­pris dans les pays non-social­istes, doit être élargie.

Ce type de reven­di­ca­tions et de démarche n’est pas nou­veau en RDA. Si cette let­tre retient cepen­dant l’at­ten­tion, c’est parce que ses sig­nataires s’adressent au pou­voir en tant que jeunes, avec leurs reven­di­ca­tions spé­ci­fiques. Ce faisant, ils soulig­nent que, con­traire­ment à d’autres pays de l’Est où la con­tes­ta­tion est portée par la classe ouvrière ou l’in­tel­li­gentsia, celle-ci est en RDA avant tout le fait de la jeunesse.

On peut trou­ver à cette réal­ité des expli­ca­tions très con­crètes, telles que l’at­ti­tude extrême­ment répres­sive de l’É­tat qui a peu à peu « lam­iné » les généra­tions con­tes­tataires précé­dentes les opposants des années cinquante et soix­ante se sont repliés sur eux-mêmes, quand ils n’ont pas som­bré dans l’al­cool. D’autres, devant l’al­ter­na­tive prison/émigration à l’Ouest, ont choisi la deux­ième solution.

L’émi­gra­tion à l’Ouest, l’ex­is­tence d’une « autre » Alle­magne, sont d’une façon plus générale des fac­teurs de paix sociale impor­tants en RDA, les insat­is­faits plaçant plutôt leurs espoirs dans une éventuelle émi­gra­tion vers l’«eldorado » ouest-alle­mand que dans un change­ment social intérieur.

Mais une expli­ca­tion plus déci­sive est sans doute la sit­u­a­tion économique et sociale de la RDA elle-même. Depuis les années soix­ante, et en par­ti­c­uli­er depuis la con­struc­tion du Mur de Berlin le 13 août 1961, celle-ci s’est sta­bil­isée et con­sid­érable­ment améliorée, ce qui fait de la RDA un des pays les plus dévelop­pés et les plus rich­es du bloc social­iste, son PNB par habi­tant dépas­sant même celui de l’I­tal­ie. La crise économique et énergé­tique l’a certes touchée comme l’ensem­ble du bloc social­iste, mais n’y a pas entraîné des dif­fi­cultés com­pa­ra­bles à celles de la Pologne par exem­ple, dif­fi­cultés qui ont débouché dans ce pays sur une crise poli­tique ouverte. Le « social­isme du goulash » qui car­ac­térise la Hon­grie reste aus­si une des bases de la sta­bil­ité poli­tique de la RDA et du con­sen­sus implicite qui s’est établi entre les dirigeants et la pop­u­la­tion de ce Pays.

Dans une inter­view accordée en 1979, l’op­posant R. Have­mann dis­ait à ce sujet : « Quant aux tra­vailleurs de RDA, leur sit­u­a­tion matérielle est à mon avis meilleure que celle des tra­vailleurs de RFA, même si cela ne se traduit pas en salaire ou en nom­bre de marchan­dis­es qu’ils peu­vent acheter. Ils tra­vail­lent de façon moins inten­sive, et ne con­nais­sent pas ce stress sin­istre. Ils béné­fi­cient d’as­sur­ances mal­adie et d’as­sur­ances vieil­lesse. Ici, ils ont la garantie de l’emploi…» [[ L’Al­ter­na­tive n°1.]] Garantie de l’emploi, pro­tec­tion sociale très dévelop­pée, assur­ance d’une cer­taine crois­sance du niveau de vie et d’un cer­tain con­fort, telles sont en effet les bases du « con­sen­sus » est-alle­mand. Dans ce con­texte, l’ab­sence d’al­ter­na­tive poli­tique, le sou­venir du soulève­ment du 17 juin 1953, la sat­u­ra­tion envers les dis­cours poli­tiques ont engen­dré dans une grande par­tie de la pop­u­la­tion est-alle­mande un état d’e­sprit « petit-bour­geois », mar­qué par l’in­di­vid­u­al­isme et la résig­na­tion, que ne man­quent pas de cri­ti­quer les jeunes con­tes­tataires est-allemands.

C’est donc avant tout dans la jeunesse, et autour de prob­lèmes qui lui sont pro­pres, qu’a pu émerg­er un mou­ve­ment con­tes­tataire. Celui-ci trou­ve sa source dans le « mal de vivre » de la jeunesse est-alle­mande bril­lam­ment décrit par une nou­velle généra­tion d’écrivains tels Volk­er Braun, Rain­er Kun­ze ou Ulrich Plen­z­dorf [[On pour­ra lire, entre autres : Les nou­velles souf­frances du jeune W. d’U. Plen­z­dorf (Éd. du Seuil), L’his­toire inachevée de V. Braun (Éd. français­es réu­nies), Les années mer­veilleuses de R. Kun­ze (Éd. du Seuil).]], eux-mêmes en rup­ture avec les dogmes et les pon­cifs de la lit­téra­ture est-alle­mande « traditionnelle ».

« Dès que je sors dans la rue, je com­mence à dégueuler » est une phrase qui a eu son heure de gloire. Elle résume assez bien le rejet par de nom­breux jeunes de la société qu’ont bâtie leurs aînés. Que lui reprochent-ils ? Avant tout, l’im­pos­si­bil­ité pour les jeunes de vivre en son sein d’après leurs pro­pres valeurs et leurs pro­pres envies. L’É­tat n’est pas, dans cette cri­tique, désigné comme seul respon­s­able. Bien sûr, son atti­tude répres­sive et « para­noïaque » vis-à-vis de tout signe de mar­gin­al­ité ou de con­tes­ta­tion, le con­trôle et la pres­sion morale qu’il exerce con­stam­ment sont directe­ment visés ; mais au-delà, c’est tout le mode de vie est-alle­mand, sa médi­ocrité et sa tristesse qui sont rejetés par les jeunes con­tes­tataires. Dans bien des domaines, celui de la lib­erté sex­uelle par exem­ple, c’est plus l’at­ti­tude d’une pop­u­la­tion encore imprégnée d’idées con­ser­va­tri­ces et d’au­tori­tarisme qui est mise en cause que celle de l’É­tat. V. Braun a qual­i­fié un jour la RDA de « pays le plus ennuyeux de la terre », sans doute sont-ils nom­breux à le penser avec lui.

L’ex­pres­sion au grand jour de cette con­tes­ta­tion fut sans doute provo­quée, ou du moins favorisée, par la révolte de la jeunesse occi­den­tale — ouest-alle­mande en par­ti­c­uli­er — à par­tir des années soix­ante, la pop­u­lar­ité de chanteurs de cette époque, tels J. Lennon ou J. Baez, le prou­ve. Dans les cri­tiques qu’ils adres­saient à leurs sys­tèmes respec­tifs, les jeunes de RDA et de RFA trou­vaient en effet bon nom­bre de simil­i­tudes et de con­ver­gences ; il ne faudrait cepen­dant pas en déduire que ces deux mou­ve­ments sont iden­tiques, ou que les jeunes est-alle­mands n’ont fait qu’imiter l’Oc­ci­dent, comme cela a sou­vent été dit à pro­pos du paci­fisme. La con­tes­ta­tion de la jeunesse en RDA est bien l’en­fant du sys­tème social­iste et elle en porte la mar­que, comme nous le ver­rons par la suite.

La man­i­fes­ta­tion pre­mière et la plus courante de cette con­tes­ta­tion a été et reste l’an­ti­con­formisme la tenue ves­ti­men­taire, la coupe de cheveux, les goûts musi­caux, le refus des valeurs tra­di­tion­nelles telles que l’or­dre, la famille ou le tra­vail. Face à cette jeunesse « mar­ginale », la réac­tion de l’É­tat et de la pop­u­la­tion n’a pas été des plus accueil­lantes et le port du jean ou des cheveux longs a longtemps sig­nifié dif­fi­cultés et tra­casseries dans la sco­lar­ité, dans le tra­vail ou plus sim­ple­ment dans les lieux publics. Mais la répres­sion plus ou moins ouverte n’ayant pu venir à bout de ce mou­ve­ment, les autorités et la pop­u­la­tion ont bien dû s’ac­com­mod­er, du moins dans les grandes villes, de cette généra­tion « incom­préhen­si­ble et ingrate ». L’É­tat en par­ti­c­uli­er, ayant bien sen­tit car­ac­tère sub­ver­sif de ce phénomène, a ten­té de le récupér­er tout en en rép­ri­mant les man­i­fes­ta­tions les plus dan­gereuses. Ain­si, le courant musi­cal des Hoo­te­nany [[Le mou­ve­ment des Hoo­te­nany était un mou­ve­ment musi­cal forte­ment inspiré du folk song améri­cain, qui apparut spon­tané­ment en RDA dans les années 1966–67. Peu à peu récupérés par le pou­voir, les clubs Hoo­te­nany furent rebap­tisés Okto­ber Klub dans les années soix­ante-dix.]], apparu en RDA vers 1966, a‑t-il été détourné par la FDJ [[ Freie Deutsche Jugend, organ­i­sa­tion de jeunesse du SED.]] à des fins de pro­pa­gande. Plus récem­ment, on a vu cette même organ­i­sa­tion ouvrir 5 à 6000 dis­cothèques sur le ter­ri­toire de la RDA, organ­is­er ses pro­pres con­certs rock et même affubler ses mem­bres de ban­deaux dans les cheveux lors de man­i­fes­ta­tions officielles.

Cette entre­prise de récupéra­tion n’a pas tou­jours eu les résul­tats escomp­tés, bien au con­traire par­fois ain­si, un con­cert rock organ­isé à Berlin-Est le 7 octo­bre 1977, c’est-à-dire peu après le ban­nisse­ment de W. Bier­mann [[W. Bier­mann, chanteur né à Ham­burg. Il émi­gra volon­taire­ment en RDA où il man­i­fes­ta tou­jours un sou­tien cri­tique au sys­tème social­iste de ce pays. Alors qu’il effec­tu­ait une tournée en RFA, il fut privé de sa nation­al­ité le 16 novem­bre 1976, ce qui provo­qua une vague de colère et d’indig­na­tion dans les milieux cul­turels est-alle­mands.]], dégénéra en bataille sanglante entre jeunes et policiers, aux cris de « Bier­mann ! » et « Liberté ! »

Peu à peu, ont donc com­mencé à cohab­iter deux jeuness­es, l’une bien pro­pre et sage, « offi­cielle », et l’autre mar­ginale, under­ground. Celle-ci, en rup­ture avec une société étouf­fante et rigide, a élaboré ses pro­pres com­porte­ments, sa pro­pre cul­ture. Par­al­lèle­ment, elle a cher­ché des « espaces de lib­erté » pour se rassem­bler, dis­cuter sans con­trainte et pra­ti­quer un nou­veau mode de vie. Comme sou­vent dans les pays social­istes où toute la vie sociale ou presque est con­trôlée par l’É­tat, l’Église (évangélique) est apparue comme un de ces « espaces de lib­erté », comme un refuge pour ceux qui pensent et qui vivent autrement. Peu à peu, les divers­es struc­tures de l’Église, les Junge Gemein­den (com­mu­nautés de jeunes) en par­ti­c­uli­er, sont dev­enues pour ces jeunes des lieux priv­ilégiés de ren­con­tre et de dis­cus­sion, leurs divers­es man­i­fes­ta­tions l’oc­ca­sion d’é­couter des écrivains en rup­ture de ban ou des groupes rock aux noms évo­ca­teurs (Leningrad-Sand­wich, CCCP, Accom­plisse­ment exem­plaire du plan, etc.) et d’échang­er opin­ions et doc­u­ments sur les sujets les plus divers. Seule insti­tu­tion indépen­dante de l’É­tat, l’Église a dans une cer­taine mesure pro­tégé les jeunes con­tes­tataires de la répres­sion, leur a par­fois fourni un tra­vail plus moti­vant, ou un tra­vail tout court quand ils avaient été ren­voyés de leur lycée ou de leur entreprise.

Dans une inter­view réal­isée en 1980, une jeune par­tic­i­pante à une des ces Junge Gemein­dan expli­quait ses moti­va­tions : « Pour moi, c’est ain­si, dès le début j’ai été là parce que j’y ai trou­vé de la com­préhen­sion, parce que j’é­tais aus­si seule avec mes prob­lèmes et un peu per­due. Nous n’avons pas eu de telles pos­si­bil­ités à l’é­cole. Je n’avais que quelques amies avec qui dis­cuter. Et puis cer­taines d’en­tre elles étaient à la Junge Gemeinde et dis­aient “Viens une fois, regarde et, si ça te plaît, reste.” Et je suis restée. Je ne me con­sid­ère pas comme chré­ti­enne et je ne l’ai jamais fait. Mais ce que je trou­ve de bien dans la Junge Gemeinde, c’est qu’on peut par­ler de très nom­breux prob­lèmes et que l’on reçoit aus­si une réponse — que ce soit sur des prob­lèmes per­son­nels ou des prob­lèmes poli­tiques. » [[ Kirche im Sozial­is­mus n°1/80, cité par K. Ehring/M. Dall­witz, Schw­ert­er zu Pfugscaren.]]

L’Église n’est cepen­dant pas le seul « espace de lib­erté », ni le plus appro­prié pour cette jeunesse en quête d’un nou­veau mode de vie. On a donc vu appa­raître en RDA des formes de vie com­mu­nau­taire, des réseaux informels que cer­tains qual­i­fient de « scène alter­na­tive » en référence à la RFA. Pou­vant dif­fi­cile­ment appa­raître au grand jour, cette « scène » se rassem­ble dans des apparte­ments com­mu­nau­taires dans lesquels cir­cu­lent cas­settes de musique, livres venus de RFA ou doc­u­ments peu offi­ciels et où s’or­gan­isent de petits con­certs, des garderies parentales et divers­es autres activ­ités « alter­na­tives ». Le quarti­er de Pren­zlauer Berg à Berlin-Est a même reçu le surnom de « Kreuzberg de l’Est » [[Kreuzberg, quarti­er de Berlin-Ouest où se con­cen­tre la « scène alter­na­tive » et où exis­tait, jusqu’à ses dernières années, un mou­ve­ment squat­te très dévelop­pé.]] en rai­son du nom­bre d’ap­parte­ments com­mu­nau­taires qui s’y trou­vent et de l’ap­pari­tion d’un mou­ve­ment squat­ter.

soleil.jpg Ne rêvons pas les squat­ters est-alle­mands n’oc­cu­pent pas des bâti­ments vides en accrochant aux façades de grandes ban­deroles incen­di­aires ou des dra­peaux noirs, et leur expul­sion ne donne pas lieu à des scènes d’émeute. À cela, deux raisons ; d’une part, la lég­is­la­tion est-alle­mande sur les apparte­ments vides est plus rationnelle que celle de la RFA. En effet, toute per­son­ne pou­vant prou­ver qu’elle est à la recherche d’un loge­ment et qu’un apparte­ment est inoc­cupé depuis plus de trois mois n’au­ra qu’à s’y installer, et devra ensuite se ren­dre au ser­vice du loge­ment pour faire offi­cialis­er la sit­u­a­tion, moyen­nant le paiement d’une amende… inférieure au prix du loy­er. À l’op­posé, si l’on peut occu­per un loge­ment sans trop de prob­lèmes, il va de soi que si une telle occu­pa­tion pre­nait un car­ac­tère de man­i­fes­ta­tion publique, elle serait réprimée sans délai.

La sit­u­a­tion est sim­i­laire en ce qui con­cerne les quelques « com­mu­nautés rurales » qui ont vu le jour en RDA dans cer­tains vil­lages, une ou plusieurs maisons ont été louées par ces jeunes « mar­gin­aux » qui y vivent en per­ma­nence ou vien­nent sim­ple­ment y pass­er leur temps libre. Ces « com­mu­nautés » sont en général tolérées, quoiqu’étroite­ment sur­veil­lées, cer­taines ont été cepen­dant réprimées ou dis­per­sées lorsqu’elles pre­naient un car­ac­tère trop sub­ver­sif. On a même vu la Stasi [[Abrévi­a­tion de Staatssicher­heit, police poli­tique est-alle­mande.]] louer des maisons dans cer­tains vil­lages pour éviter que ceux-ci ne « tombent » aux mains de l’en­ne­mi de classe.

De quoi vivent toutes ces com­mu­nautés ? Cer­tains de leurs mem­bres ont des métiers mar­gin­aux, d’autres sont employés par l’Église. La plu­part tra­vail­lent dans les entre­pris­es d’É­tat et prof­i­tent par­fois de l’ab­sence de chô­mage pour tra­vailler à tour de rôle, un an sur deux par exem­ple. Peu sont étu­di­ants, pour une rai­son bien sim­ple : pour accéder à l’u­ni­ver­sité, il faut faire un ser­vice mil­i­taire de trois ans, soit le dou­ble de la durée normale.

Une exigence morale

Cette con­tes­ta­tion d’une par­tie de la jeunesse est-alle­mande a bien évidem­ment une portée poli­tique, comme en a eu celle de la jeunesse occi­den­tale dans les années 60–70, dans la mesure où elle remet en cause cer­tains com­porte­ments, cer­tains modes de vie et les valeurs qui leur cor­re­spon­dent. Ceci est d’au­tant plus vrai que, dans un sys­tème d’in­spi­ra­tion total­i­taire, comme celui de la RDA, où l’É­tat aspire à con­trôler et à mod­el­er tous les domaines de la vie sociale et où le com­porte­ment du pou­voir est con­di­tion­né par des con­cep­tions manichéennes et para­noïaques du type : « Celui qui n’est pas pour moi est con­tre moi », toute man­i­fes­ta­tion d’indépen­dance ou d’an­ti­con­formisme prend une dimen­sion sub­ver­sive, « révo­lu­tion­naire » et est réprimée comme telle.

Cette dimen­sion poli­tique « imposée » suf­fit-elle cepen­dant faire des con­tes­tataires est-alle­mands des opposants poli­tiques ? Alors que la presse et les média occi­den­taux se sont empressés de répon­dre par l’af­fir­ma­tive à cette ques­tion, la plu­part des jeunes con­tes­tataires, R. Jahn par exem­ple, ont tou­jours refusé ce qual­i­fi­catif : « Je ne suis pas un opposant, je me con­sid­ère tou­jours comme un social­iste, même si j’ai beau­coup de choses à reprocher au social­isme réelle­ment exis­tant » [[R. Jahn dans Der Spiegel.]]. Leurs mul­ti­ples pris­es de posi­tion et leurs actions, leur refus d’émi­gr­er à l’Ouest et l’at­ti­tude de ceux qui y ont été con­traints (par la men­ace d’un long empris­on­nement ou manu mil­i­tari) prou­vent que cette posi­tion est sincère et pas seule­ment dic­tée par la volon­té d’échap­per à la répression.

Con­sid­ér­er le mou­ve­ment con­tes­tataire est-alle­mand comme une oppo­si­tion poli­tique au sens où nous l’en­ten­dons générale­ment serait, à mon avis, se leur­rer sur sa sit­u­a­tion réelle il n’en a ni l’am­bi­tion, ni surtout la capac­ité. Il souf­fre de l’ab­sence d’une tra­di­tion et d’une cul­ture poli­tiques impor­tantes comme il en existe en Pologne par exem­ple, il ne pos­sède ni propo­si­tion alter­na­tive glob­ale, ni stratégie qui lui cor­re­sponde, sa cohé­sion est très rel­a­tive et tout à fait informelle. De toute façon, en RDA comme dans l’ensem­ble du bloc social­iste, l’heure n’est plus aux vel­léités révo­lu­tion­naires ou révi­sion­nistes, l’échec de ces deux voies ayant lais­sé sans réponse les inter­ro­ga­tions sur les pos­si­bil­ités de change­ment en Europe de l’Est. L’e­spoir d’une évo­lu­tion pos­i­tive des sys­tèmes social­istes ou de leur ren­verse­ment s’est estom­pé et les mou­ve­ments oppo­si­tion­nels est-européens cherchent plus, de nos jours, à préserv­er ou à libér­er leurs sociétés de l’É­tat qu’à influ­encer ou évin­cer celui-ci. Les con­tes­tataires est-alle­mands n’échap­pent pas à cette ten­dance générale et, s’ils ont sou­vent adressé au pou­voir leurs plaintes et leurs reven­di­ca­tions, cela ne sig­ni­fie pas for­cé­ment qu’ils aient espéré longtemps et sérieuse­ment une réponse pos­i­tive de sa part. Dès lors, il nous faut chercher ailleurs la moti­va­tion prin­ci­pale de leur engagement.

R. Jahn, une des fig­ures les plus con­nues du mou­ve­ment paci­fiste est-alle­mand, déclarait quelques mois après son arrivée en Occi­dent : « Quand je songe à l’én­ergie, l’in­ten­sité avec laque­lle nous nous enga­gions en RDA, je me dis que l’ac­tiv­ité poli­tique y est pra­tiquée de façon beau­coup plus con­séquente qu’à l’Ouest. Chez nous, la men­ace de la prison était sus­pendue en per­ma­nence au-dessus de nos têtes, cela définis­sait une cer­taine qual­ité de notre engage­ment, impli­quait une réelle déter­mi­na­tion de la part de ceux qui s’en­gageaient. À l’Ouest, ce qui pré­vaut, c’est une cer­taine mol­lesse dans l’en­gage­ment. » [[R. Jahn dans L’Al­ter­na­tiven°1.]]

L’en­gage­ment est sans doute vécu de façon beau­coup plus intense en RDA, ne serait-ce que parce qu’il sig­ni­fie plus de sac­ri­fices et de risques per­son­nels. Une autre rai­son de cette inten­sité est un sen­ti­ment de respon­s­abil­ité, voire de cul­pa­bil­ité, envers des prob­lèmes tels que la paix ou la jus­tice, sen­ti­ment enrac­iné dans le passé de l’Alle­magne et entretenu par l’en­doc­trine­ment et l’ag­i­ta­tion idéologiques de l’É­tat. Dans sa Let­tre aux amis, A. Chmielews­ka évoque cette influ­ence sur son pro­pre cas, dans la Pologne des années soix­ante : « On nous enseignait une fausse his­toire, qui était la suite inin­ter­rompue des mal­heurs du peu­ple et de ses révoltes étouf­fées dans la sang, mais cela nous a appris à con­sid­ér­er l’in­jus­tice sociale comme l’af­faire la plus impor­tante du monde. […] On nous enseignait un athéisme vul­gaire, on oppo­sait l’“opium du peu­ple” au ratio­nal­isme, et par là même on nous a inculqué une aver­sion à croire quoi que ce soit. […] Quant à moi, je ne regrette pas mon expéri­ence marx­iste. De cette expéri­ence, il me reste au moins une valeur la cer­ti­tude qu’il est de notre devoir de se sen­tir respon­s­able pour tout mal et toute injus­tice, et qu’il est répréhen­si­ble de se dérober à cette respon­s­abil­ité. » [[ in Pologne, une société en dis­si­dence (Éd. Maspero).]]

Les con­tes­tataires est-alle­mands, eux non plus, n’ont pas com­plète­ment oublié cet enseigne­ment en se référant aux idées de social­isme, de sol­i­dar­ité, de paix telles que les proclame aus­si la pro­pa­gande de l’É­tat, ils dénon­cent l’é­cart qui existe entre le dis­cours de celui-ci et ses actes, le « men­songe » sur lequel repose le sys­tème et dont la pop­u­la­tion toute entière est com­plice par son silence. Cette dénon­ci­a­tion de la duplic­ité du pou­voir est con­stante, et appa­raît de façon plus ou moins claire dans dif­férents textes des milieux con­tes­tataires. Ain­si, un insoumis empris­on­né écrit-il : « Naturelle­ment, la “bonne direc­tion” est dès lors tou­jours absol­u­ment iden­tique à la poli­tique actuelle du Par­ti au pou­voir, et ceci jusque dans ses détails les plus dou­teux. La “néces­sité” est dès lors ce qui est recon­nu juste sans erreur pos­si­ble par les dirigeants, la “lib­erté” comme “intel­li­gence des néces­sités” n’é­tant que la soumis­sion sans dis­cus­sion à la sagesse des supérieurs. Soumis­sion ou rébel­lion con­tre les prêtres de la vérité his­torique absolue et éter­nelle, c’est la seule alter­na­tive que cette idéolo­gie de la dom­i­na­tion laisse à l’in­di­vidu. » [[Ehring/Dallwitz, op cit.]] Dans un tel univers de men­songe, il importe peu, finale­ment, d’ap­prou­ver ou de rejeter le social­isme, puisque ce mot ne sig­ni­fie plus rien. Ce qu’il faut, avant tout, c’est lui redonner un sens et pour cela exiger du pou­voir une cer­taine sincérité et cohérence dans ses actes et ses dis­cours. Dans cette mesure, on peut dire que la con­tes­ta­tion des jeunes en RDA exprime plutôt une exi­gence morale que des reven­di­ca­tions politiques.

L’ex­i­gence morale qui sous-tend toute la con­tes­ta­tion est-alle­mande est d’abord adressée à soi-même. Les jeunes alle­mands de l’Est rejet­tent le com­porte­ment de leurs aînés qui ont fer­mé les yeux et « par­ticipé au men­songe » en échange de la tran­quil­lité et d’un con­fort « petit-bour­geois ». Il s’ag­it pour eux, au con­traire, de retrou­ver sa dig­nité, de recon­naître et d’as­sumer sa respon­s­abil­ité per­son­nelle dans les prob­lèmes soci­aux, de pren­dre posi­tion et d’in­ter­venir pour leur réso­lu­tion, en un mot de « vivre dans la vérité » pour repren­dre l’ex­pres­sion de V. Hav­el [[Dra­maturge tchèque, mem­bre de la Charte 77. Voir à ce sujet L’Al­ter­na­tive n°25.]]. Cette aspi­ra­tion à la « vie dans la vérité », qui donne à l’en­gage­ment un aspect pro­fondé­ment moral et indi­vidu­el, est d’au­tant plus omniprésente dans les milieux con­tes­tataires que sou­vent, face à un pou­voir inflex­i­ble et à une pop­u­la­tion apathique, l’ac­tion indi­vidu­elle ou à quelques-uns reste la seule pas­si­ble c’est dans ce con­texte, par exem­ple, qu’il faut con­sid­ér­er les « traités de paix indi­vidu­els » que les paci­fistes est-alle­mands se pro­po­saient de con­clure entre citoyens des deux blocs, à défaut de paix entre les deux blocs eux-mêmes.

Ceci engen­dre égale­ment une ten­dance très pronon­cée à la remise en ques­tion, à la volon­té de se chang­er soi-même. Ain­si, J. Garstec­ki, de l’or­gan­i­sa­tion Aktion Süh­neze­ichen, écrit-il : « Parce que nous avons nous-mêmes intéri­or­isé à tra­vers l’é­d­u­ca­tion et l’en­vi­ron­nement une mul­ti­tude de fauss­es alter­na­tives, il nous est dif­fi­cile de sor­tir du ghet­to de ces alter­na­tives. […] Nous devons appren­dre à dif­férenci­er, nous devons appren­dre à remet­tre en ques­tion les juge­ments sim­plistes, nous devons boule­vers­er de fond en comble l’“image” que nous avons de l’autre. » [[Ehring/Dallwitz, op cit.]] Face au sen­ti­ment d’im­puis­sance, source de l’in­dif­férence et de la résig­na­tion, l’in­di­vidu est rétabli comme sujet autonome, acteur de sa pro­pre his­toire : « S’il est vrai que cha­cun de nous intéri­orise ou représente en par­tie, si petite soit-elle, la struc­ture sociale exis­tante, alors il com­mence déjà à influ­encer et à mod­i­fi­er une par­tie de cette struc­ture au moment où il se change lui-même. En se met­tant lui-même en mou­ve­ment, il met en mou­ve­ment tout cet assem­blage que nous appelons struc­tures sociales. » [[J. Garstec­ki, cité dans W. Büscher/P. Wen­sier­s­ki, Friedns­be­we­gung in der DDR.]]

Fidèles à ces con­cep­tions, les paci­fistes chercheront à pra­ti­quer la paix dans les rela­tions avec autrui, dans la famille, ou s’in­téresseront aux jeux de société sans vain­queur, les écol­o­gistes refuseront le tabac et l’al­cool, fab­ri­queront leurs pro­pres meubles ou se déplaceront en vélo.

L’en­gage­ment n’est cepen­dant pas unique­ment une réc­on­cil­i­a­tion et une trans­for­ma­tion intérieures ; il est égale­ment vécu comme un témoignage, comme un « signe » adressé à tous, gou­ver­nants et gou­vernés. V. Hav­el lui-même qual­i­fie la « vie dans la vérité » de « force des faibles », car elle démasque la réal­ité du pou­voir, lui ôte toute légitim­ité et, par­al­lèle­ment, mon­tre à la société le chemin de la dig­nité et du courage. En butte à la pas­siv­ité et au con­ser­vatisme de la pop­u­la­tion, les con­tes­tataires est-alle­mands s’évertuent par leur com­porte­ment et leurs actions à « réveiller » cette majorité silen­cieuse, à lui redonner con­science d’elle-même, con­fi­ance et courage. Dès 1966, des Bau­sol­dalen [[Les Bau­sol­dat­en sont en quelque sorte des objecteurs de con­science, ils effectuent leur ser­vice dans des unités non armées, mais par­ticipent â la con­struc­tion d’ou­vrages mil­i­taires et restent soumis à la hiérar­chie de l’ar­mée.]] écrivaient : « En tant que mem­bres d’u­nités non armées, nous affir­mons que notre désir le plus cher est de rem­porter la vic­toire, en com­mun avec les hommes qui pensent de façon respon­s­able, nos alliés, sur les enne­mis prin­ci­paux d’une vie paci­fique entre les hommes : l’ab­sence de pen­sée, l’in­dif­férence, la résig­na­tion et la bêtise. » [[Ehring/Dallwitzn op. cit.]] L’é­d­u­ca­tion pour la paix, une des préoc­cu­pa­tions prin­ci­pales du mou­ve­ment paci­fiste de ces dernières années, est elle-même conçue comme une sorte d’é­d­u­ca­tion civique où seraient appris, entre autres, « le respect des con­vic­tions de ceux qui pensent autrement et la coopéra­tion avec eux », « l’au­tonomie dans la pen­sée, le sen­ti­ment et le juge­ment », « la respon­s­abil­ité, pour les affaires publiques, com­mu­nales, de l’en­tre­prise ou de l’é­cole. » [[Büscher/Wensierski, op. cit.]]

L’évêque de Dres­de, J. Hempel, résumait assez bien l’in­ten­tion des con­tes­tataires est-alle­mands, et des paci­fistes en par­ti­c­uli­er, en déclarant lors du Forum pour la paix, le 13 févri­er 1982 « Nous voulons son­ner l’alarme ! » Son­ner l’alarme pour la société d’une part, pour le pou­voir d’autre part. Ne con­tes­tant pas a pri­ori sa bonne volon­té, ils enten­dent néan­moins lui rap­pel­er la grav­ité de cer­tains prob­lèmes et la néces­sité de pren­dre des mesures con­crètes et immé­di­ates, ils se veu­lent à la fois un parte­naire poten­tiel du pou­voir et sa « mau­vaise con­science » : « Les représen­tants du pou­voir et les experts ne doivent pas être lais­sés seuls dans leurs efforts pour la paix mon­di­ale : nous aurons à recon­naître avec grat­i­tude le sérieux de leurs efforts pour la solu­tion des prob­lèmes com­plex­es de la coex­is­tence paci­fique, à les pro­téger con­tre la mise en doute cynique de leur volon­té de paix et à les encour­ager à ne pas se lass­er face à la com­plex­ité des tâch­es, mais inverse­ment, nous ne placerons pas en eux une con­fi­ance aveu­gle et nous ne devrons pas les laiss­er tran­quilles dès leurs pre­miers résul­tats. […] Il devra tou­jours leur être rap­pelé que leurs efforts doivent s’at­tach­er à assur­er la vie des hommes et non pas leurs posi­tions de pou­voir, et que les deux ne sont en aucun cas iden­tiques. » [[Évêque W. Krusche, cité dans Ehring/Dallwitz, op. cit. ]]

Les con­tes­tataires ont bien sou­vent don­né un car­ac­tère sym­bol­ique à leurs actions ils veu­lent par là faire preuve de « bonne volon­té » envers le pou­voir, rompre la méfi­ance réciproque qui, sur le plan intérieur comme sur le plan inter­na­tion­al, est selon eux la cause prin­ci­pale de l’in­tolérance et de la vio­lence. Ce faisant, ils ne renon­cent nulle­ment à témoign­er et à con­cré­tis­er leur engage­ment : les paci­fistes organ­isent des min­utes de silence sur des places publiques, par­ticipent aux man­i­fes­ta­tions offi­cielles ou appel­lent au boy­cott des jou­ets guer­ri­ers, les Bau­sol­dat­en man­i­fes­tent leur souhait d’un ser­vice civ­il véri­ta­ble en con­sacrant un mois sup­plé­men­taire à une action sociale, les écol­o­gistes plantent des arbres ou net­toient les parcs publics et les arrêts de bus.

On peut bien sûr sourire de ces actions, les con­sid­ér­er comme inutiles, voire ridicules. Mais il faut garder en mémoire les con­di­tions poli­tiques par­ti­c­ulières à la RDA pour juger de leur réelle sig­ni­fi­ca­tion la réduc­tion des « espaces de lib­erté » et des pos­si­bil­ités d’ex­pres­sion pour les mou­ve­ments reven­di­cat­ifs, l’ir­ri­tabil­ité extrême de l’É­tat envers toute oppo­si­tion ouverte, la faib­lesse enfin de cette oppo­si­tion elle-même provo­quent un déplace­ment des con­flits du domaine des réal­ités vers le domaine des sym­bol­es. Ceux-ci se char­gent alors d’un car­ac­tère sub­ver­sif très mar­qué, et le pou­voir s’y est d’ailleurs rarement trompé. Voilà pourquoi il est impos­si­ble de juger d’après les mêmes critères les actions menées de part et d’autre du rideau de fer : « En RDA, dès que l’on remue le petit doigt, on attire l’at­ten­tion de l’É­tat, mais en ce sens aus­si, on est pris au sérieux par l’É­tat. À l’Ouest, on peut faire toutes sortes de choses, mais le dan­ger est que l’É­tat n’y prête pas la moin­dre atten­tion, ne prenne pas au sérieux ceux qui don­nent leur avis, ceux qui revendiquent. » [[R. Jahn, L’Al­ter­na­tive n°26.]]

Un bon exem­ple de ces luttes « sym­bol­iques » entre le pou­voir et les con­tes­tataires est celui de la « guerre des écus­sons » qui eut lieu en 1981–82. Cet écus­son, désor­mais bien con­nu, représen­tant la stat­ue offerte par l’U­nion Sovié­tique à l’ONU accom­pa­g­née de la parole biblique « Trans­for­mons les épées en socs de char­rues », était apparu dans les cer­cles proches de l’Église évangélique lors de la « décade pour la paix » de l’au­tomne 1981. À une époque où le paci­fisme était par­ti­c­ulière­ment dynamique en RDA, il se répan­dit rapi­de­ment à plusieurs dizaines de mil­liers d’ex­em­plaires avant d’être inter­dit par le pou­voir, ses por­teurs traqués dans les lycées, les entre­pris­es ou dans la rue. Le pou­voir, en effet, ne pou­vait tolér­er cet écus­son, signe tan­gi­ble de « dis­si­dence », qui créait entre ceux qui le por­taient un sen­ti­ment de com­mu­nauté et de force. Mais en rép­ri­mant les por­teurs de cet écus­son, le pou­voir por­tait aus­si un coup à la crédi­bil­ité de sa pro­pre volon­té de paix, puisqu’il répri­mait par là ce qui est cen­sé l’in­car­n­er la stat­ue offerte à l’ONU par l’URSS.

soc.jpg Les con­tes­tataires est-alle­mands agis­sant surtout par signes attendaient du pou­voir ne serait-ce que des signes. Le refus de celui-ci leur a fait per­dre le peu d’e­spoir et de con­fi­ance qu’ils plaçaient en lui, les a poussés à la rad­i­cal­i­sa­tion ou au dés­espoir. Dès lors, ils ont dû chercher d’autres bases, d’autres mod­èles, pour leur « exi­gence morale » que les sys­tèmes en place, de l’Est comme de l’Ouest, ne pou­vaient satisfaire.

Socialisme et christianisme « originels »

Les désil­lu­sions suc­ces­sives vis-à-vis du pou­voir, les nom­breuses cri­tiques adressées au « social­isme réel » n’ont pas suf­fi à détourn­er les con­tes­tataires est-alle­mands de l’idée générale du social­isme pour nom­bre d’en­tre eux, elle garde toute sa valeur comme protes­ta­tion con­tre l’ex­ploita­tion de l’homme par l’homme, appel per­ma­nent à la révolte et à l’en­gage­ment, d’une part, comme « utopie », cadre général de la société à laque­lle ils aspirent, d’autre part.

Sans doute, la prox­im­ité de la RFA, les liens tis­sés avec le mou­ve­ment paci­fiste et alter­natif apparu en son sein ont-ils con­tribué à les « pro­téger » d’un « mirage de l’Oc­ci­dent » assez répan­du dans le bloc social­iste. D’autre part, l’op­po­si­tion active a été la plu­part du temps le fait d’in­di­vidus se revendi­quant des idées social­istes et ne reje­tant pas en bloc les acquis du sys­tème en place. Cer­tains d’en­tre eux, comme R. Have­mann, ont même con­sid­éré la RDA comme la « meilleure moitié de l’Alle­magne » : « En RDA me déplaît tout ce qui empêche la vie des hommes, des indi­vidus […], l’ab­sence totale de lib­erté pour l’in­di­vidu face à l’ar­bi­traire de l’É­tat. C’est ce que je reproche à ce pays et à ce sys­tème, ce qui me révolte. Pourquoi je con­sid­ère cepen­dant ce pays comme la meilleure moitié de l’Alle­magne ? Parce que je crois qu’il est his­torique­ment plus avancé, parce qu’il a élim­iné une forme dan­gereuse de priv­ilège, la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion […]. Il n’y a pas cette clique, cette large couche de puis­sants que per­son­ne n’a élue et qui se sous­trait à tout con­trôle. Nos dirigeants se sous­traient bien sûr aus­si à tout con­trôle, mais ils ne sont cepen­dant pas iden­tiques à ces pro­prié­taires privés des moyens de pro­duc­tion. » [[Inter­view de R. Have­mann et R. Eppel­mann, dans Büscher/Wensierski, op.cit.]]

Cri­tiqué comme réal­ité, le social­isme reste donc une source impor­tante d’in­spi­ra­tion morale et de réflex­ion poli­tique. Bien sûr, il ne s’ag­it pas là d’une adhé­sion au dis­cours et à l’idéolo­gie offi­ciels, mais plutôt d’un retour aux sources, à une sorte de « social­isme orig­inel ». P. Lud­wig écrit à ce pro­pos : « En dis­cu­tant, on s’aperçoit avec éton­nement que nom­bre des jeunes qui les ani­ment [les cer­cles con­tes­tataires], en par­ti­c­uli­er ceux qui ont for­mé les cer­cles de lec­ture et de tra­vail théorique, se revendiquent du marx­isme. Mais le marx­isme d’une autre tra­di­tion, celle qui n’a pas été gal­vaudée par la pro­pa­gande offi­cielle. Ils par­lent volon­tiers de Rosa Lux­em­burg et de sa cri­tique vision­naire des bolcheviks à pro­pos des lib­ertés démoc­ra­tiques. Ils tra­vail­lent avec pas­sion sur l’his­toire de la Com­mune de Bav­ière et décou­vrent les antin­o­mies du paci­fisme rad­i­cal chez le dra­maturge E. Toller. Cer­tains se revendiquent même des tra­di­tions anar­chistes de G. Lan­dauer et d’E. Müh­sam. » [[ L’Al­ter­na­tive n°25.]] Ce retour aux sources s’ac­com­pa­gne de la décou­verte de théoriciens plus récents du social­isme tels E. Bloch, H. Mar­cuse ou E. Fromm, de l’in­ven­tion d’un « nou­veau » social­isme imprégné de con­cep­tions non-vio­lentes, écol­o­gistes et anti-autori­taires, opposé au social­isme réel dont un des défauts les plus évi­dents est de n’avoir pas su rompre avec la logique autori­taire, matéri­al­iste, tech­ni­ciste du cap­i­tal­isme : « Le social­isme gag­n­era, et de loin, la course de vitesse avec le cap­i­tal­isme dès qu’il cessera de courir dans la même direc­tion. » (R. Havemann)

Dans cette aspi­ra­tion à un social­isme véri­ta­ble, les jeunes con­tes­tataires n’ont pas trou­vé comme parte­naires que des oppo­si­tion­nels com­mu­nistes de longue date, mais aus­si de nom­breuses per­son­nal­ités des milieux intel­lectuels et cul­turels. La fronde de ces milieux, des écrivains en par­ti­c­uli­er, a en effet trans­for­mé la cul­ture en une sorte d’er­satz d’opin­ion publique véri­ta­ble le ciné­ma, la lit­téra­ture ou la chan­son abor­dent de nos jours des thèmes autre­fois tabous dans la société est-alle­mande, sous l’œil d’un pou­voir dont la tolérance pour ce genre d’in­car­tade reste comme tou­jours très rel­a­tive. Toute une nou­velle généra­tion d’écrivains en par­ti­c­uli­er, sou­vent engagée dans les activ­ités de l’Église évangélique et du mou­ve­ment paci­fiste, refuse d’être un sim­ple « faire—valoir » du régime et l’élève appliqué du réal­isme social­iste. Sou­vent fidèles au social­isme lui-même, ces écrivains s’ef­for­cent dans leurs œuvres de soulign­er la faib­lesse et les tares de son appli­ca­tion, et leurs héros — bien éloignés des « héros posi­tifs » de l’époque stal­in­i­enne — sont sou­vent, par leurs com­porte­ments, leurs inter­ro­ga­tions, leurs tour­ments, étrange­ment proches des jeunes con­tes­tataires eux-mêmes.

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Le sig­nal de la rup­ture ouverte entre le pou­voir et la cul­ture, le ban­nisse­ment de W. Bier­mann le 16 novem­bre 1976 ain­si que la vague de protes­ta­tions et de répres­sion qui s’en­suiv­it, don­na d’ailleurs lieu aux pre­mières man­i­fes­ta­tions ouvertes et organ­isées du mécon­tente­ment exis­tant au sein de la jeunesse : « Puis, en 1976, il y eut l’af­faire Bier­mann qui fut privé de sa nation­al­ité. Pour beau­coup d’en­tre nous, il était une fig­ure sym­bol­ique, une idole. Nous protestâmes. Après quoi sept ou huit jeunes, tous mem­bres d’un cer­cle de lec­ture très act­if, furent arrêtés et expul­sés sans procès au cours de l’été 1977 […] En pri­vant Bier­mann de sa nation­al­ité, le SED don­na nais­sance à cette “opin­ion publique” sans laque­lle le mou­ve­ment paci­fiste n’au­rait pas pu se dévelop­per si large­ment à Iéna […]. Il se con­sti­tua deux frac­tions. Les uns dis­aient : Qu’ai-je encore à faire ici ? Je me barre aus­si ; ils déposèrent des deman­des d’émi­gra­tion. Puis il y avait les entêtés notoires, qui pen­sèrent : Main­tenant, pour de bon. » [[R. Jahn, Der Spiegel.]]

Après le social­isme, le chris­tian­isme est la moti­va­tion la plus fréquente des jeunes con­tes­tataires est-alle­mands. Cela paraît, à pre­mière vue, sur­prenant com­ment la reli­gion, « opi­um du peu­ple », peut-elle être la base d’un engage­ment act­if ? Com­ment l’Église, insti­tu­tion rétro­grade par excel­lence, peut-elle répon­dre aux inter­ro­ga­tions d’une jeunesse en mal de lib­erté et de changement ?

Nous avons vu com­ment la sit­u­a­tion spé­ci­fique de la RDA a fait de l’Église évangélique un « espace de lib­erté» ; or cette sit­u­a­tion a aus­si entraîné des évo­lu­tions impor­tantes en son sein, qui la dif­féren­cient non seule­ment de l’Église évangélique ouest-alle­mande, mais aus­si d’autres Églis­es est-européennes, cer­taines encore très influ­entes et pass­able­ment réac­tion­naires, d’autres fan­toches et inféodées au pouvoir.

Une des par­tic­u­lar­ités les plus man­i­festes de l’Église évangélique est-alle­mande est sa sen­si­bil­ité paci­fiste très pronon­cée. Con­sciente que son atti­tude dans les années précé­dentes était loin d’être irréprochable, désireuse de se « racheter », elle prit en effet dès la fin de la guerre ses dis­tances avec le patri­o­tisme et le mil­i­tarisme alle­mands. Cette posi­tion l’a­me­na par la suite à s’op­pos­er au pou­voir, lors du rétab­lisse­ment du ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire en 1962, par exem­ple. Sur ce point, l’Église évangélique de RDA prit des posi­tions plus avancées que celle de RFA — plus liée au sys­tème en place — et soutint ouverte­ment ceux qui refu­saient le ser­vice mil­i­taire dès 1965 : « Les insoumis qui, dans les camps dis­ci­plinaires, payent leur fidél­ité par une perte per­son­nelle de la lib­erté et les Bau­sol­dat­en égale­ment […] don­nent un signe plus clair du com­man­de­ment de paix actuel de Notre Seigneur. » [[Cité dans Büscher/Wensierski, op. cit.]]

Cette sen­si­bil­ité paci­fique, partagée très tôt avec de nom­breux jeunes, ne sig­nifi­ait cepen­dant pas grand chose tant que l’Église restait repliée sur elle-même, pleine de nos­tal­gie et d’il­lu­sion sur un pos­si­ble retour en arrière. Il faut donc atten­dre les années soix­ante pour qu’une « révo­lu­tion » s’ac­com­plisse en son sein, annonçant l’Église évangélique d’au­jour­d’hui. À cette époque, la divi­sion de l’Alle­magne et l’ex­is­tence d’un sys­tème social­iste en RDA appa­rais­sent de plus en plus inévita­bles, voire légitimes. Le Mur de Berlin, « point final » à la divi­sion de l’Alle­magne, est con­stru­it en 1961 ; peu à peu, la RDA gagne la bataille pour sa recon­nais­sance en tant qu’É­tat à part entière. Signe des temps, les Églis­es évangéliques de RDA et de RFA se sépar­ent défini­tive­ment en 1969. Dans cette RDA sta­bil­isée, l’Église évangélique a non seule­ment per­du ses priv­ilèges et ses influ­ences passées, mais est dev­enue minori­taire au sein même de la pop­u­la­tion ; coupée de la réal­ité sociale, elle risque de se trou­ver com­plète­ment mar­gin­al­isée. C’est alors que des voix se font enten­dre, qui lui reprochent un repli sur soi sem­blable à celui qui avait pré­valu à l’époque du IIIe Reich : « Notre Église, qui en toutes ces années ne s’est battue que pour sa pro­pre exis­tence, comme si cette exis­tence était un but en soi, n’est plus en mesure d’être por­teuse de la parole de réc­on­cil­i­a­tion et de salut pour les hommes et pour le monde. » [[D. Bon­ho­ef­fer, théolo­gien, dans son livre Wider­stand und Erge­bung (Résis­tance et soumission).]]

Encour­agée par le pou­voir dont l’at­ti­tude se fait plus con­ciliante, l’Église s’ac­com­mode alors peu à peu du nou­veau sys­tème en place, s’ou­vre à une nou­velle réal­ité sociale, se décou­vre « Église dans le social­isme » : « Nous ne pou­vons accepter de nous tenir hors du monde pro­fane, dans un isole­ment sacré. Ce faisant, nous fal­si­fieri­ons l’É­vangile de la lib­erté. Nous seri­ons nous-mêmes vic­times du malen­ten­du qui ne voit dans l’É­vangile qu’un instru­ment d’al­ié­na­tion de l’homme plutôt que de libéra­tion […]. La per­son­ne libéra­trice du Christ s’i­den­ti­fi­ant avec ceux qui souf­frent et promet­tant la lib­erté nous con­traint à faire nôtre la protes­ta­tion social­iste con­tre l’ex­ploita­tion de l’homme. […] L’amour inspiré par le Christ devient créa­teur lorsqu’il con­duit au change­ment de société. Ce n’est pas ce que nous avons appris de moins impor­tant dans notre ren­con­tre avec le social­isme. […] Cette néces­sité de com­bat­tre l’in­jus­tice et le manque de lib­erté joue aus­si à l’in­térieur de notre pro­pre société. […] Les promess­es demeurent val­ables même quand une société social­iste se révèle déce­vante ou que l’idéal social­iste est défor­mé et devient mécon­naiss­able. Notre décep­tion devant son œuvre ne nous con­duira pas pour autant à le rejeter. À com­par­er l’idéal et la réal­ité, nous ne nous lais­serons pas aller à un refus cynique. Au con­traire, nous con­tin­uerons résol­u­ment à croire en un social­isme capa­ble d’amélio­ra­tion. » [[Dr. Fal­cke au syn­ode général de Dres­de en 1972, cité dans T. Bee­son, Pru­dence et courage — La sit­u­a­tion religieuse ne Russie et en Europe de l’Est.]]

Cha­cun est libre d’ap­préci­er si cette évo­lu­tion est pos­i­tive ou non, sincère ou dic­tée par des con­sid­éra­tions pure­ment oppor­tunistes. Quoi qu’il en soit, elle ouvre les portes de l’Église à une nou­velle généra­tion de croy­ants et de col­lab­o­ra­teurs qui cherchent à en faire une « Église pour les autres », qui boule­versent ses habi­tudes et ses activ­ités : « Dans beau­coup de paroiss­es, il n’y avait eu jusque dans les années soix­ante pra­tique­ment aucun tra­vail envers la jeunesse, au plus des cer­cles de prière et de lec­ture de la Bible. Ces groupes s’in­téres­saient peu à des prob­lèmes tels que la sex­u­al­ité, la crim­i­nal­ité et l’al­coolisme des jeunes, la musique rock, le Tiers-Monde, le marx­isme ou les nou­velles formes de vie col­lec­tive. À l’époque, on ne par­lait pas encore de la ques­tion de la paix. Les pre­mières ten­ta­tives de détru­ire les vieilles fron­tières entre l’Église et le monde se sont heurtées à une résis­tance énergique de la part de pas­teurs et de croy­ants con­ser­va­teurs. […] Au début, il n’y avait que la bonne volon­té et l’in­sat­is­fac­tion envers les anci­ennes méth­odes. Nous avons dit aux jeunes vous pou­vez vous rassem­bler ici à cer­taines heures. Nous met­tons notre local à votre dis­po­si­tion, arrangez-le comme il vous con­vient. Vous pou­vez par­ler ici de ce qui vous écœure. » [[Entre­tien avec un diacre de l’Église de Saxe, cité dans Ehring/Dallwitz, op. cit.]]

L’ar­rivée de cette nou­velle généra­tion dans l’Église ne s’est pas faite sans prob­lèmes. Elle a entraîné des change­ments impor­tants dans son fonc­tion­nement, ses activ­ités. Des ques­tions autre­fois taboues sont apparues au grand jour. Ain­si, le syn­ode de l’Église en Saxe en automne 1984, abor­dant le prob­lème de l’ho­mo­sex­u­al­ité, a dénon­cé le fait que « de plus en plus, les homo­sex­uels souf­frent d’in­com­préhen­sion, de préjugés et de dis­crim­i­na­tion de la part d’un envi­ron­nement hétéro­sex­uel » et a demandé le libre accès de ceux-ci à toutes les fonc­tions ecclési­as­tiques. [[ Die Tageszeitung, 30.10.1984.]] La foi chré­ti­enne elle-même a pris pour cer­tains une sig­ni­fi­ca­tion dif­férente, l’aspect moral effaçant l’aspect sacré de celle-ci : « La paix que Dieu nous pro­pose et nous offre a son sens dans la paix du monde. Elle n’a pas de valeur en soi, sinon elle se dégraderait en autosat­is­fac­tion de Dieu et de l’Homme égale­ment. Com­prise en tant qu’au­tosat­is­fac­tion, elle n’est rien d’autre qu’un “opi­um” et rend inca­pable de tra­vailler pour la paix voulue par Dieu. La paix offerte par Dieu n’est pas lim­itée dans sa réal­i­sa­tion per­son­nelle à un “état d’e­sprit con­ciliant”. La con­séquence per­son­nelle de ce don de paix peut et doit être la par­tic­i­pa­tion à la lutte pour plus de jus­tice poli­tique, économique, sociale (à dif­férents niveaux et, si néces­saire, par l’u­til­i­sa­tion de la vio­lence).» [[Texte pub­lié lors de la « Décade pour la paix » de 1980, cité dans Ehring/Dallwitz, op. cit.]] Cette évo­lu­tion, la cohab­i­ta­tion dans les struc­tures de l’Église de croy­ants et de non croy­ants, aboutit même à l’émer­gence d’un « chris­tian­isme athée » dont témoignent les titres de cer­tains sémi­naires de tra­vail : « Croire en Dieu de manière athée », « La dialec­tique de l’amour, théolo­gie après la mort de Dieu », « Le sens de l’athéisme chré­tien », etc. [[Cité dans L’Al­ter­na­tive n°25. À pro­pos du « chris­tian­isme athée », on pour­ra lire L’athéisme dans le chris­tian­isme de E. Bloch et Vous serez comme des Dieux d’E. Fromm.]]

Il faut bien sûr établir une dif­férence très nette entre les jeunes par­tic­i­pants aux >Junge Gemein­den et cer­tains de leurs ani­ma­teurs qui par­ticipent ouverte­ment au mou­ve­ment con­tes­tataire, et la hiérar­chie de cette même Église qui, mal­gré tout, n’a renon­cé ni à un chris­tian­isme beau­coup plus tra­di­tion­nel, ni au com­pro­mis qui s’est établi avec le pou­voir. L’évêque de Dres­de, J. Hempel, résumait bien la posi­tion de cette hiérar­chie en déclarant lors du Forum pour la Paix du 13 févri­er 1982 : « Cela n’a absol­u­ment aucun sens si vous oubliez que l’Église a des lim­ites. Nous ne sommes pas vos maîtres. Nous sommes des hommes. Vous devez faire ce que vous con­sid­érez comme juste et que vous pou­vez assumer. Mais si vous voulez l’Église [avec vous], alors je ne peux vous taire que l’Eglise a des lim­ites, certes pas parce que nous sommes tous des hommes avec leurs lim­ites, leurs peurs, leurs lâchetés, mais au nom de son Seigneur […] [car) une Église qui con­sent à des instru­ments de pou­voir peut rem­porter des suc­cès, mais ne peut être bénie. » [[Ehring/Dallwitz, op.cit.]]

Face au dur­cisse­ment du con­flit entre le pou­voir et un mou­ve­ment con­tes­tataire qui allait en s’am­pli­fi­ant, cette atti­tude ne pou­vait qu’ap­pa­raître ambiguë. En même temps qu’elle accueil­lait ce mou­ve­ment con­tes­tataire, la hiérar­chie de l’Église cher­chait à en lim­iter la sig­ni­fi­ca­tion, à lui « couper les ailes ». Chaque fois qu’une ini­tia­tive risquait d’ap­pa­raître oppo­si­tion­nelle ou provo­ca­trice aux yeux du pou­voir, elle lui a retiré son sou­tien et sa pro­tec­tion. Ain­si, elle appela à ne pas sign­er l’«Appel de Berlin » lancé en jan­vi­er 1982 par le pas­teur R. Eppel­mann, qui regret­tait à cette occa­sion « cette men­tal­ité du ménage­ment poussé jusqu’à la per­ver­sion […] qui vidé le chris­tian­isme de son sens dans ce pays. Par là, c’est la vie de l’Église qui est trop chère­ment achetée. » [[ Ibi­dem.]] L. Rochau, diacre de l’Église évangélique à Halle et respon­s­able de la Junge Gemeinde fit les frais de cette mod­éra­tion ayant organ­isé une man­i­fes­ta­tion à bicy­clette, il fut lâché par ses supérieurs, son con­trat de tra­vail résil­ié en mars 1983, et l’É­tat se chargea de l’emprisonner peu après.

L’at­ti­tude de la hiérar­chie de l’Église lui a attiré bien des cri­tiques et a détourné de nom­breux jeunes, y com­pris chré­tiens, de son influ­ence. R. Jahn racon­te à ce pro­pos : « Pour moi, la Junge Gemeinde était une sorte de forum où l’on pou­vait échang­er ses pen­sées et ses expéri­ences. Le hic était que le super­in­ten­dant respon­s­able pour toutes les paroiss­es de la ville de Iéna con­trôlait la pré­pa­ra­tion de ces soirées. Nous devions pra­tique­ment laiss­er cen­sur­er les con­férences. La hiérar­chie de l’Église avait peur des con­flits : “Nous ne sommes pas un porte-voix, dis­aient-ils, et nous ne nous lais­serons pas utilis­er comme podi­um pour des buts poli­tiques.” Là-dessus, beau­coup se sont détournés de la Junge Gemeinde et se sont retrou­vés en dehors de l’Église. » [[R. Jahn, Der Spiegel.]]

Opposés au social­isme réel au nom d’un social­isme « utopique », les jeunes con­tes­tataires est-alle­mands n’ont pas tardé à devoir mesur­er l’é­cart exis­tant entre leur chris­tian­isme « orig­inel » et le chris­tian­isme réel. Révolte morale, leur engage­ment ne pou­vait s’ac­com­mod­er de la réal­ité sociale et poli­tique. Dès lors, il leur restait à faire l’ap­pren­tis­sage de la patience et de l’ob­sti­na­tion, et ce sur le sujet qui leur tenait le plus à cœur : la paix.

Avril


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