Pour tenter de constituer une alternative au régime actuel, le P.C.F. a proposé une union de la gauche sur la base d’un programme commun. Ce programme concerne tous les travailleurs puisqu’il est susceptible d’avoir des répercussions directes sur notre situation matérielle. Les intérêts mis en jeu sont tels que les travailleurs n’ont pas le droit de se désintéresser de cette question. Les organisations de la classe ouvrière, et en particulier la C.G.T., ont pris position sur ce problème.
L’Alliance syndicaliste, représentant le courant anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire, tendance traditionnelle du mouvement ouvrier français et international qui a démontré dans la lutte que la défense des intérêts des travailleurs n’était pas pour elle un mot creux, entend elle aussi donner son point de vue, et s’adresse en particulier aux militants et sympathisants de la C.G.T.
Que le programme ait été ou non discuté à l’intérieur du P.C.F. par ses militants de base, nous laissons les militants du P.C.F. seuls juges sur ce point. Mais en tant que syndicalistes et en particulier en tant que militants, et parfois responsables, de la C.G.T., les anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires savent que dans les entreprises, les discussions sur le programme ont été beaucoup plus une information et une explication qu’un débat qui aurait permis aux travailleurs de donner leur point de vue.
Nous savons bien sûr que des millions de travailleurs ne peuvent pas, en même temps, prendre une plume pour rédiger un programme cohérent, et qu’un travail de synthèse doit être fait, ne peut être fait que par quelques-uns en tenant compte des aspirations collectives pour être ensuite présenté aux masses… Mais si le travail de « synthèse » a été fait au sommet, le débat préalable a été plus que sommaire.
Si un tel débat avait eu lieu, certains points du programme – peut-être des points importants ? – auraient été mis en cause. Mais il aurait certainement constitué une étape constructive vers une véritable unité du mouvement ouvrier.
Or actuellement le Parti communiste et la direction de la C.G.T. placent de nombreux militants ouvriers devant l’alternative suivante : soit être pour le programme commun tel quel et donc de se situer parmi les « forces progressistes », soit être contre le programme tel quel et se situer « en dehors, dans la réaction ». Nous pensons que cela est une fausse alternative et nous la refusons.
Même si un véritable débat s’était engagé dans la classe ouvrière, il est possible qu’il en serait ressorti malgré tout une solution électorale comme celle que proposent actuellement le P.C.F. et le P.S. Cela ne nous empêcherait pas de dire qu’un siècle d’histoire enseigne qu’il n’y a pas de solution aux problèmes fondamentaux des travailleurs dans les aventures électorales. Néanmoins, nous ne négligeons rien de ce qui peut améliorer notre condition matérielle immédiate et si, dans le cadre même du capitalisme, des améliorations ont été arrachées, nous pouvons espérer que des améliorations plus importantes encore, en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail en particulier, seront obtenues. Mais, sans même considérer les problèmes fondamentaux tels que le régime de propriété des moyens de production et le mode de gestion des entreprises en système socialiste, si on ne considère que la satisfaction des besoins immédiats – tâche suffisamment ardue en elle-même – en voyant la similitude de points de vue entre la C.G.T. et le P.C.F., on peut s’étonner du succès d’un accord électoral avec le Parti socialiste dont la direction est plus que compromise et qui suscite la méfiance légitime des travailleurs, alors que l’unité entre la C.G.T. et les autres centrales ouvrières, en particulier la C.F.D.T., se soit montrée impossible.
De nombreux travailleurs sont en droit de conclure de cette situation fausse que la direction de la C.G.T. a choisi entre un facile accord électoral avec un parti socialiste historiquement compromis, et une unité avec les autres centrales ouvrières et en particulier la C.F.D.T., plus difficile peut-être à cause des divergences de point de vue, mais certainement plus profitable pour l’avenir du mouvement ouvrier.
Nous pensons qu’il est difficile de reprocher à tous les travailleurs qui expriment leurs réserves envers le programme commun, de rester « en dehors » d’un projet qu’il faut pratiquement accepter en bloc ou refuser, sans pouvoir influer sur lui sinon sur des détails. Aussi, nous demandons qui sont les véritables diviseurs ? Ceux qui réclament le droit d’exposer aux travailleurs leur conception du socialisme (et ceux-là ne sont pas nécessairement des « traîtres » et des « aventuristes ») ou ceux qui refusent le débat et de tenir compte des diverses composantes du mouvement ouvrier ?
Si une partie importante de la classe ouvrière, influencée par le P.C.F., croit que la conquête parlementaire du pouvoir bourgeois résoudra les problèmes importants, il lui semblera logique, de son point de vue, de s’assurer l’alliance de couches de la population autres que la classe ouvrière proprement dite : cadres, petits bourgeois, commerçants et, pourquoi pas, les patrons des petites et moyennes entreprises. En effet, s’attirer leurs voix est indispensable pour avoir un nombre suffisant de sièges à la Chambre : il est facile de les rallier en disant qu’eux aussi sont « victimes » du grand capital. Mais les enseignements du socialisme, que ce soit le marxisme ou l’anarcho-syndicalisme, montrent que les petites entreprises sont historiquement condamnées et appelées à disparaître face à la concentration industrielle nécessaire pour faire face à l’accroissement des besoins sociaux : autrement dit on ne peut contenter tout le monde et son âne. Il est des couches de la population qu’il est impossible de ménager si on veut rester dans le cadre d’un programme socialiste, mais qu’il est nécessaire de ménager si on s’en tient à un programme électoral. C’est pourquoi nous pensons que le socialisme ne peut s’instaurer par voie électorale et qu’un gouvernement, même sincèrement soucieux des intérêts des travailleurs, ne pourra, quel qu’il soit, changer rien de fondamental par la voie électorale.
Bien sûr, une alliance est nécessaire avec les classes moyennes, d’autant plus que leurs intérêts réels se rapprochent de plus en plus de ceux du prolétariat au fur et à mesure que l’évolution du capitalisme les rejette de ses rangs. Il ne s’agit pas de condamner sans rémission ceux qui, n’étant pas ouvriers ou paysans, ont un rôle il jouer : en particulier les techniciens, ingénieurs, cadres. Mais nous pensons qu’il faut rallier ces couches au point de vue des travailleurs, et non faire des compromis sous des prétextes électoraux pour ne pas les « effrayer », et ainsi, aliéner l’indépendance de nos organisations de classe si les petites et moyennes entreprises sont effectivement les « victimes » des grands monopoles. Comme le dit le programme commun, c’est une affaire strictement interne au capitalisme, que les travailleurs n’ont pas à arbitrer.
La politique du programme commun entend s’engager sur la voie des réformes progressives. Nous pensons que la réalisation d’un programme réellement socialiste ne pourra pas se réaliser sans susciter l’opposition violente du capital. C’est pourquoi nous posons la question : a‑t-on jamais vu la bourgeoisie accepter de se faire exproprier sans réagir ?
Pense-t-on réellement que le fait qu’elle puisse « légalement » se faire exproprier par un gouvernement « constitutionnellement » élu suffira à lui faire accepter passivement son sort ? Un tel gouvernement risque de se trouver devant l’alternative suivante :
- Accomplir effectivement un vaste programme de nationalisations et accepter un conflit – peut-être armé – avec des bandes de type C.D.R., Ordre nouveau, S.A.C., C.F.T. , mais dans ce cas les classes moyennes retireront leur appui électoral au gouvernement d’union populaire.
- Éviter un conflit et dans ce cas ne faire que les aménagements tolérés par la bourgeoisie – c’est-à-dire pas grand-chose.
L’histoire a montré que jusqu’ici tous les gouvernements de type « front populaire » ont été poussés à la deuxième solution, et les raisons en sont essentiellement le frein qu’ils sont obligés de mettre aux revendications et à la combativité des travailleurs afin de ménager les classes moyennes. C’est pourquoi nous exprimons nos réserves envers le programme commun que nous considérons non seulement insuffisant dans son contenu mais inconsistant dans sa forme électorale.
Malgré les améliorations immédiates que le gouvernement d’Union populaire sera peut-être susceptible d’apporter, nous pensons que les alliances que ce dernier est obligé de contracter justifient nos réserves. Les anarcho-syndicalistes, sans s’opposer au principe du programme commun, consacreront tous leurs efforts à accroître l’indépendance des organisations de classe des travailleurs : les syndicats.
Ces organisations sont les seules grâce auxquelles la classe ouvrière est organisée. Le renforcement de ces organisations en force, en capacité et en démocratie est la seule garantie d’une solution socialiste. C’est unis dans nos organisations de classe que nous bâtirons le socialisme, et c’est à cette unité qu’œuvreront les anarcho-syndicalistes.