La Presse Anarchiste

Capitulation sans condition

La capi­tu­la­tion a été impo­sée à l’Al­le­magne avec la clause « sans condi­tion ». Ces deux mots ont-ils un sens réel ? Sont-ils là pour flat­ter l’or­gueil des vain­queurs ? Sont-ils par­ti­cu­liè­re­ment mena­çants pour les vain­cus ? Ou enfin ne sont-ils qu’une formule ?

Si rigou­reuses soient-elles, des condi­tions peuvent tou­jours être pro­po­sées à l’ad­ver­saire, sauf dans un cas : celui où l’on ne sait pas les for­mu­ler soi-même. Sommes-nous ici devant une for­mule d’hé­si­ta­tion et d’at­tente ? C’est très pro­bable. Il ne faut pas oublier que le vain­queur a trois têtes et une queue com­mune qui est main­te­nant l’Al­le­magne. Cette ambi­guï­té n’est pas pour arran­ger les choses.

Il serait extra­or­di­naire que les condi­tions de paix impo­sées à l’Al­le­magne pussent être défi­nies, alors que les condi­tions d’u­nion de ses vain­queurs ne le sont pas. Le radi­ca­lisme ver­bal de la for­mule d’ar­mis­tice prouve une chose : pas plus que le pro­blème polo­nais, pas plus que les pro­blèmes bal­ka­niques, le pro­blème alle­mand n’a reçu de solu­tion. Quand peu à peu les inté­rêts se pré­ci­se­ront, quand les posi­tions s’af­fer­mi­ront, quand l’é­qui­libre pour­ra se faire sur des don­nées mon­diales, la solu­tion alle­mande pren­dra forme. Pour l’ins­tant, il n’y a encore de cer­tain que l’ab­sence de cer­ti­tude. Il est pos­sible d’ailleurs que la ques­tion alle­mande ne reçoive jamais de solu­tion véri­table. Maints irri­tants pro­blèmes de l’autre guerre sont bien res­tés en sus­pens durant vingt ans. L’Eu­rope ne peut-elle pas entre­te­nir un ulcère de plus, alors qu’elle suinte la mala­die par tous ses pores ? Et, en fin de compte, l’Eu­rope ne peut-elle pas mou­rir ? C’est en fonc­tion de cette hypo­thèse que le pro­blème alle­mand peut être posé en der­nier res­sort. Mais ce n’est qu’une hypo­thèse extrême qu’on ne rete­nir que dans l’en­semble de toutes les nuances possibles.

Pour l’ins­tant, il est cer­tain qu’il s’est opé­ré dans le monde d’im­por­tants trans­ferts de valeurs. Cer­tains pays, comme l’Al­le­magne, du rôle de joueur, sont pas­sés au rôle de pion. Il reste à savoir qui est en état de ramas­ser le pion, et quelle valeur on lui attri­bue­ra. Il n’est pas impos­sible que l’Al­le­magne ne reprenne dans le monde une valeur consi­dé­rable. Il n’est pas impos­sible non plus qu’on lui confère une valeur voi­sine de zéro. Pour l’ins­tant, cette der­nière solu­tion arrange tout le monde. Annu­ler l’Al­le­magne, c’est annu­ler aus­si un cer­tain nombre de causes de dis­cordes qu’on ne juge pas oppor­tun de mettre en valeur. Aujourd’­hui la grande presse parle déjà d’une troi­sième guerre mon­diale. Il serait peut-être impru­dent d’in­sis­ter. Mais, à la lumière de cette hypo­thèse, com­bien de pro­blèmes s’é­clairent, com­bien de solu­tions se précisent !

[|― O ―|]

Il est dif­fi­cile de com­prendre quoi que ce soit à la poli­tique des Nations Unies si l’on ne veut pas situer le pro­blème de la guerre dans un vaste ensemble d’où jus­te­ment les solu­tions radi­cales sont exclues. Une guerre est une mani­fes­ta­tion à peine plus excep­tion­nelle que bien d’autres aux­quelles le public prête peu d’at­ten­tion. Le mal­heur est que le public est la matière pre­mière de cette mani­fes­ta­tion. Il se trouve appe­lé d’une façon directe à témoi­gner d’une par­tie de l’his­toire, ce qui brouille tout. Qui a jamais vu un témoin, et un témoin inté­res­sé et pas­sion­né, confes­ser son igno­rance, son inca­pa­ci­té, son scep­ti­cisme, bref se pla­cer à la fois dans l’at­mo­sphère de « tous » les joueurs ? Dans ces condi­tions d’ob­jec­ti­vi­té extrême, aucun juge­ment ne serait plus pos­sible, aucune solu­tion abso­lu­ment accep­table. C’est pour­tant à ce point de vue qu’on se place dans la grande his­toire. Là, les évé­ne­ments qui pas­sionnent le public se déroulent dans une rela­ti­vi­té extrême. Les mots prennent une valeur nou­velle, ambi­guë et fra­gile. Comme au jeu, les pas­sions humaines s’y dis­si­mulent, s’y trans­forment, s’y cris­tal­lisent. Dans cette lit­té­ra­ture spé­ciale, les épi­thètes n’ont plus de valeur connue. Les sen­ti­ments non plus. Le temps n’a pas la valeur, les évé­ne­ments n’ont pas le relief qu’on leur attri­bue dans notre vie cou­rante. Lorsque Nietzsche écrit : « Quand la véri­té entre­ra en lutte avec le men­songe mil­lé­naire, nous aurons des ébran­le­ments comme il n’y en eut jamais, une convul­sion de trem­ble­ment de terre, un dépla­ce­ment de mon­tagnes et de val­lées tels que l’on n’en a jamais rêvé de pareils. L’i­dée de poli­tique sera alors com­plè­te­ment absor­bée par la lutte des esprits. Toutes les com­bi­nai­sons de puis­sances de la vieille socié­té auront sau­té en l’air, — elles sont toutes appuyées sur le men­songe. Il y aura des guerres comme il n’y en eut jamais sur la terre. » Lorsque Nietzsche écrit cela, il fait une pro­phé­tie mena­çante et hor­rible, mais qui reste à notre échelle. Il lui faut de grands mots, car c’est notre pas­sion qu’elle frappe. Poli­ti­que­ment, et s’a­dres­sant à la rai­son dans son obser­va­tion his­to­rique, c’est dans une langue gla­cée, sans lit­té­ra­ture et sans pas­sion qu’il faut tra­duire l’ef­froyable pro­phé­tie pour entrer dans la réa­li­té de l’his­toire. Peu l’ont fait. Et les évé­ne­ments nous montrent que moins encore y résistent, puisque les auteurs eux-mêmes n’y résistent pas toujours.

Dans ce cadre de glace et de clar­té, il n’est pas impos­sible de for­mu­ler quelques hypo­thèses sur la liqui­da­tion de cette guerre. Déca­pé de sa gangue de pro­pa­gande, le pro­blème alle­mand vient se situer dans la rela­ti­vi­té de toutes les guerres consi­dé­rées comme des solu­tions pro­vi­soires. Dans les quelques grandes hypo­thèses de com­pé­ti­tions futures, nous trou­vons écrit le sort pos­sible de l’Al­le­magne. Il est dès main­te­nant per­mis de pen­ser que l’on peut radi­ca­le­ment éli­mi­ner ce que la pro­pa­gande veut bien nous jeter en pâture. Sous les rayons de l’his­toire réelle, le sang devient une matière extra­or­di­nai­re­ment trans­pa­rente. Le sang ne tache pas, le sang n’ef­face pas. La carte du monde est intacte, compte tenu des modi­fi­ca­tions que lui ont appor­tées et que lui appor­te­ront les forces vraies, dans leur état actuel et dans leur déve­lop­pe­ment ulté­rieur. De ces don­nées on nous laisse igno­rer presque tout. Est-ce si mal ? À voir la façon dont nous déli­rons sur des fan­tômes atté­nués de la véri­té, que serait-ce si l’on nous pré­sen­tait la véri­té elle-même ?

[|― O ―|]

Ce n’est pas de gaie­té de cœur que cha­cune des par­ties du tout très pro­vi­soire consti­tué par les « démo­cra­ties » peut lais­ser l’Al­le­magne en jachère. L’Al­le­magne est vain­cue, mais celui des vain­queurs qui lais­se­rait échap­per ou seule­ment amoin­drir sa part de ce cadavre ne serait pas long­temps un vain­queur. Pour l’ins­tant, d’autres ques­tions agitent le monde : c’est pour­quoi il est néces­saire d’an­nu­ler pro­vi­soi­re­ment l’Al­le­magne. Mais lorsque les com­pé­ti­tions pour­ront reprendre sur ce ter­rain n’as­sis­te­rons-nous pas à une opé­ra­tion inverse ? Il est à peu près cer­tain que l’Al­le­magne est hors d’é­tat de se battre jamais pour sa propre cause. Mais n’est-il pas d’autre cause que la cause alle­mande, et l’Al­le­magne n’est-elle pas en fin de compte qu’une cause ? Non, elle est aus­si un moyen qui peut rede­ve­nir for­mi­dable. On se dis­pu­te­ra encore autour de l’Al­le­magne. Et il n’est pas exclu que ce soit à coups de faveur à son égard. (J’en­tends aus­si et sur­tout le mot « faveur » dans le sens où la tolé­rance inter­na­tio­nale excep­tion­nelle dont jouirent les nazis avant la prise du pou­voir fut une faveur accor­dée à l’Allemagne.)

[|― O ―|]

Le pro­blème tel que le posait Lénine n’est pas de savoir com­ment on empêche une guerre, mais com­ment on en pro­fite. Lénine n’a­vait rien décou­vert en la matière. Il entrait sim­ple­ment d’un pas solide dans la grande poli­tique. En ce qui nous concerne, le pro­blème reste le même.

Il faut pré­ci­ser d’ailleurs que ce pro­fit ne peut pas être espé­ré par nous comme un gain, mais dans cette effroyable débâcle, comme une moindre perte. Nous n’ac­quer­rons rien par cette guerre. Nous pour­rons essayer de ne pas tout perdre.

La Presse Anarchiste