La Presse Anarchiste

Quelle unité ?


Les par­ti­sans de l’u­nion de la Gauche tentent de réunir tout le monde – le com­mer­çant, l’ar­ti­san, l’in­dus­triel petit ou moyen et le sala­rié bien sûr – le plus de monde pos­sible sur le pro­gramme com­mun de gou­ver­ne­ment. Une petite place est réser­vée aux petits patrons [[Comme les patrons « auto­ges­tion­naires » de « socia­lisme et entre­prise », sans doute…]]: les publi­ca­tions du P.S. et du P.C. n’at­taquent plus tant le pro­fit – le vol de la plus-value – que le « sur­pro­fit », qui en serait la forme mal­saine, extor­quée par les « monopoles ». 

Le mot est lâché : monopoles. 

En effet, si l’on suit les expli­ca­tions des pro­pa­gan­distes du pro­gramme com­mun, le capi­ta­lisme aujourd’­hui se carac­té­rise par :
– La fin du capi­ta­lisme de libre concurrence ;
– La créa­tion d’un cer­tain nombre de très grands trusts à la fois indus­triels et finan­ciers, les monopoles ;
– La fusion des diri­geants de ces mono­poles avec le per­son­nel poli­tique de l’É­tat, un pré­fet pou­vant se retrou­ver à la direc­tion d’une grande banque d’af­faires et réciproquement. 

C’est le « capi­ta­lisme mono­po­liste d’État » (C.M.E.). Cette forme du capi­ta­lisme brise le jeu de la concur­rence et domine économique­ment à la fois les sala­riés indus­triels ou agri­coles (le pro­lé­ta­riat) les com­mer­çants, arti­sans et petits exploi­tants agri­coles (la petite bour­geoisie), mais aus­si les petits et moyens indus­triels (la bour­geoi­sie moyenne). Il y a donc pos­si­bi­li­té d’ac­cord sur une base mini­mum. C’est l’al­liance des petits contre les gros. 

Qu’en est-il en réalité ?

L’a­na­lyse qui fait l’es­sen­tiel du C.M.E. s’ap­puie sur un cer­tain nombre de consta­ta­tions objec­tives, notam­ment la fin du capi­ta­lisme concur­ren­tiel et la fusion du per­son­nel diri­geant de l’É­tat avec la grande bour­geoi­sie ; mais elle oublie un fait, d’im­por­tance capi­tale : l’exis­tence de quelques cen­taines de firmes mul­ti­na­tio­nales dont cer­taines ont des chiffres d’af­faires supé­rieurs au bud­get de la France (Gene­ral Motors, etc.). La pré­sence de ces firmes énormes qui concernent les sec­teurs clés : éner­gie, sidé­rur­gie, métaux non fer­reux, indus­trie chi­mique, grosse indus­trie ali­men­taire, imbriquent l’é­co­no­mie des pays capi­ta­listes de telle sorte qu’elles ne forment plus qu’un seul mar­ché dans la pro­duc­tion comme dans la distribution. 

Autre­ment dit, les phé­no­mènes de la concen­tra­tion du capi­tal et ses consé­quences ne sont pas limi­tées à la France, ou à l’Al­le­magne, ou au Luxem­bourg, ou au Liech­ten­stein, mais à tous ensemble, son échelle n’est pas l’É­tat-nation, mais la terre tout entière. C’est « capi­talisme mono­po­liste trans­na­tio­nal » qu’il fau­drait dire ! 

C’est si vrai que les syn­di­cats euro­péens essaient de s’or­ga­ni­ser pour ten­ter de com­battre les effets de l’im­plan­ta­tion des socié­tés mul­tinationales dans plu­sieurs pays, puisque main­te­nant on peut cas­ser une grève des tra­vailleurs ita­liens en allant cher­cher la pro­duc­tion man­quante en Espagne, en Alle­magne ou en France… ou en Pologne, comme pen­dant la grève des mineurs asturiens. 

La myo­pie natio­na­liste qui pré­side à l’é­la­bo­ra­tion de la tac­tique par­le­men­taire du pro­gramme com­mun pour­rait n’être qu’une erreur tac­tique. En réa­li­té, c’est une erreur de fond, sur deux plans
– Pen­ser modi­fier quoi que ce soit d’im­por­tant dans le cadre national ;
– Pen­ser que le socia­lisme pour­ra se construire en réunis­sant les mécon­tents de toutes les couches sociales. En effet, ce que veulent petits indus­triels et com­mer­çants c’est pou­voir vendre et faire des béné­fices – c’est-à-dire exploi­ter leurs « alliés » ouvriers et employés – sans être embê­tés par les grosses socié­tés, qui risquent de les prolétariser ! 

Ces deux erreurs tracent net­te­ment les limites que ne pour­ra dépas­ser, s’il le dési­rait, un éven­tuel gou­ver­ne­ment d’u­nion popu­laire, sans rup­ture interne. 

Car il est vrai qu’une telle union peut chan­ger la majo­ri­té au Par­lement. Mais pour quoi faire ?

Modi­fier la légis­la­tion sur les comi­tés d’en­tre­prise peut-être, amé­liorer les lois et règle­ments du licen­cie­ment des sala­riés à la rigueur, défendre l’é­cole laïque, ce qui serait utile, sans doute ! 

Mais si des ten­ta­tives sont amor­cées pour égra­ti­gner les rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­listes, la répar­ti­tion pri­vée des biens de consom­mation, on ver­ra immé­dia­te­ment la rup­ture se pro­duire, rup­ture non entre les gros et les petits mais entre les classes sociales. 

Tout autant que le direc­teur d’une grande usine, le petit patron de moins de 50 sala­riés veut être le maître chez lui ; pro­po­sez­-lui donc, pour voir, de consti­tuer dans sa mai­son un comi­té d’en­tre­prise, de créer dans ses ate­liers une sec­tion syn­di­cale ; essayez d’empêcher un hon­nête épi­cier d’ex­ploi­ter hon­teu­se­ment un adoles­cent de seize ans, voire qua­torze ans avec la loi Royer – qu’il licen­ciera à la pre­mière demande d’augmentation.

Cette rup­ture entre les classes, le sépa­ra­tisme ouvrier, est le fonde­ment même du socia­lisme. Il faut le dire, le dire clai­re­ment à nos patrons, petits, grands ou très grands comme l’É­tat : « Oui, nous vou­lons vous expro­prier, vous chas­ser de vos bureaux cli­ma­ti­sés. Notre pro­gramme, c’est la socia­li­sa­tion de tous les moyens de produc­tion et d’é­change et leur ges­tion par les tra­vailleurs organisés ! ».

Cette rup­ture entre les classes, non due à l’o­pi­nion des hon­nêtes « démo­crates plus ou moins sociaux, radi­caux plus ou moins socia­listes » mais résul­tant inévi­ta­ble­ment des rap­ports socio-éco­no­miques issus de la socié­té de classes, cette rup­ture, i1 nous faut la sus­ci­ter, la pro­vo­quer dès aujourd’­hui et partout. 

L’u­nion de la Gauche se pense comme le grand ras­sem­ble­ment des mécon­tents ; oppo­sons-lui le grand ras­sem­ble­ment des travailleurs ! 

La Presse Anarchiste