Aujourd’hui les trotskistes, prônant le retour au bolchevisme, affirment constituer une alternative au stalinisme qu’ils croient pouvoir combattre avec les méthodes préconisées par Lénine. L’objet de cet article est de tenter de voir si le trotskisme constitue véritablement une alternative révolutionnaire au réformisme syndical et à la bureaucratie stalinienne.
Lorsque, en 1920, Trotsky écrit Terrorisme et communisme, où il décrit ses conceptions sur l’organisation du travail, la guerre civile se termine.
« La terrible pression de la guerre s’affaiblit. Les nécessité et les tâches économiques attirent de plus en plus notre attention. L’histoire nous ramène directement à notre tâche fondamentale : l’organisation du travail sur de nouvelles bases sociales. Au fond, l’organisation du travail constitue l’organisation de la nouvelle société, toute société reposant sur l’organisation du travail. »
Voyons comment Trotsky concevait l’organisation de la « nouvelle société » sur de nouvelles bases sociales.
L’obligation du travail
La clef de l’économie, dit Trotsky, c’est la main‑d’œuvre. Il faut donc la recenser, la mobiliser, la répartir, l’utiliser productivement. Cette question de la main‑d’œuvre est d’autant plus importante que l’économie, l’outillage, les moyens de production sont dans un état catastrophique par suite de la guerre. Comme les stimulants habituels du capitalisme, qui incitaient les ouvriers et les paysans à travailler, n’existent plus : plus de marché, dépréciation de l’argent, plus de gains, etc., le seul moyen pour l’Etat de se procurer de la main‑d’œuvre, c’est l’obligation du travail.
« L’unique solution régulière, en principe comme en pratique, des difficultés économiques, consiste à considérer toute la population du pays comme un réservoir nécessaire de force ouvrière, comme une source presque inépuisable et à en organiser dans un ordre rigoureusement établi le recensement, la mobilisation et l’utilisation. »
Pour organiser cette obligation du travail, il faut renforcer les mesures administratives et organisatrices, c’est-à-dire la centralisation des décisions. Il est bien connu que plus le sommet se renforce, plus on demande à la base de faire confiance au sommet, c’est pourquoi il faut aussi que les travailleurs se convainquent en fait que leur main·d’œuvre est utilisée avec prévoyance et parcimonie et qu’elle ne se dépense pas en vain ».
La militarisation du travail
À ceux qui s’opposent à l’obligation du travail, et qui préconisent par conséquent la « liberté » du travail, Trotsky répond très justement que :
« Cette idée a été formulée par les idéologues progressistes de la bourgeoisie dans leur lutte contre la contrainte du travail, c’est·à‑dire contre le servage des paysans et contre le travail régularisé, réglementé des artisans. La liberté se réduisait à une fiction juridique sur la base du libre achat du salariat .»
Aucun socialiste ne peut s’opposer au principe de l’obligation du travail en ce sens que qui ne travaille pas ne mange pas. Cette mesure de coercition est essentiellement destinée aux parasites, aux bourgeois et rentiers de toute sorte qui vivent du travail des autres. Mais lorsque cette obligation du travail est organisée par un bureau central au service d’un État qui échappe à tout contrôle des travailleurs, cela devient un instrument d’exploitation plus perfectionné que tout ce que la bourgeoisie a pu inventer.
« L’obligation du travail serait impossible sans l’application – dans une certaine mesure – des méthodes de militarisation du travail. »
« Sans les formes de coercition gouvernementale qui constituent le fondement de la militarisation du travail, le remplacement de l’économie capitaliste par l’économie socialiste ne serait qu’un mot creux. »
« Aucune organisation sociale, excepté l’armée, ne s’est vu le droit de se subordonner aussi complètement les citoyens, de les dominer aussi totalement par sa volonté, que ne le fait le gouvernement de la dictature prolétarienne. »
« Le gouvernement ouvrier se considère en droit d’envoyer tout travailleur là où son travail est nécessaire. »
Le problème posé par Trotsky est vrai : en pleine période de transition après le désastre de la guerre civile, « la question de la vie ou de la mort de la Russie soviétique se tranche sur le front du travail. » L’anarcho-syndicaliste Pestana parlait aussi de « la discipline d’acier que le syndicat impose ». Des circonstances dramatiques imposent des solutions fermes. Mais s’il est vrai que « l’organisation du travail constitue l’organisation de la nouvelle société » et que toute société repose sur l’organisation du travail, on peut dire que les méthodes préconisées par Trotsky sont incompatibles avec le maintien d’une révolution prolétarienne. Dans ces conditions, elles nous rejettent loin dans l’histoire, les serfs d’État sous Catherine II, voire les fellahs de l’Egypte ancienne et les paysans du Pérou incaïque !
« Sans obligation du travail, sans droit de donner des ordres et d’exiger leur exécution, les syndicats perdent leur substance, car ils sont nécessaires à l’État socialiste en édification, non afin de lutter pour de meilleures conditions de travail – c’est la tâche de l’ensemble de l’organisation sociale gouvernementale – mais afin d’organiser la classe ouvrière pour la production, afin de la discipliner, de la répartir, de l’éduquer, de fixer certaines catégories et certains ouvriers à leur poste pour un laps de temps déterminé, afin, en un mot, d’incorporer autoritairement, en plein accord avec le pouvoir, les travailleurs dans les cadres du plan économique unique. »
Stimulants
Différentes méthodes sont proposées par Trotsky pour augmenter la productivité. Les syndicats doivent éduquer les travailleurs. Différents stimulants sont utilisés :
« Un bon ingénieur, un bon mécanicien, un bon ajusteur doivent avoir en Russie soviétique autant de célébrité et autant de gloire qu’en avaient autrefois les agitateurs les plus marquants, les militants révolutionnaires et, à notre époque, les commandants et les commissaires les plus braves et les plus capables. »
« Il faut contraindre les mauvais ouvriers à avoir honte de n’être pas à la hauteur de leur tâche. »
Le régime aux pièces sous le régime capitaliste ou sous le régime de la prétendue dictature du « prolétariat », ce n’est pas la même chose, c’est du moins ce que nous explique Trotsky dans le passage suivant :
« Sous le régime capitaliste, le travail aux pièces ou à forfait, la mise en vigueur du système Taylor, etc., avait pour but d’exploiter les ouvriers et de leur dérober la plus·value. Par suite de la socialisation de la production, le travail aux pièces, à forfait ont pour but un accroissement de la production socialiste et pour suite une augmentation du bien-être commun. Les travailleurs qui concourent plus que les autres au bien-être commun acquièrent le droit de recevoir une part plus grande du produit social que les indolents et les désorganisateurs. »
Ce n’est pas Staline qui parle dans « les Principes du léninisme », mais bien Trotsky.
Dans le livre qu’il a écrit en 1920, Trotsky développait en quelque sorte le programme qu’il entendait défendre et que paradoxalement (?) Staline, manquant par trop d’imagination en dehors de l’organisation du G.P.U., reprendra. Les problèmes qu’il pose avaient de réels fondements, la situation économique de la Russie étant à l’époque catastrophique. Il ne s’agit donc pas de négliger cet aspect de la question, et Trotsky avait au moins le mérite de la lucidité. Cependant, il nous a semblé intéressant d’exposer les positions d’un leader de la révolution à une époque où il était encore en mesure d’agir sur le cours des événements.
À aucun moment dans son livre on a l’impression qu’une révolution prolétarienne a eu lieu, c’est-à-dire que les travailleurs aient été à même de décider de leur propre sort. Nous reviendrons dans un prochain article sur l’évolution de la pensée politique de Trotsky après qu’il eut été rejeté de la scène politique en Russie.