La Presse Anarchiste

Tu n’as pas voulu cela !

Comme tu sais faire son­ner tes grands mots,
Comme tu sais éta­ler ta pure­té, ton dés­in­té­res­se­ment, ô bavard,
Et per­sua­der avec astuce ceux qui t’é­coutent bouche bée.

Et comme tu cries fort,
Homme de mau­vaise foi,
Homme de mau­vaise conscience,
Comme tu sais m’in­sul­ter quand je te dis :
Menteur.

Mais crie fort, et encore plus fort
Et insulte-moi :
J’a­ga­ce­rai ta hargne comme on agace celle des chiens qui tirent sur leur chaîne.

Écoute.
Sous cette terre
Où tu marches d’un pas assuré,
Sûr de toi,
Avec ton rica­ne­ment aux lèvres,
Ton mau­vais regard fixé en avant,
Écoute, écoute sous cette terre
Le fré­mis­se­ment confus des morts,
Morts d’au­jourd’­hui et morts d’hier.

Écoute.
Dans le vent de la nuit, de la triste nuit noire,
Traînent des voix atroces
D’en­fants, de femmes et d’hommes.
Et ces enfants et ces femmes et ces hommes,
Ils étaient mes voi­sins, ils étaient mes amis ;
Au hasard des pri­sons, des che­mins ou des rues,
Ils sont morts.
Leurs voix aimées,
Dans la nuit noire monte comme une houle
Immense,
Mêlée aux voix des cama­rades que je n’ai pas connus, 

Assas­si­nés,
Torturés,
Trompés,
Oubliés, —
Morts d’au­jourd’­hui et morts d’hier.
Regarde.
De nouveau
Ce sang noir séché sur ces ruines,
Ces mères en deuil qui se souviennent
 — Comme leur petit enfant était beau et gracieux —,
Ces orphe­lins qui n’ont plus de foyer,
Et tous ces hommes,
Tous ces hommes mutilés,
Estropiés,
Ombres de ce qu’ils furent.

Je t’en­tends, je t’entends :
Tu n’as pas vou­lu cela.
Il fal­lait en finir,
Sau­ver le monde,
Tuer la Bête,
Déli­vrer l’homme.
Les res­pon­sables, ce sont les autres.
Les autres là-bas,
Ce peuple de chacals,
Ce peuple de maudits.

Mais toi,
Cela tu ne l’as pas voulu,
Toi,
Héros de la sainte cause.
Tu ne l’as pas voulu.
Tu ne l’as pas voulu,
Ramas­sant dans la boue
Les ori­peaux déchi­rés de tes mains,
Et les bran­dis­sant à la foule.

Tu ne l’as pas voulu,
Écri­vant pour tes frères
Ce que tes maîtres t’or­don­nèrent d’écrire.
(C’é­tait les maîtres que tu mépri­sais jadis!)

Tu ne l’as pas voulu,
Injuriant,
Calomniant
Tes com­pa­gnons d’hier,
Tes com­pa­gnons perdus.

Tu ne l’as pas voulu,
Oubliant ton ser­ment d’au­tre­fois : jamais plus,
Oui, oubliant ce que tu fus.

Tu ne l’as pas voulu,
Non
Tu ne l’as pas vou­lu, — menteur.

Jean Pru­got

La Presse Anarchiste