La Presse Anarchiste

Bolchevisme et syndicalisme

Dans le cadre de nos articles sur le syn­di­ca­lisme de type sovié­tique, nous avons expo­sé les posi­tions du par­ti bol­che­vik lors de la révo­lu­tion de 1917, les prin­cipes qui régissent le syn­di­ca­lisme dans l’Union sovié­tique d’aujourd’hui et enfin les bases idéo­lo­giques du syn­di­ca­lisme tel que l’entendent les bol­che­viks, ce qui porte toute la lumière sur l’évolution de la concep­tion syn­di­cale, du léni­nisme au stalinisme. 

Aujourd’hui les trots­kistes, prô­nant le retour au bol­che­visme, affirment consti­tuer une alter­na­tive au sta­li­nisme qu’ils croient pou­voir com­battre avec les méthodes pré­co­ni­sées par Lénine. L’objet de cet article est de ten­ter de voir si le trots­kisme consti­tue véri­ta­ble­ment une alter­na­tive révo­lu­tion­naire au réfor­misme syn­di­cal et à la bureau­cra­tie stalinienne. 

Lorsque, en 1920, Trots­ky écrit Ter­ro­risme et com­mu­nisme, où il décrit ses concep­tions sur l’organisation du tra­vail, la guerre civile se termine. 

« La ter­rible pres­sion de la guerre s’affaiblit. Les néces­si­té et les tâches éco­no­miques attirent de plus en plus notre atten­tion. L’histoire nous ramène direc­te­ment à notre tâche fon­da­men­tale : l’organisation du tra­vail sur de nou­velles bases sociales. Au fond, l’organisation du tra­vail consti­tue l’organisation de la nou­velle socié­té, toute socié­té repo­sant sur l’organisation du travail. »

Voyons com­ment Trots­ky conce­vait l’organisation de la « nou­velle socié­té » sur de nou­velles bases sociales. 

L’obligation du travail

La clef de l’économie, dit Trots­ky, c’est la main‑d’œuvre. Il faut donc la recen­ser, la mobi­li­ser, la répar­tir, l’utiliser pro­duc­ti­ve­ment. Cette ques­tion de la main‑d’œuvre est d’autant plus impor­tante que l’économie, l’outillage, les moyens de pro­duc­tion sont dans un état catas­tro­phique par suite de la guerre. Comme les sti­mu­lants habi­tuels du capi­ta­lisme, qui inci­taient les ouvriers et les pay­sans à tra­vailler, n’existent plus : plus de mar­ché, dépré­cia­tion de l’argent, plus de gains, etc., le seul moyen pour l’Etat de se pro­cu­rer de la main‑d’œuvre, c’est l’obligation du travail. 

« L’unique solu­tion régu­lière, en prin­cipe comme en pra­tique, des dif­fi­cul­tés éco­no­miques, consiste à consi­dé­rer toute la popu­la­tion du pays comme un réser­voir néces­saire de force ouvrière, comme une source presque inépui­sable et à en orga­ni­ser dans un ordre rigou­reu­se­ment éta­bli le recen­se­ment, la mobi­li­sa­tion et l’utilisation. »

Pour orga­ni­ser cette obli­ga­tion du tra­vail, il faut ren­for­cer les mesures admi­nis­tra­tives et orga­ni­sa­trices, c’est-à-dire la cen­tra­li­sa­tion des déci­sions. Il est bien connu que plus le som­met se ren­force, plus on demande à la base de faire confiance au som­met, c’est pour­quoi il faut aus­si que les tra­vailleurs se convainquent en fait que leur main·d’œuvre est uti­li­sée avec pré­voyance et par­ci­mo­nie et qu’elle ne se dépense pas en vain ». 

La militarisation du travail

À ceux qui s’opposent à l’obligation du tra­vail, et qui pré­co­nisent par consé­quent la « liber­té » du tra­vail, Trots­ky répond très jus­te­ment que : 

« Cette idée a été for­mu­lée par les idéo­logues pro­gres­sistes de la bour­geoi­sie dans leur lutte contre la contrainte du tra­vail, c’est·à‑dire contre le ser­vage des pay­sans et contre le tra­vail régu­la­ri­sé, régle­men­té des arti­sans. La liber­té se rédui­sait à une fic­tion juri­dique sur la base du libre achat du salariat .» 

Aucun socia­liste ne peut s’opposer au prin­cipe de l’obligation du tra­vail en ce sens que qui ne tra­vaille pas ne mange pas. Cette mesure de coer­ci­tion est essen­tiel­le­ment des­ti­née aux para­sites, aux bour­geois et ren­tiers de toute sorte qui vivent du tra­vail des autres. Mais lorsque cette obli­ga­tion du tra­vail est orga­ni­sée par un bureau cen­tral au ser­vice d’un État qui échappe à tout contrôle des tra­vailleurs, cela devient un ins­tru­ment d’exploitation plus per­fec­tion­né que tout ce que la bour­geoi­sie a pu inventer. 

« L’obligation du tra­vail serait impos­sible sans l’application – dans une cer­taine mesure – des méthodes de mili­ta­ri­sa­tion du travail. » 

« Sans les formes de coer­ci­tion gou­ver­ne­men­tale qui consti­tuent le fon­de­ment de la mili­ta­ri­sa­tion du tra­vail, le rem­pla­ce­ment de l’économie capi­ta­liste par l’économie socia­liste ne serait qu’un mot creux. »

« Aucune orga­ni­sa­tion sociale, excep­té l’armée, ne s’est vu le droit de se subor­don­ner aus­si com­plè­te­ment les citoyens, de les domi­ner aus­si tota­le­ment par sa volon­té, que ne le fait le gou­ver­ne­ment de la dic­ta­ture prolétarienne. » 

« Le gou­ver­ne­ment ouvrier se consi­dère en droit d’envoyer tout tra­vailleur là où son tra­vail est nécessaire. » 

Le pro­blème posé par Trots­ky est vrai : en pleine période de tran­si­tion après le désastre de la guerre civile, « la ques­tion de la vie ou de la mort de la Rus­sie sovié­tique se tranche sur le front du tra­vail. » L’anarcho-syndicaliste Pes­ta­na par­lait aus­si de « la dis­ci­pline d’acier que le syn­di­cat impose ». Des cir­cons­tances dra­ma­tiques imposent des solu­tions fermes. Mais s’il est vrai que « l’organisation du tra­vail consti­tue l’organisation de la nou­velle socié­té » et que toute socié­té repose sur l’organisation du tra­vail, on peut dire que les méthodes pré­co­ni­sées par Trots­ky sont incom­pa­tibles avec le main­tien d’une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. Dans ces condi­tions, elles nous rejettent loin dans l’histoire, les serfs d’État sous Cathe­rine II, voire les fel­lahs de l’Egypte ancienne et les pay­sans du Pérou incaïque ! 

« Sans obli­ga­tion du tra­vail, sans droit de don­ner des ordres et d’exiger leur exé­cu­tion, les syn­di­cats perdent leur sub­stance, car ils sont néces­saires à l’État socia­liste en édi­fi­ca­tion, non afin de lut­ter pour de meilleures condi­tions de tra­vail – c’est la tâche de l’ensemble de l’organisation sociale gou­ver­ne­men­tale – mais afin d’organiser la classe ouvrière pour la pro­duc­tion, afin de la dis­ci­pli­ner, de la répar­tir, de l’éduquer, de fixer cer­taines caté­go­ries et cer­tains ouvriers à leur poste pour un laps de temps déter­mi­né, afin, en un mot, d’incorporer auto­ri­tai­re­ment, en plein accord avec le pou­voir, les tra­vailleurs dans les cadres du plan éco­no­mique unique. »

Stimulants

Dif­fé­rentes méthodes sont pro­po­sées par Trots­ky pour aug­men­ter la pro­duc­ti­vi­té. Les syn­di­cats doivent édu­quer les tra­vailleurs. Dif­fé­rents sti­mu­lants sont utilisés : 

« Un bon ingé­nieur, un bon méca­ni­cien, un bon ajus­teur doivent avoir en Rus­sie sovié­tique autant de célé­bri­té et autant de gloire qu’en avaient autre­fois les agi­ta­teurs les plus mar­quants, les mili­tants révo­lu­tion­naires et, à notre époque, les com­man­dants et les com­mis­saires les plus braves et les plus capables. » 

« Il faut contraindre les mau­vais ouvriers à avoir honte de n’être pas à la hau­teur de leur tâche. » 

Le régime aux pièces sous le régime capi­ta­liste ou sous le régime de la pré­ten­due dic­ta­ture du « pro­lé­ta­riat », ce n’est pas la même chose, c’est du moins ce que nous explique Trots­ky dans le pas­sage suivant : 

« Sous le régime capi­ta­liste, le tra­vail aux pièces ou à for­fait, la mise en vigueur du sys­tème Tay­lor, etc., avait pour but d’exploiter les ouvriers et de leur déro­ber la plus·value. Par suite de la socia­li­sa­tion de la pro­duc­tion, le tra­vail aux pièces, à for­fait ont pour but un accrois­se­ment de la pro­duc­tion socia­liste et pour suite une aug­men­ta­tion du bien-être com­mun. Les tra­vailleurs qui concourent plus que les autres au bien-être com­mun acquièrent le droit de rece­voir une part plus grande du pro­duit social que les indo­lents et les désorganisateurs. » 

Ce n’est pas Sta­line qui parle dans « les Prin­cipes du léni­nisme », mais bien Trotsky. 

Dans le livre qu’il a écrit en 1920, Trots­ky déve­lop­pait en quelque sorte le pro­gramme qu’il enten­dait défendre et que para­doxa­le­ment (?) Sta­line, man­quant par trop d’imagination en dehors de l’organisation du G.P.U., repren­dra. Les pro­blèmes qu’il pose avaient de réels fon­de­ments, la situa­tion éco­no­mique de la Rus­sie étant à l’époque catas­tro­phique. Il ne s’agit donc pas de négli­ger cet aspect de la ques­tion, et Trots­ky avait au moins le mérite de la luci­di­té. Cepen­dant, il nous a sem­blé inté­res­sant d’exposer les posi­tions d’un lea­der de la révo­lu­tion à une époque où il était encore en mesure d’agir sur le cours des événements. 

À aucun moment dans son livre on a l’impression qu’une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne a eu lieu, c’est-à-dire que les tra­vailleurs aient été à même de déci­der de leur propre sort. Nous revien­drons dans un pro­chain article sur l’évolution de la pen­sée poli­tique de Trots­ky après qu’il eut été reje­té de la scène poli­tique en Russie. 

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