La Presse Anarchiste

Considérant la pratique comme seul critère de vérité

Iztok : Shu Quang — c’est le pseu­do que tu as choisi pour cet entre­tien, nos lecteurs com­pren­dront aisé­ment pourquoi — sig­ni­fie en chi­nois « lueur de la démoc­ra­tie ». Tu as vingt-qua­tre ans, tu es venu en France pour te spé­cialis­er en infor­ma­tique. Cela fait com­bi­en de temps que tu as quit­té la Chine populaire ?

Shu Quang : Qua­tre ans. Aupar­a­vant, j’ai suivi pen­dant trois ans des cours de math­é­ma­tiques à la fac­ulté de ma ville, Wuhan.

I.: Au fait il y a eu, dans cette ville aus­si, une man­i­fes­ta­tion pen­dant les mou­ve­ments récents.

S.Q.: Absol­u­ment. 3.000 étudiants.

I.: Sur combien ?

S.Q.: Beau­coup plus. Dans mon uni­ver­sité seule­ment — et il y en a plusieurs à Wuhan — on doit compter aujour­d’hui 7.000 étu­di­ants. Il fal­lait du courage pour sor­tir dans la rue. Ce sont d’ailleurs les étu­di­ants des pre­mières années qui ont prin­ci­pale­ment par­ticipé au mou­ve­ment dans la plu­part des villes. Ceux des troisième et qua­trième années n’ont pas osé.

I.: Com­ment le sais-tu ? As-tu pu avoir des con­tacts avec d’an­ciens col­lègues ou des proches de ta ville ?

S.Q.: Non, pas récem­ment. Le Quo­ti­di­en du peu­ple par­le de ce phénomène, à sa manière bien enten­du, puisqu’il explique que les étu­di­ants des dernières années sont « beau­coup plus sages et ont plus d’ex­péri­ence de la vie…» C’est évi­dent, ces étu­di­ants sont davan­tage oblig­és de penser à leur avenir que ceux des pre­mière et deux­ième années, parce que en Chine, lorsque tu finis tes études, ce n’est pas toi qui cherch­es le boulot ; l’É­tat te l’at­tribue selon cer­tains critères…

I.: En écoutant les nou­velles au mois de décem­bre tu as dû com­pren­dre sans peine les moti­va­tions des étudiants.

S.Q.: Main­tenant, je com­prends mieux qu’il y a un ou deux mois. Beau­coup de choses se sont clar­i­fiées dans ma tête. Le mou­ve­ment est arrivé très brusque­ment. je ne m’y attendais pas vraiment.

I.: On avance deux types de raisons pour expli­quer ce mou­ve­ment. La con­di­tion par­ti­c­ulière des étu­di­ants d’une part (prob­lèmes d’héberge­ment, de nour­ri­t­ure, d’en­seigne­ment…), leur aspi­ra­tion démoc­ra­tique de l’autre. Quel était, à ton avis, l’aspect déterminant ?

S.Q.: Le sec­ond, sans doute. Les dif­fi­cultés matérielles y étaient pour quelque chose, certes, mais au même titre que le matraquage des étu­di­ants à Shang­hai, par exemple.

I.: La notion de démoc­ra­tie a‑t-elle de nos jours un rap­port avec le Print­emps de Pékin, cette brève péri­ode pen­dant laque­lle on débat­tait avec pas­sion de la démoc­ra­tie dans les revues et les daz­ibaos indépendants ?

S.Q.: Le Mur de la démoc­ra­tie a été un événe­ment impor­tant dans la réflex­ion sur la démoc­ra­tie en Chine sans que l’on puisse pour autant établir un lien direct entre les textes écrits et dif­fusés à l’époque et l’in­térêt et la con­cep­tion que les gens en ont actuelle­ment. En 1979, moi-même, par exem­ple, lorsque j’é­tais étu­di­ant à Wuhan, j’ig­no­rais tout sur un per­son­nage aus­si act­if que Wang Xizhe et j’é­tais per­suadé que Wei Jing­sheng avait livré des secrets d’É­tat à des étrangers. Je croy­ais ce qui était écrit dans les jour­naux. À Pékin, ces revues ont peut-être poussé les gens à réfléchir mais pas dans les autres villes où la ver­sion offi­cielle des choses dominait.

À l’oc­ca­sion du mou­ve­ment étu­di­ant, les autorités ont égale­ment tout fait pour isol­er les pre­mières man­i­fes­ta­tions et empêch­er leur exten­sion. Avec moins de suc­cès cette fois-ci, puisque les gens se téléphonaient d’une ville à l’autre et que les sta­tions étrangères émet­tant vers la Chine con­ti­nen­tale ont véhiculé l’in­for­ma­tion. Il faut voir que l’ou­ver­ture pro­gres­sive de la Chine sur le monde extérieur, à par­tir de 1979, a changé la sit­u­a­tion dans ce domaine. Des postes de télévi­sion et des mag­né­to­phones ont fait leur appari­tion. Le nom­bre de postes de radio s’est sen­si­ble­ment accru. Peu de per­son­nes écoutaient les sta­tions étrangères aupar­a­vant ; parce qu’elles étaient brouil­lées et surtout parce que l’on avait peur des con­séquences. Je ne me sou­viens de per­son­ne, ni dans ma famille ni par­mi mes col­lègues à la fac, qui se soit per­mis, avant 1979, d’é­couter ces radios étrangères. La jeune généra­tion est plus réal­iste ; celle qui la précé­dait de près, la mienne, était trop idéaliste.

I.: En quel sens ?

S.Q.: Au sens où nous croyions ce que l’on nous dis­ait, pas eux. Moi, la réal­i­sa­tion des Qua­tre Mod­erni­sa­tions, j’y ai cru. Aujour­d’hui, plus per­son­ne n’y croirait. Les jeunes réfléchissent davan­tage par eux-mêmes, et on ne peut plus les tromper aisé­ment. Les jeunes étu­di­ants actuels savent pren­dre plus de dis­tance. Ils dis­posent à l’é­cole de plus d’in­for­ma­tions. Nous, nous avons con­nu une édu­ca­tion com­plète­ment com­mu­niste, idéal­iste. L’é­d­u­ca­tion est un prob­lème essentiel…

I.: Sans doute, s’il s’ag­it de fournir les élé­ments néces­saires aux jeunes pour qu’ils acquièrent une autonomie réelle… Sinon on pour­rait très bien imag­in­er une édu­ca­tion pour la démoc­ra­tie à l’ instar de celle prônée et mise en pra­tique par Mao pour le communisme.

S.Q.: Atten­tion, l’é­d­u­ca­tion en Chine impose des idées, marx­istes (en fait pas réelle­ment marx­istes), et empêche les gens de réfléchir en essayant de leur faire croire tout ce que dit le par­ti com­mu­niste. C’est une sorte d’outil, comme la presse ou le sys­tème d’in­for­ma­tion. L’é­d­u­ca­tion, c’est impor­tant, un exem­ple ici-même en France : on n’a pas la même con­cep­tion des choses selon que l’on sort d’une école laïque ou d’une école catholique, bien que l’on puisse dis­pos­er de la même infor­ma­tion par d’autres moyens.

I.: Toi, à l’ école, il y avait sans doute des choses qui ne te plai­saient pas ou qui t’in­triguaient, est-ce que cela t’a­me­nait à te pos­er des ques­tions sur le système ?

S.Q.: Jamais. Je me con­sid­érais comme très heureux à l’époque. J’imag­i­nais le mal­heur de ceux qui vivaient dans les régimes cap­i­tal­istes et me demandais com­ment ils fai­saient pour vivre dans de telles con­di­tions. L’é­d­u­ca­tion me rendait très sat­is­fait du pou­voir en place, en Chine.

I.: Et au niveau de la famille ?

S.Q.: Les Chi­nois sont en quelque sorte un peu­ple sans mémoire parce qu’ils ne veu­lent pas trop par­ler de leur passé… Entre par­ents et enfants on ne dis­cute que très rarement politique.

I.: Ils ont pour­tant dû vivre des péri­odes très difficiles…

: Et com­ment ! Mon père a été dure­ment frap­pé par la révo­lu­tion cul­turelle. Il a été envoyé à la cam­pagne pour être rééduqué…

I.: C’é­tait un intellectuel ?

S.Q.: Si tu veux. Pour la Chine peut-être. Enfin, il était fonc­tion­naire comme beau­coup de monde. Sa seule réac­tion a été une décep­tion totale à l’é­gard de la révo­lu­tion cul­turelle. Mais il n’a pas pour autant pen­sé à réa­gir. Il n’est pas allé très loin dans la recherche d’une expli­ca­tion. Puis il s’en est tenu à la ver­sion offi­cielle qui expli­quait la cat­a­stro­phe de la révo­lu­tion cul­turelle par les erreurs de Mao. C’est pour cela que tous ceux qui, tel Wei Jing­sheng, font preuve d’une grande matu­rité poli­tique for­ment une élite intel­lectuelle indis­pens­able. Les autres, 90 pour cent des Chi­nois, dor­ment. Ils atten­dent tou­jours un change­ment qui vienne d’en haut. Ils ne sont pas prêts à faire quelque chose par eux-mêmes. S’ils se décidaient tous, après une aus­si ter­ri­ble cat­a­stro­phe que celle de la révo­lu­tion cul­turelle, un tel réveil entraîn­erait la révolte.

I.: À pro­pos de la soumis­sion que tu évo­ques, on peut rap­pel­er le fameux mot d’or­dre de Mao « On a rai­son de se révolter ». En réal­ité, c’é­tait pour mieux manip­uler les gens. Ceux qui se sont sincère­ment révoltés en ont fait les frais.

S.Q.: Absol­u­ment, pour mieux manip­uler. La révo­lu­tion cul­turelle c’est quelque chose de très con­tra­dic­toire. On ne sait plus ce que c’é­tait au juste. En ce moment, il y a des gens qui essaient de réfléchir à la ques­tion mais cela ne plaît pas beau­coup aux autorités qui font tout pour les empêch­er d’aller plus loin. Or il est cap­i­tal de réfléchir sur une telle cat­a­stro­phe afin qu’elle ne se repro­duise plus. Il faut en tir­er des con­clu­sions. Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, en Europe, les gens se sont dit « Plus jamais de guerre » ou « Il ne faut pas encour­ager le racisme et l’antisémitisme. »

I.: Pour revenir à ton cas per­son­nel, dans quelles cir­con­stances as-tu été amené à adopter une atti­tude cri­tique à l’é­gard du système ?

S.Q.: En 1979, il y avait un débat nation­al dans la presse sur le critère de vérité qui con­clu­ait que la pra­tique était le seul critère de vérité. Les autorités ont vite arrêté ce débat en rai­son des risques qu’il fai­sait courir au régime.

En effet, en Chine, le marx­isme était le seul critère pour véri­fi­er ce qui était bien et ce qui était mau­vais. À la suite de ce débat on eut ten­dance à rejeter le marx­isme. Pourquoi les idées com­mu­nistes seraient-elles bonnes si elles se sont traduites en Chine, ain­si que la pra­tique l’a démon­tré, par un tel échec, s’in­ter­ro­geaient bien des gens. Ce sont des ques­tions de ce genre qui m’ont fait réfléchir. On se demandait aus­si à l’époque pourquoi à l’é­cole pri­maire nous devions suiv­re des cours oblig­a­toires sur l’his­toire du par­ti com­mu­niste et non pas sur celle d’autres par­tis, le par­ti nation­al­iste, par exem­ple. Ou encore, pourquoi suiv­re tout le temps des cours poli­tiques alors que la poli­tique doit être véri­fiée par la pra­tique ? Pourquoi impos­er des idées ? Pourquoi le par­ti doit-il con­trôler la presse alors que la lib­erté de la presse con­stitue un moyen de révéler la réal­ité et de con­trôler le pou­voir. En dehors de ce débat pré­cis, on peut dire que l’ou­ver­ture de la Chine sur le monde extérieur a, en règle générale, joué un rôle impor­tant. Elle nous a per­mis d’avoir une idée sur la façon de vivre et de penser dans les pays occi­den­taux. De con­stater notre retard par rap­port aux pays qui n’ont con­nu ni révo­lu­tion cul­turelle ni mou­ve­ments poli­tiques sem­blables aux nôtres. Enfin, en arrivant en France, j’ai eu l’oc­ca­sion de dis­cuter avec beau­coup de gens. J’ai décou­vert des choses qui m’é­taient totale­ment inconnues.

I.: On a dit au début que si le mou­ve­ment a pu avoir lieu c’est aus­si parce que cer­tains réfor­ma­teurs haut placés l’ont, dans un pre­mier temps, encouragé.

S.Q.: Non ; il ne faut pas par­tir d’une telle hypothèse. Bien sûr, il existe des frac­tions dans le par­ti qui se com­bat­tent, mais ceci ne présente pas beau­coup d’in­térêt. Si les étu­di­ants ont man­i­festé c’est qu’ils étaient mécon­tents de la sit­u­a­tion actuelle en Chine, et surtout de la lenteur du proces­sus de démocratisation.

I.: Quelles sont les con­séquences du mou­ve­ment pour ceux qui y ont par­ticipé ou ont été sen­si­bles à ses dif­férentes actions ?

S.Q.: Pour les jeunes en fac, d’abord, c’est leur pre­mière expéri­ence poli­tique. Ils ont ain­si appris leur force et com­pris qu’ex­is­taient des moyens de pres­sion sur le pou­voir. Désor­mais, ils ne se font plus aucune illu­sion sur Deng ou un autre. Ils com­pren­nent mieux le pou­voir et ses mécan­ismes. Depuis la chute de Hu Yaobang, ils réalisent mieux la réal­ité com­mu­niste et, à tra­vers leur mou­ve­ment, l’im­por­tance de la démocratie…

I.: Aux États-Unis et en France, les étu­di­ants orig­i­naires de Chine pop­u­laire ont man­i­festé leur sol­i­dar­ité avec le mou­ve­ment. Toi-même tu as pris une part active à ces actions.

S.Q.: Tout cela est finale­ment très déce­vant. Lorsque je lis dans le Quo­ti­di­en du peu­ple com­ment tous les jours on arrête des gens, on con­traint des intel­lectuels de renom à don­ner leur démis­sion du par­ti, on ferme des revues, je me rends compte que nous auri­ons dû faire bien plus.

La plu­part des étu­di­ants de Chine à Paris, un mil­li­er env­i­ron, cri­tiquent en privé le par­ti, mais de là à faire quelque chose… On a peur d’être con­vo­qué par l’am­bas­sade. Et surtout on craint des dif­fi­cultés une fois ren­tré en Chine. À deux cents, nous avons écrit une let­tre ouverte de sol­i­dar­ité mais, en fin de compte, nous ne l’avons pas signée indi­vidu­elle­ment comme ce fut le cas aux États-Unis où sept cents étu­di­ants ont accep­té de don­ner leur nom. C’est bête cette manière d’a­gir : si nous étions tous sol­idaires, si nous man­i­fes­tions ensem­ble, que pour­rait-on nous faire ? On ne peut tout de même pas ter­roris­er tout le monde…

I.: Tu as l’air plutôt pessimiste.

S.Q.: Non, j’en­vis­age l’avenir dans une per­spec­tive plutôt opti­miste. Le mou­ve­ment étu­di­ant a touché au moins une ving­taine de villes et pas mal de gens ont pu ain­si pren­dre con­science de l’im­por­tance du prob­lème de la démoc­ra­tie. Mais il reste encore beau­coup à faire surtout si l’on pense à la cam­pagne, à la paysan­ner­ie qui représente la majorité de la population.

I.: Jusqu’i­ci nous avons par­lé des étu­di­ants, des intel­lectuels… J’aimerais con­naître ta vision du monde paysan et ouvrier.

S.Q.: La vie des paysans a incon­testable­ment changé depuis la guerre. Avant, la terre était pos­sédée par quelques gros pro­prié­taires fonciers. Les paysans vivaient dans des con­di­tions que l’on aurait du mal à imag­in­er de nos jours. Les paysans ont d’ailleurs aidé les com­mu­nistes à con­quérir le pou­voir. Mais, depuis la guerre, les dif­férentes poli­tiques du régime à l’é­gard de la paysan­ner­ie n’ont pas résolu les difficultés.

Voici un exem­ple amu­sant qui m’a forte­ment mar­qué dans mon ado­les­cence. On avait l’habi­tude de faire venir à l’é­cole des paysans ayant souf­fert sous le régime antérieur afin qu’ils nous exposent la ques­tion et, par ce biais, nous fassent com­pren­dre le bon­heur de vivre sous le régime com­mu­niste. Une fois, il est arrivé un truc bizarre. Pour le com­pren­dre, il faut rap­pel­er que la Chine a con­nu une crise très aiguë dans les années soix­ante. Le manque de nour­ri­t­ure a entraîné de nom­breux morts de faim à la suite de la rup­ture des rela­tions avec l’U­nion soviétique.

Un de ces paysans s’est donc mis à nous faire un dis­cours détail­lé sur la vie d’a­vant-guerre : le tra­vail pénible qu’il devait fournir en échange d’un bol de riz, et encore lorsqu’il y en avait, etc. Puis, vers la fin, voulant être con­va­in­cant, il s’ex­cla­ma : « C’é­tait dur, vrai­ment très dur… Mais com­ment vous dire, pas aus­si dur que dans les années soix­ante. » Stupé­fait, le pro­fesseur l’in­ter­rompit. Sur le coup, nous n’avions pas bien com­pris, mais par la suite cela nous a fait réfléchir. Anec­dote mise à part, il y a dans notre pays une énorme iné­gal­ité entre la vie en ville et la vie à la cam­pagne. Moi-même, je suis de la ville, mais j’ai de la famille à la cam­pagne. Enfant, je m’y rendais souvent.

En Chine, les ter­res appar­ti­en­nent à l’É­tat. Les familles paysannes con­ser­vaient cepen­dant des lop­ins de terre où elles cul­ti­vaient des légumes pour leur pro­pre con­som­ma­tion. Ils éle­vaient égale­ment des poules et les œufs leur per­me­t­taient de se pro­cur­er, par un sys­tème de troc, du sel ou de l’huile. Mais, dans les années soix­ante-dix, tout ce qui était privé était con­sid­éré comme cap­i­tal­iste. On a décidé de leur con­fis­quer les lop­ins, de les empêch­er d’élever des poules. Tu imag­ines la sit­u­a­tion ! Qui plus est, la lég­is­la­tion chi­noise est telle qu’un fils de paysan demeure paysan puisqu’on l’empêche de se ren­dre en ville pour chercher du tra­vail et s’y installer.

Lorsque j’al­lais chez mes grands-par­ents, à la cam­pagne, je béné­fi­ci­ais d’un statut priv­ilégié puisque je venais de la ville. J’avais droit à un œuf par repas alors qu’eux n’en mangeaient pas. Mes trois oncles pas­saient leur temps dans les champs et arrivaient à peine à se nour­rir. Aucun des trois n’a d’ailleurs pu se mari­er. En effet, les familles font tout pour mari­er les filles à des gens de la ville. Du coup, les jeunes paysans doivent sou­vent acheter leur future épouse. Dans notre région, une fille coû­tait dans les 3.000 yuans. Pour réu­nir une telle somme, les économies de trois généra­tions ne sont pas de trop.

Ces dernières années, avec les réformes, la sit­u­a­tion s’est améliorée, mais l’iné­gal­ité par rap­port à la ville demeure. On retrou­ve d’ailleurs cette iné­gal­ité dans la théorie du P.C.C., le marx­isme : les paysans ont une men­tal­ité cap­i­tal­iste et rétro­grade puisqu’ils pos­sè­dent ou veu­lent pos­séder la terre ; tan­dis que les ouvri­ers tra­vail­lent dans les usines, ils sont en con­tact avec les nou­velles tech­niques ; ils représen­tent le pro­grès, en quelque sorte. Par con­séquent, les ouvri­ers doivent diriger les paysans…

I.: Cepen­dant la con­di­tion de l’ou­vri­er n’est pas non plus des meilleures. 

S.Q.: Bien enten­du. Mais cela n’empêche pas que le décalage soit con­sid­érable. Et que le rêve des paysans est sou­vent de s’in­staller en ville. Cela étant, les autorités ont ter­ri­ble­ment peur des révoltes des ouvri­ers, lesquelles seraient inad­mis­si­bles pour le par­ti. On l’a bien vu lors du mou­ve­ment étu­di­ant. Le par­ti avait vis­i­ble­ment don­né l’or­dre aux policiers d’empêcher, par tous les moyens, les ouvri­ers de se join­dre aux actions de protes­ta­tion des étudiants.

Paris, févri­er 1987

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