Plus tard, l’organisation s’est renforcée, prenant des proportions plus vastes et plus durables : comités d’entraide, sociétés de secours mutuel, etc., qui se sont transformés en syndicats de métier, puis en syndicats d’industrie, en fédérations d’industrie et en confédération, forme actuelle du syndicalisme.
Cette évolution historique s’est étalée sur un siècle. Que ce soit dans le mouvement socialiste ou dans la bourgeoisie, les politiciens ont toujours porté une grande attention au syndicalisme. Nous pouvons voir aujourd’hui à quel point le patronat s’y intéresse puisqu’on peut dire qu’il utilise de plus en plus cette forme d’organisation pour servir ses intérêts dans les entreprises, la C.F.T. en est un exemple.
Dans le mouvement socialiste, diverses théories sur le syndicalisme s’opposent. Ces théories revêtent une importance capitale dans la mesure où elles expliquent la pratique des organisations qui aujourd’hui influencent le prolétariat. C’est pourquoi il est nécessaire de connaître ces théories pour comprendre la pratique de ces organisations. Aujourd’hui, que ce soient le P.C.F. ou les diverses organisations révolutionnaires qui espèrent à sa succession, tous se réclament du même maître, Lénine (qui ne fut, d’ailleurs, jamais syndiqué).
Conscience de classe et prolétariat
Le premier point pour comprendre la théorie léniniste des syndicats est : Comment les travailleurs acquièrent-ils la conscience socialiste ?
« L’histoire de tous les pays atteste que la classe ouvrière, livrée à ses seules forces, ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction de la nécessité de s’unir en syndicat, de mener la lutte contre les patrons, de réclamer du gouvernement telle ou telle loi nécessaire aux pouvoirs, etc. Quant à la doctrine du socialisme, elle a surgi des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par des représentants instruits des classes possédantes, les intellectuels. Par leur situation sociale, les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient des intellectuels bourgeois. De même, en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit indépendamment de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle fut le résultat naturel et fatal du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. » (Lénine, Que faire ? IV, 384 – 5)
Toute sa pensée peut se résumer en une phrase : «…le développement spontané du mouvement ouvrier tend à le subordonner à l’idéologie bourgeoise…»
La classe ouvrière n’est pas capable, d’elle-même, de connaître « l’opposition irréconciliable de ses intérêts avec l’ordre politique et social contemporain » : Elle ne peut parvenir à comprendre la nécessité de la lutte pour le socialisme. Le socialisme, la classe ouvrière le doit aux « représentants instruits des classes possédantes », aux « intellectuels bourgeois ».
La conscience socialiste ne dépend pas le la « croissance spontanée du mouvement ouvrier », car celui-ci ne peut s’approprier qu’une idéologie bourgeoise : c’est son destin d’être « asservie », au point de vue idéologique, à la bourgeoisie.
Pour justifier sa thèse, le seul argument que trouve Lénine est le suivant :
« Mais pourquoi (…) le mouvement spontané qui va dans le sens du moindre effort tend-il à la domination de l’idéologie bourgeoise ? Pour cette simple raison que chronologiquement l’idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l’idéologie socialiste, qu’elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède incomparablement plus de moyens de diffusion. » (Que faire ?)
Sans donner plus d’explications, Lénine se retranche derrière l’autorité de Kautsky, alors le leader du mouvement socialiste marxiste :
« Le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais la catégorie des intellectuels bourgeois ; c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés qui l’introduisirent ensuite dans la lutte de classes du prolétariat là où les conditions le permettaient. Ainsi donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément. » (Kautsky, Les Trois Sources du Marxisme, cité par Lénine) .
De ce qui précède, il apparaît donc que le prolétariat, de lui-même, ne peut pas dépasser le stade de la lutte économique, revendicative, puisqu’il n’atteint pas, par lui-même, à la conscience socialiste.
Inversement, la conscience socialiste émanant des cercles intellectuels de la bourgeoisie, la lutte pour le socialisme doit être prise en charge par ces derniers.
« Le socialisme est issu des profondeurs mêmes du peuple. Si quelques penseurs, issus de la bourgeoisie sont venus leur apporter la sanction de la science et l’appui de la philosophie, le fond des idées qu’ils ont énoncées n’en est pas moins un produit de l’esprit collectif du peuple travailleur. Ce socialisme rationnel de l’Internationale, qui fait aujourd’hui notre meilleure force, n’a‑t-il pas été élaboré dans les organisations ouvrières, sous l’influence directe des masses ? Et les quelques écrivains qui ont prêté leur concours à ce travail d’élaboration ont-ils fait autre chose que de trouver la formule des aspirations qui déjà se faisaient jour parmi les ouvriers ? »
[/Kropotkine, Les Temps nouveaux n°31 Paris, 1913/]
Ce n’est que dans la mesure où certains « prolétaires intellectuellement les plus développés » sont touchés par la propagande de ces intellectuels que le socialisme est « introduit » dans la lutte de classes. Il faut donc qu’il y ait deux organisations distinctes, une organisation de lutte économique correspondant à un stade du développement « intellectuel » des ouvriers – le plus faible – et une organisation de lutte politique ; autrement dit « l’organisation des ouvriers et l’organisation des révolutionnaires ».
« Les organisations ouvrières pour la lutte économique doivent être des organisations professionnelles. Tout ouvrier social-démocrate doit autant que possible soutenir ces organisations et y travailler activement. C’est vrai. Mais il n’est pas de notre intérêt d’exiger que seuls les social-démocrates puissent être membres des syndicats, cela restreindrait la portée de notre influence sur la masse. Laissons participer au syndicat tout ouvrier comprenant la nécessité de s’unir pour lutter contre les patrons et le gouvernement. Le but même des syndicats serait inaccessible s’ils ne groupaient pas tous ceux à qui est accessible tout au moins ce degré élémentaire de compréhension, si les syndicats n’étaient pas très larges. Et plus ils seront larges, plus notre influence sur eux s’étendra, non seulement par suite du développement “spontané” de la lutte économique, mais aussi par l’action consciente et directe des membres socialistes des syndicats sur leurs camarades. » (Que faire ?)
Si Lénine, en principe, défend la théorie des syndicats « larges », ouverts à tous les ouvriers soucieux de mener une lutte économique contre les patrons, c’est beaucoup moins pour faciliter le développement du mouvement syndical que pour procurer au parti le moyen d’exercer par l’intermédiaire des syndicats la direction du mouvement ouvrier. Lorsque Lénine parlera de « neutralité » syndicale, ce ne sera jamais dans une autre perspective que d’éviter la direction trop « voyante » du syndicat par le parti, afin d’éviter que le recrutement du syndicat se « rétrécisse », En conservant les apparences d’une « neutralité » syndicale, le syndicat conserve son caractère de masse et, conservant son caractère de masse, garantit au parti l’extension de son influence sur la classe ouvrière. La théorie de la prétendue neutralité.
La théorie de la prétendue neutralité syndicale n’est en réalité que la théorie de la subordination du syndicat au parti conformément à la thèse que l’idéologie du mouvement syndical mène à l’idéologie bourgeoise, et que le mouvement ouvrier tend « spontanément », par les lois de son développement propre, à se réfugier « sous l’aile de la bourgeoisie ».
Quelle direction ?
La théorie de Lénine, au cours des années, devait subir des fluctuations. Ainsi, dans « Un pas en avant, deux pas en arrière », il exprime que « les syndicats doivent agir sous le contrôle et sous la direction des organisations social-démocrates ». Paradoxalement, cela n’est pas contradictoire avec la « neutralité » des syndicats : il s’agit seulement de ne pas restreindre le champ de recrutement des syndicats, et d’éliminer l’influence des syndicats sur le parti, pour ne pas rendre le parti responsable des syndicats. C’est ce dernier point qui fera l’essentiel de la théorie de la « neutralité » syndicale de Lénine.
La forme de la théorie se modifiera, non son fond : au début, l’idée que les syndicats doivent dépendre directement de la direction du parti, « la liaison organique », puis que les syndicats soient dominés par le parti à l’aide des cellules d’entreprise – le syndicat gardant une neutralité formelle à l’égard du parti – ne sont que deux manières d’envisager la direction du syndicat par le parti.
L’essentiel de la théorie léniniste sur les syndicats se résume donc en deux points :
« Le mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme… le trade unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. » (Que faire ?)
Il faut donc, pour que le mouvement ouvrier dépasse ce stade, qu’il soit « éduqué» ; cette éducation, c’est le parti qui la donnera, qui est constitué d’intellectuels bourgeois et des prolétaires les plus intellectuellement développés, cités plus haut. Cette tâche est nécessaire, car :
« Le mouvement ouvrier ne dépasse le stade embryonnaire et celui de l’enfance, ne devient un mouvement de classe que lorsqu’il en vient à la lutte politique. » (Que faire ?)
Cette lutte politique est dirigée par le parti ; le parti est le maître d’école du prolétariat-enfant.
S’il est vrai que le mouvement ouvrier ne devient un mouvement de classe que lorsqu’il en vient à la lutte politique, les affirmations de Lénine selon lesquelles le mouvement ouvrier spontané, c’est « l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie » et que le prolétariat est « incapable d’élaborer une idéologie indépendante » sont fausses.
L’histoire montre en effet que, à la même époque où Lénine théorisait sa doctrine syndicale, le prolétariat français élaborait précisément une théorie indépendante, le syndicalisme révolutionnaire.
Nos camarades du début du siècle nous montrent encore aujourd’hui la voie : une organisation de masse ne peut pas être « neutre », elle représente nécessairement l’expression des intérêts de couches sociales données. C’est pourquoi la « neutralité » syndicale – comprise comme un apolitisme complet et simplement revendicatif – ainsi que la prétendue incapacité du prolétariat à élaborer une doctrine propre sont des abstractions destinées à justifier la domination bourgeoise sur le prolétariat, que ce soient l’intelligentsia parée de vertus révolutionnaires et transformée en classe bureaucratique dominante comme en U.R.S.S, ou tout simplement le réformisme bon teint au service des intérêts du capital et de l’État.