Les gorges de l’Ibar
Nous avons trouvé le moyen de coucher à l’hôpital ; les draps sont propres. J’avais couché dans des draps sales à Nich et à Krouchevatz.
Le lendemain (mercredi 3 novembre), dans la matinée, nous nous réunissons aux autres confrères qui ont passé la nuit au restaurant. Nous sommes plus de quarante : 21 médecin, 7 infirmières ou femmes de médecins (qu’étaient-elles venues faire dans cette galère?) 12 à 15 interprètes et ordonnances. Mais nous nous apercevons qu’on nous a oubliés ; les moyens de transport manquent.
Heureusement le chef de notre groupe rencontre le directeur du Service de Santé de l’armée serbe, au moment où celui-ci va monter en auto pour filer sur Rachka. Grâce à son énergie, et en dépit du mauvais vouloir du haut fonctionnaire, il obtient la réquisition de cinq chars à bœufs pour nos bagages, ou plutôt pour ce qui reste de nos bagages.
Les miens et ceux des deux camarades qui m’ont accompagné jusqu’ici, ne sont pas arrivés à Kraliévo. Le train où nous les avons laissés, a été refoulé de Terstenik sur Krouchevatz. Mon interprète est parti à leur recherche ; il a promis de les ramener par le chemin de traverse qui franchit la brousse montagneuse à cet endroit-là. Ce que je regrette le plus, c’est ma couverture.
Les autres confrères du groupe ont dû abandonner la plus grande partie de leurs bagages et se contenter chacun d’une cantine. Avec les valises des femmes et des ordonnances, le foin pour les bœufs et le sac de biscuits, les petits chariots sont pleins, et nos bœufs étiques auront beaucoup de peine à les traîner sur la route boueuse et défoncée.
Nous partons à pied un peu avant une heure de l’après-midi. Notre route traverse la plaine au sud de Kraliévo avant d’atteindre les montagnes d’où se dégage l’Ibar. Le convoi se traîne lentement au milieu d’autres convois. La file des voitures paraît interminable. Quand nous nous arrêtons, à la nuit tombante, nous n’avons pas fait beaucoup de chemin.
Nous faisons sortir les chariots de la route, et nous les disposons en demi-cercle sur un petit plateau planté de maïs. Pendant que les uns allument un feu de bivouac, les autres vont couper des tiges de maïs, de façon à former une litière senti-circulaire au pied des chariots. On s’installe ensuite pour le repas. Nous n’avons pu emporter de Kraliévo comme provisions qu’un sac de biscuits ; mais nous avons trouvé sur notre route une boucherie en plein air : des bergers qui débitaient leurs bêtes aux fugitifs. Nous leur avons acheté un mouton rôti pour la somme de 24 dinars. Et c’est ce mouton froid qui sert maintenant à notre repas du soir.
La nuit est tiède. À l’horizon, on aperçoit des lumières, ce sont d’autres feux de bivouac. Je contemple un instant cette illumination qui donne une note de gaîté et de fête ; puis je m’étends comme les autres sur la litière de maïs, tout habillé et roulé dans mon manteau.
Je suis réveillé par des gouttes d’eau qui me frappent au visage. C’est la pluie. Tout le monde s’agite ; mais que faire ? Nous n’avons pas de tente, aucun moyen de nous mettre à l’abri. Quelqu’un crie l’heure : il est minuit. Je me retourne sur le ventre et je me rendors.
À 6 heures, nous sommes tous sur pied, bien que le jour ne soit pas encore venu. Nous sommes trempés et morfondus ; il a plu très fort. Maintenant il n’y a plus qu’une pluie fine qui a tendance à s’apaiser.
On attelle et nous repartons en grignotant un bout de biscuit. Mais l’entrain de la veille a disparu. Les camarades sont mornes, je suis d’assez mauvaise humeur.
Les altercations se font plus nombreuses avec les conducteurs de voitures qui quelquefois encombrent la route. Un officier émet la prétention à un moment donné de nous arrêter pour laisser passer son convoi. Il est envoyé à tous les diables.
Les fugitifs se hâtent. Les voitures légères et les automobiles nous dépassent continuellement, transportant officiers et bourgeois serbes. Il n’y a à pied sur la route que les médecins français, et aussi les prisonniers autrichiens, portant à deux une caisse de cartouches suspendue à un bâton.
La route escalade la montagne pour redescendre et rejoindre l’Ibar, encaissé dans des gorges. À la montée, on aperçoit dans le lointain la table blanche que fait l’entassement des maisons de Kraliévo. La route, presque toute droite, apparaît comme un chemin où grouillent les fourmis ; les voitures forment une procession ininterrompue. Sur la droite, au pied des montagnes, sous les premiers arbres des bois, on distingue le très vieux monastère de Jitcha où se fait le couronnement des rois serbes. Plus près, dans la plaine, des taches rouges sont les toits des maisons de Matarouchka-Bania, station thermale d’eau sulfureuse.
Sur l’autre versant de la montagne, le paysage est tout autre ; c’est la gorge sauvage ; aucune trace de l’activité humaine, aucune demeure, aucun champ. Les pentes abruptes des monts dominent ou surplombent l’Ibar qui roule des flots abondants et torrentueux. Nous mettons plus d’une heure à descendre jusqu’au fond de la gorge par les lacets que décrit la route au milieu des buissons de genévriers et de chênes rabougris. Puis, la route côtoie la rivière en remontant le long de la rive gauche. Les montagnes sont boisées ; tantôt elles s’élèvent au-dessus de nous comme une muraille, tantôt elles se présentent en plan incliné, soit en forme d’arêtes arrondies, soit en forme de pyramides. La vue est grandiose, mais un peu écrasante, et finit par devenir monotone. Nous ne nous arrêtons pas pour manger. La marche des bœufs est si lente que nous craignons de perdre du temps. Nous allons jusqu’à la nuit.
Il est impossible de faire sortir les chariots de la route. D’un côté, c’est l’Ibar, de l’autre c’est la montagne. Nous avons cependant choisi un endroit un peu moins abrupt où nous pouvons grimper pour établir des campements individuels au pieds des arbres. Nous partageons le reste du mouton froid de la veille. C’est un maigre repas, si l’on réfléchit que nous n’avons pas mangé de la journée. À vrai dire, je n’ai pas toujours mangé à ma faim depuis que j’ai quitté Nich.
Comme boisson, nous avons l’eau dont nous avons rempli deux ou trois bidons d’essence. Presque toutes les sources que nous avons rencontrées au flanc de la montagne donnaient une eau boueuse ; celle de l’Ibar est limoneuse. L’eau que nous avons recueillie à une source claire et limpide nous donne le goût de benzine et provoque des éructations d’essence. Je regrette l’eau trouble que j’ai bue dans la journée.
Avec un camarade, je coupe des branches pour nous faire, à nous deux, une litière qui nous évite de coucher directement sur la terre boueuse, et qui offre à nos corps une certaine élasticité. Mais un brouillard s’est formé qui remplit toute la vallée. Nous sommes pénétrés par ce brouillard, glacial, plus insupportable que la pluie de la nuit précédente. On ne peut pas dormir ; il faut rallumer les feux ; et nous passons la nuit accroupis en compagnie de prisonniers autrichiens et enfumés par le bois vert.
La position n’est d’ailleurs pas tout à fait sûre. De temps en temps quelqu’un va couper du bois ; des pierres se détachent et roulent sur nous ; l’une d’elles me retourne le pouce droit ; j’en suis quitte pour une entorse assez douloureuse.
Le mouvement continue sur la route au-dessous de nous. Des chariots défilent, éclairés par des torches, simples branches résineuses arrachées à un conifère ; des automobiles les dépassent avec des fanaux à la lumière éblouissante ; et le contraste est curieux entre ces deux modes d’éclairage. Le grondement de l’Ibar forme un fond monotone aux bruits adventices de la route, et donne l’illusion du roulement de la marée au bord de la mer.
La nuit passe enfin, et nous repartons vers six heures.
Comme mes camarades, je me sens assez fatigué. Il n’y a plus qu’un peu de biscuit, et nous n’avons pas l’espérance d’atteindre Rachka aujourd’hui.
Le paysage est de plus en plus sauvage et désolé ; les montagnes sont maintenant dénudées, elles apparaissent comme des murailles de pierre grise, quelquefois les roches prennent des teintes bleu-verdâtre. Au confluent d’un torrent qui vient se jeter en cascade dans l’Ibar, la vue est grandiose et sinistre ; sur le sommet abrupt de la montagne apparaissent les ruines d’un vieux château-fort [[ Le château de Maglitcht datant approximativement de l’an 1300.]]; au bas, les flots de l’Ibar se brisent sur un gros rocher isolé dans le courant.
La route est de plus en plus boueuse et défoncée. À certains endroits, c’est une véritable mare de boue qu’il faut traverser. Mes chaussures, que j’ai achetées huit jours auparavant pour 50 dinars, prix énorme à ce moment et dans le pays, sont déjà éculées ; les talons sont partis et la semelle est trouée ; l’eau et la boue pénètrent librement.
Vers midi, nous arrivons à Pitomir ; c’est le premier village que nous rencontrons depuis que nous avons quitté Kraliévo. La vallée s’est élargie ; et des troupes serbes campent à cet endroit. Il est d’ailleurs impossible de se procurer une nourriture quelconque. Dans une maison en bordure de la route, nous trouvons installée une ambulance dont fait partie un de nos confrères français. Il n’a à nous offrir que du thé. Nous continuons notre chemin sans nous arrêter longtemps et avec l’espoir assez vague de manger le soir. Le thé m’a remonté et je marche plus allègrement. Nous décidons avec quelques camarades de quitter les chariots qui se traînent lamentablement et de pousser en avant pour trouver au moins un gîte pour la nuit.
Nous dépassons rapidement les campements de soldats serbes et de fugitifs civils. Il y a même dans un pré proche de l’Ibar un campement de tziganes. Entre les chariots sont étendues des étoffes bariolées ; un groupe d’hommes joue de l’argent à pile ou à face ; sur le bord de la route une vieille bohémienne a étalé un jeu de cartes et prédit l’avenir à une Serbe crédule.
L’élargissement de la vallée ne s’étend pas loin. Au bout d’un kilomètre les gorges se resserrent étroitement ; l’Ibar coule très rapide entre deux murailles de roches vert-bleuâtres.
À peine sortis de ces portes, nous rencontrons deux automobiles venant en sens inverse. Elles sont conduites par des Français et viennent de Rachka nous chercher. On a fini par s’inquiéter de notre sort.
Nous laissons les chariots sous la garde de deux camarades de bonne volonté, qui continueront le chemin avec les conducteurs et interprètes. La plupart des femmes et quelques camarades fatigués nous ont déjà quittés la veille ; ils sont montés sur une automobile française qui transportait du matériel.
Nous parvenons à nous empiler dans les deux voitures envoyées à notre secours, et nous arrivons bientôt à Outché, le village où nous espérions passer la nuit, que nous traversons sans nous arrêter.
À cet endroit la route quitte l’Ibar pour escalader la montagne par des lacets très larges, qui, à mesure que nous nous élevons, s’étagent au-dessous de nous et donnent à la vue une impression grandiose. Dans le fond se dressent des montagnes que des pâturages colorent en vert sombre, tandis que notre versant est couronné par une haute futaie de chênes roux. Nous traversons cette chênaie immense et magnifique pour descendre de nouveau vers la vallée de l’Ibar.
Mais la vallée est plus large, les villages plus nombreux. L’Ibar, un peu lointain, semble au crépuscule un fleuve qui s’écoule lentement. Sur les hauteurs, on remarque de temps eu temps des maisons misérables et grisâtres, construites en bois, ne ressemblant plus aux maisons blanches de Serbie, Mais rappelant plutôt des chalets suisses.
Nous arrivons à Rachka à la nuit noire. Nous sommes à l’ancienne frontière serbo-turque.
IV. ― De Rachka à Mitrovitza
À Rachka j’ai dîné et passé la nuit chez le chef de la mission, qui, arrivé avant nous, a pu se loger en ville. J’ai couché sur un tapis, mais j’étais certainement mieux que mes camarades qu’on a envoyés camper au diable sous deux tentes sur l’herbe humide d’un pré. Je ne sais pas ce qu’ils ont pu manger. Je ne m’en suis jamais préoccupé et je ne leur ai pas demandé.
Le lendemain matin (samedi 6 novembre), j’erre dans les rues de Rachka. Il fait un peu de soleil qui égaie et réchauffe. La petite ville, toute blanche, est orientée au levant et bâtie en amphithéâtre au confluent de deux vallées assez larges, celle de l’lbar et celle de la Rachka. Sur la place, au milieu du grouillement de la foule des soldats et des Serbes fugitifs, mêlés aux paysans des environs, aux vêtements bigarrés, venus apporter leurs denrées au marché, je rencontre des confrères arrivés avec leur ambulance serbe, des aviateurs français et leurs mécaniciens, même des Français civils fugitifs, venant des mines de Bor, où une compagnie française exploite le cuivre. Ces derniers paraissent un peu désemparés ; personne ne s’occupe d’eux ; ils n’ont pas mangé depuis deux jours, et ils sont avec des femmes et des enfants.
Les nouvelles sont mauvaises. Primitivement nous devions aller à Prichtina, à Novi-Bazar ou à Mitrovitza pour y installer des hôpitaux de réserve sur les derrières de l’armée serbe (avec quel matériel d’ailleurs?). Actuellement on parle de nous envoyer à Mitrovitza, et de là à Salonique aussitôt que l’armée française aura dégagé les communications du côté d’Uskub.
Les pessimistes donnent comme certaine la défaite irrémédiable de l’armée serbe, réduite à 40.000 hommes, qui, faute de vivres et de munitions, sera contrainte de capituler. Nous serons sans doute réduits à nous enfuir par le Monténégro, à travers les neiges, par 2.000 mètres d’altitude. Ils prévoient les Allemands à Bagdad et l’Inde menacée.
Je hausse les épaules et je continue ma promenade. Je finis par retrouver quelques-uns de mes compagnons de voyage. Ils sont en corvée de vivres ; ils viennent d’acheter un mouton pour 17 dinars à une boucherie militaire et de toucher une vingtaine de boules de pain. En passant, je déniche le mess du grand état-major où ces Messieurs, ainsi que les attachés miliaires et leur suite, sont toujours sûrs d’être copieusement nourris. Je connais un des garçons, et j’en profite pour nous faire servir, à moi et à mes camarades, une petite tasse de café turc, puisque c’est ainsi qu’on boit le café en Serbie. Il est d’ailleurs excellent ; mais il faut avoir été privé comme nous l’avons été, pour savourer le plaisir qui consiste à déguster une tasse de café chaud.
J’accompagne mes camarades au campement où ils ont passé la nuit. C’est assez loin de la ville, de l’autre côté de la Rachka, sur un plateau, au fond duquel est installée l’aviation française.
En avant, sont dressées les deux tentes où les camarades ont campé. Nous installons un foyer pour faire rôtir le mouton ; puis je dessine le paysage.
À ma gauche, se dresse un piton dénudé au sommet duquel s’élève une construction banale, tout à fait isolée et entourée de murs, sans doute un monastère fortifié. Au bas se trouve un campement serbe sur une plaine en pente, à côté d’un hameau de pauvres maisons. D’autres hauteurs, également dénudées, sont groupées en arrière du piton et se continuent à droite par la montagne où est adossée Rachka et qui s’étale en face de nous. On voit distinctement les maisons blanches, l’église, la place au-dessous, et, plus à droite, le pont sur l’Ibar et l’échancrure de la vallée. De tous les côtés le cirque est fermé par des hauteurs gris-verdâtres, sans le moindre bouquet d’arbres, sans buissons ; c’est un paysage qui serait morne sans la gaîté que donne la lumière claire du soleil du matin.
Il est 10h.½, le feu a pris, le mouton est embroché sur une branche d’arbre. Mais d’autres camarades arrivent qui nous apportent l’ordre de partir aujourd’hui même à midi pour Mitrovitza. Encore un déjeuner raté. Nous nous contentons de faire quelques grillades que nous déchiquetons à moitié cuites, et nous nous hâtons de plier bagage. Nous traînons nos sacs et nos valises jusqu’à la place de Rachka, et nous nous empilons dans deux fourgons automobiles, où nous sommes enfermés comme dans une boîte.
Je suis près de la porte du fond, à côté de la seule ouverture qui permette d’avoir de l’air et de jouir de la vue. La route est large et bien tracée ; des prisonniers autrichiens y travaillent. Nous avons l’espoir d’arriver de bonne heure à Mitrovitza.
Nous suivons encore, cette fois sur la rive droite, la vallée de l’Ibar, plus large ici et moins sauvage que dans les gorges que nous avons parcourues avant d’arriver, à Rachka. Les montagnes sont plus inclinées. Mais le paysage est presque aussi désolé ; nous roulons entre des amoncellements de rochers et de pierrailles sans le moindre végétal. Puis des conifères au feuillage vert et des chênes roux apparaissent, auxquels succèdent des landes qui forment de maigres pâturages s’étendant à l’infini. De temps en temps on aperçoit quelques maisons à toit de chaume avec des murs de torchis, et les vestiges de champs de maïs.
La route ne tarde pas à devenir mauvaise ; peu à peu elle se transforme en piste, défoncée aux endroits où l’eau sourd des pentes. Notre chauffeur ne sait pas conduire. Quelques embardées malheureuses nous renseignent sur son savoir-faire. Nous perdons du temps à cause d’une panne au milieu des fondrières. Un peu plus loin, à un tournant brusque dans un passage resserré, il s’en faut de peu que nous ne fassions un saut dans l’Ibar. À ce moment se produit la deuxième panne.
La nuit tombe. Le voyage en auto dans l’obscurité sur une route aussi peu sûre me semble dangereux. Avec deux autres camarades, je décide de continuer la route à pied. Renseignements pris, nous sommes seulement à deux ou trois heures de Mitrovitza. Il est 5 heures, nous espérons y arriver avant 8 heures.
Nous laissons nos camarades enlisés dans la boue d’un gué, et nous partons d’un bon pas. La nuit est belle, sans lune, mais les étoiles permettent de voir un peu. Il n’y a pas à s’égarer, malgré l’absence de bornes kilométriques et de poteaux indicateurs ; dans ces pays-là, la route est unique et ne se ramifie pas.
Il n’y a naturellement aucun ouvrage d’art ; les ruisseaux et les rivières coupent la route pour se jeter dans l’Ibar. Nous en sommes quittes pour un bain de pieds à chaque gué, car dans l’obscurité nous ne pouvons pas utiliser les passages sur les fascines de fagots ou sur les pierres disposées irrégulièrement en chapelet dans le cours de l’eau.
Nous croisons de temps en temps des paysans à cheval ; à leur silhouette on reconnaît qu’ils ont le costume albanais. Quelquefois des lumières indiquent des maisons situées d’ordinaire à une certaine distance de la route. À un moment donné, des aboiements furieux se font entendre ; il serait désagréable d’être attaqué par des chiens errants, nous ramassons des pierres. D’autres aboiements répondent et se propagent de place en place dans le lointain, comme si les sentinelles canines s’avertissaient d’un danger. Puis tout rentre dans le silence.
À notre droite se détache peu à peu en une tache plus sombre une montagne en pyramide qui nous paraît être de l’autre côté de l’Ibar ; et dans le lointain, devant nous, apparaissent des lumières. C’est certainement Mitrovitza.
Cependant nous avons beau marcher, les lumières ne semblent pas se rapprocher, tandis que la montagne en pyramide est toujours à notre hauteur ; est-ce l’effet de notre impatience, ou les sinuosités de la route, ou l’illusion de la nuit ? Enfin, les lumières s’espacent en ligne à notre droite, nous sommes tout près de Mitrovitza.
Mais il est évident que la ville est de l’autre côté de l’Ibar, et nous continuons de marcher pendant plus d’un quart d’heure sans trouver de pont. Nous ignorons encore que les villes turques sont très espacées, et nous désespérons d’arriver jamais. Enfin, après avoir failli nous perdre dans des marécages, nous rencontrons un pont de bois gardé par une sentinelle serbe. Nous entrons dans une ville noire ; heureusement quelqu’un nous a dit que, peu après le pont, nous trouverons sur notre gauche l’un des deux cafés-restaurants de l’endroit, le Kossovo-Kafana. Il est 8h. ½ du soir, nous avons donc trois heures et demie de marche. fatigante dans les jambes — avec des chaussures éculées et humides pour mon compte personnel.
Notre plus grand. désir est d’avoir à manger et surtout d’avoir du vin. Nous sommes bientôt à Kossovo ; c’est une petite salle de café à plafond bas soutenu par des piliers de bois, où s’entasse en ce moment une foule d’officiers serbes. Il n’y a plus de vin. Nous arrivons à nous faire servir un ragoût de viande, des pommes de terre, du café et du raki. La bonne humeur revient ; nous nous félicitons d’avoir fait la route à pied, puisque les camarades ne nous ont pas rejoints.
Vers dix heures, nous entendons le bruit d’une auto. Ce sont enfin nos confrères. Un des chauffeurs a refusé après notre départ d’aller plus loin, se sentant incapable de conduire sa voiture la nuit. Il a donc fallu que tous prissent place, tant bien que mal dans l’autre fourgon. Ils sont allés très lentement, et malgré tout ont failli verser à un passage dangereux que nous avions remarqué. Celui qui était sur le siège avec le chauffeur raconte qu’il a vu une bande de loups traverser la route ; nous préférons ne pas les avoir rencontrés.
Où irons-nous coucher ? Nous décidons de demander asile à l’hôpital. Nous voici en route dans la nuit. Au carrefour, une lanterne projette une pauvre clarté, et on distingue vaguement les pignons de quelques maisons et des boutiques de bois turques. J’ai l’impression rapide d’un décor de théâtre de Guignol, tel que j’en ai vu dans mon enfance. L’hôpital nous renvoie à la caserne où l’on veut bien nous accorder deux chambres et un peu de paille pour coucher par terre ; il y a tout juste place pour nous tous. Je quitte mes chaussures et je m’endors.
M. Pierrot (à suivre.)