La Presse Anarchiste

En France, dans les camps de la mort lente

Ceux d’entre nous qui ont appro­ché quelques-unes de ces copies de Buchen­wald peuvent mesu­rer à quel degré de bes­tia­li­té le culte de la force a fait des­cendre les tenants du nazisme. Tou­te­fois l’in­di­gna­tion qui nous étreint ne doit pas nous faire oublier que cette sau­va­ge­rie n’est pas propre à un peuple ou à une race, mais à une poi­gnée d’in­di­vi­dus de toutes natio­na­li­tés, qui cherchent en dégra­dant l’homme à lui ins­pi­rer la crainte néces­saire au main­tien de leur odieuse domination.

Les crimes com­mis par l’hit­lé­risme ne doivent pas nous faire oublier les crimes com­mis par leurs émules fran­çais et l’in­cons­ciente indif­fé­rence du peuple alle­mand sur le régime de Buchen­wald ne doit pas nous faire oublier l’in­cons­ciente indif­fé­rence d’une par­tie du peuple fran­çais devant les crimes dont se mon­tra cou­pable l’ap­pa­reil de répres­sion, aux ordres de cette fri­pouille de Laval, c’est vrai, mais éga­le­ment avant son arri­vée au pou­voir, et, il faut le dire (ce n’est pas les mutins de Van­cia qui nous démen­ti­ront), après le départ pour l’Al­le­magne de ce pro­duit de la démo­cra­tie par­le­men­taire d’a­vant guerre.

Mont­luc, Lodève, Man­zac, Van­cia, voi­là des noms que l’on vou­drait entendre citer plus sou­vent aux côtés de ceux de Buchen­wald, Man­thau­sen, Ausch­witz, etc. Le sinistre fort de Mont­luc, à Lyon, dont l’as­pect rébar­ba­tif a été mon­tré aux actua­li­tés, n’a pas tou­jours été occu­pé par les Alle­mands. En 1941, objec­teurs de conscience, résis­tants et mili­taires de l’«armée nou­velle » y voi­si­naient. Le régime y était ter­rible. Et pour­tant ce n’é­tait pas la milice qui gar­dait la déten­tion, mais d’au­then­tiques sous-offs en congé d’ar­mis­tice, dont la majo­ri­té n’a­vait pas même l’ex­cuse d’être mili­taires de carrière.

Le chef de la déten­tion, l’ad­ju­dant Per­ra­deau, une brute colo­niale constam­ment avi­née y fai­sait régner la ter­reur et nous l’a­vons vu pen­dant qua­rante-cinq jours faire désha­biller tous les soirs en plein mois de jan­vier un de nos cama­rades liber­taires, le rouer de coups tout en lui pro­met­tant de le faire sor­tir de son cachot « les pieds en avant ». Ce copain tou­chait pour s’a­li­men­ter 175 gr de pain par jour et une demi-gamelle de soupe tous les quatre jours, et cela pen­dant qua­rante-cinq jours consécutifs.

Per­ra­deau a été exé­cu­té, mais son chef direct, qui avait des manières dou­ce­reuses, cou­vrait son sous-ordre, est de nou­veau retour­né à Mont­luc depuis le départ des Alle­mands. Le sinistre Mous­tache, bras droit de Per­ra­deau, l’homme qui avait inven­té la for­mule qui carac­té­ri­sait si bien la pri­son, « Ici, repos des machines », est de nou­veau à Mont­luc avec son com­plice Hen­riot. Ils sont à pied d’œuvre pour recom­men­cer leurs exploits lorsque l’oc­ca­sion se représentera.

Man­zac. « Camp Sud », le camp de la mort lente, où l’on avait été obli­gé de créer un bara­que­ment spé­cial pour y entas­ser ceux qui, épui­sés par les pri­va­tions, se mou­raient len­te­ment et que le doc­teur ne pou­vait soi­gner faute de médi­ca­ments. Bara­que­ment sinistre peu­plé de sque­lettes dont le poids variait de 38 kg pour les hommes de taille nor­male à 46 kg pour ceux qui dépas­saient 1m 75.

On a vu mieux. Au fort de Van­cia, un mois après la libé­ra­tion, des cama­rades étaient encore tor­tu­rés par un dégé­né­ré du nom de Ceza­ry et sa bande. Pri­vés de nour­ri­ture, murés dans un cachot don­nant sur une voûte, sans air, sans lumière, constam­ment matra­qués, et cela pour avoir, en accord avec les élé­ments « res­pon­sables » de la résis­tance de la région, ten­té de s’emparer du fort pour libé­rer les déte­nus. Et pour­tant les bour­reaux n’i­gno­raient pas les sen­ti­ments anti­fas­cistes de nos cama­rades. Ils les fai­saient défi­ler devant eux pour se rendre de leurs cel­lules aux lava­bos et, pen­dant ce tra­jet, ces mal­heu­reux étaient tel­le­ment bat­tus que, la toi­lette finie, le bac de ce lava­bo conte­nant plu­sieurs mètres tubes d’eau sem­blait rem­pli avec du sang. On bat­tait la mesure de la « Mar­seillaise » avec des triques sur les crânes ton­dus en rica­nant. « Ah ! vous vou­lez faire la révo­lu­tion, mes gaillards, nous allons vous dres­ser ! » Et cela, je le répète, au mois d’oc­tobre 1944, un mois et demi après la libé­ra­tion. Il fal­lut attendre cinq mois pour que quelques-unes de ces brutes soient punies, bien légè­re­ment. Il fal­lut attendre cinq mois pour que l’un de nos cama­rades soit relâ­ché, alors que d’autres, anti­fas­cistes notoires, conti­nuent à pour­rir à Non­tron ou ailleurs.

Il y a tout de même quelque chose de récon­for­tant à consta­ter : c’est que par­tout dans ces bagnes fran­çais l’ac­tion de nos cama­rades anar­chistes se fit sen­tir. C’est un liber­taire qui, le 1er jan­vier 1941, orga­ni­sa à Mont­luc, avec l’aide de quelques mili­tants réso­lus, la muti­ne­rie qui abou­tit à l’é­va­cua­tion de la presque tota­li­té de la prison.

C’est un liber­taire qui, à Man­zac, Camp Sud, appe­lait à la grève de la faim, et si quelques amis furent frap­pés par la répres­sion, il n’en est pas moins vrai qu’une sen­sible amé­lio­ra­tion sui­vit ce mouvement.

À Man­zac, Camp Nord, ce sont encore des liber­taires qui entraî­naient l’en­semble des déte­nus à la lutte le 14 juillet 1943, cela mal­gré la poli­tique ondoyante des com­mu­nistes ; d’ailleurs, là encore, les seules vic­times de la répres­sion furent ceux des nôtres, dont l’un, objec­teur de conscience bien connu, fit plier le direc­teur du camp par ses grèves de la faim continues.

Enfin, c’est à l’ap­pel d’un cama­rade liber­taire que les mutins de Van­cia enga­gèrent la lutte.

Nous ne vou­lons pas, comme cer­tains sont trop enclins à le faire, nous dra­per dans nos actions de révo­lu­tion­naires et d’an­ti­fas­cistes ; nous consi­dé­rons, au contraire que le mili­tant qui accom­plit sa tâche fait non pas des miracles, mais sim­ple­ment ce qu’il doit ; mais tout de même, alors que cer­tains ont l’au­dace de nous deman­der ce que nous avons fait pen­dant cinq ans pour lut­ter contre le fas­cisme, il est bon de mon­trer par quelques exemples que par­tout où ils se trou­vaient, et sans qu’on ait eu à leur indi­quer la ligne, les liber­taires ont lut­té pour la pro­tec­tion de l’homme contre tous les fas­cismes sans excep­tion, tous les fascismes.

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