La Presse Anarchiste

La fin d’une mission (2)

Les gorges de l’Ibar

Nous avons trou­vé le moyen de couch­er à l’hôpi­tal ; les draps sont pro­pres. J’avais couché dans des draps sales à Nich et à Krouchevatz.

Le lende­main (mer­cre­di 3 novem­bre), dans la mat­inée, nous nous réu­nis­sons aux autres con­frères qui ont passé la nuit au restau­rant. Nous sommes plus de quar­ante : 21 médecin, 7 infir­mières ou femmes de médecins (qu’é­taient-elles venues faire dans cette galère?) 12 à 15 inter­prètes et ordon­nances. Mais nous nous apercevons qu’on nous a oubliés ; les moyens de trans­port manquent.

Heureuse­ment le chef de notre groupe ren­con­tre le directeur du Ser­vice de San­té de l’ar­mée serbe, au moment où celui-ci va mon­ter en auto pour fil­er sur Rach­ka. Grâce à son énergie, et en dépit du mau­vais vouloir du haut fonc­tion­naire, il obtient la réqui­si­tion de cinq chars à bœufs pour nos bagages, ou plutôt pour ce qui reste de nos bagages.

Les miens et ceux des deux cama­rades qui m’ont accom­pa­g­né jusqu’i­ci, ne sont pas arrivés à Kral­ié­vo. Le train où nous les avons lais­sés, a été refoulé de Ter­stenik sur Krouche­vatz. Mon inter­prète est par­ti à leur recherche ; il a promis de les ramen­er par le chemin de tra­verse qui fran­chit la brousse mon­tag­neuse à cet endroit-là. Ce que je regrette le plus, c’est ma couverture.

Les autres con­frères du groupe ont dû aban­don­ner la plus grande par­tie de leurs bagages et se con­tenter cha­cun d’une can­tine. Avec les valis­es des femmes et des ordon­nances, le foin pour les bœufs et le sac de bis­cuits, les petits char­i­ots sont pleins, et nos bœufs étiques auront beau­coup de peine à les traîn­er sur la route boueuse et défoncée.

Nous par­tons à pied un peu avant une heure de l’après-midi. Notre route tra­verse la plaine au sud de Kral­ié­vo avant d’at­tein­dre les mon­tagnes d’où se dégage l’Ibar. Le con­voi se traîne lente­ment au milieu d’autres con­vois. La file des voitures paraît inter­minable. Quand nous nous arrê­tons, à la nuit tombante, nous n’avons pas fait beau­coup de chemin.

Nous faisons sor­tir les char­i­ots de la route, et nous les dis­posons en demi-cer­cle sur un petit plateau plan­té de maïs. Pen­dant que les uns allu­ment un feu de bivouac, les autres vont couper des tiges de maïs, de façon à for­mer une litière sen­ti-cir­cu­laire au pied des char­i­ots. On s’in­stalle ensuite pour le repas. Nous n’avons pu emporter de Kral­ié­vo comme pro­vi­sions qu’un sac de bis­cuits ; mais nous avons trou­vé sur notre route une boucherie en plein air : des berg­ers qui débitaient leurs bêtes aux fugi­tifs. Nous leur avons acheté un mou­ton rôti pour la somme de 24 dinars. Et c’est ce mou­ton froid qui sert main­tenant à notre repas du soir.

La nuit est tiède. À l’hori­zon, on aperçoit des lumières, ce sont d’autres feux de bivouac. Je con­tem­ple un instant cette illu­mi­na­tion qui donne une note de gaîté et de fête ; puis je m’é­tends comme les autres sur la litière de maïs, tout habil­lé et roulé dans mon manteau.

Je suis réveil­lé par des gouttes d’eau qui me frap­pent au vis­age. C’est la pluie. Tout le monde s’agite ; mais que faire ? Nous n’avons pas de tente, aucun moyen de nous met­tre à l’abri. Quelqu’un crie l’heure : il est minu­it. Je me retourne sur le ven­tre et je me rendors.

À 6 heures, nous sommes tous sur pied, bien que le jour ne soit pas encore venu. Nous sommes trem­pés et mor­fon­dus ; il a plu très fort. Main­tenant il n’y a plus qu’une pluie fine qui a ten­dance à s’apaiser.

On attelle et nous repar­tons en grig­no­tant un bout de bis­cuit. Mais l’en­train de la veille a dis­paru. Les cama­rades sont mornes, je suis d’assez mau­vaise humeur.

Les alter­ca­tions se font plus nom­breuses avec les con­duc­teurs de voitures qui quelque­fois encom­brent la route. Un offici­er émet la pré­ten­tion à un moment don­né de nous arrêter pour laiss­er pass­er son con­voi. Il est envoyé à tous les diables.

Les fugi­tifs se hâtent. Les voitures légères et les auto­mo­biles nous dépassent con­tin­uelle­ment, trans­portant officiers et bour­geois serbes. Il n’y a à pied sur la route que les médecins français, et aus­si les pris­on­niers autrichiens, por­tant à deux une caisse de car­touch­es sus­pendue à un bâton.

La route escalade la mon­tagne pour redescen­dre et rejoin­dre l’Ibar, encais­sé dans des gorges. À la mon­tée, on aperçoit dans le loin­tain la table blanche que fait l’en­tasse­ment des maisons de Kral­ié­vo. La route, presque toute droite, appa­raît comme un chemin où grouil­lent les four­mis ; les voitures for­ment une pro­ces­sion inin­ter­rompue. Sur la droite, au pied des mon­tagnes, sous les pre­miers arbres des bois, on dis­tingue le très vieux monastère de Jitcha où se fait le couron­nement des rois serbes. Plus près, dans la plaine, des tach­es rouges sont les toits des maisons de Matarouch­ka-Bania, sta­tion ther­male d’eau sulfureuse.

Sur l’autre ver­sant de la mon­tagne, le paysage est tout autre ; c’est la gorge sauvage ; aucune trace de l’ac­tiv­ité humaine, aucune demeure, aucun champ. Les pentes abruptes des monts domi­nent ou sur­plombent l’Ibar qui roule des flots abon­dants et tor­rentueux. Nous met­tons plus d’une heure à descen­dre jusqu’au fond de la gorge par les lacets que décrit la route au milieu des buis­sons de genévri­ers et de chênes rabougris. Puis, la route côtoie la riv­ière en remon­tant le long de la rive gauche. Les mon­tagnes sont boisées ; tan­tôt elles s’élèvent au-dessus de nous comme une muraille, tan­tôt elles se présen­tent en plan incliné, soit en forme d’arêtes arrondies, soit en forme de pyra­mides. La vue est grandiose, mais un peu écras­ante, et finit par devenir monot­o­ne. Nous ne nous arrê­tons pas pour manger. La marche des bœufs est si lente que nous craignons de per­dre du temps. Nous allons jusqu’à la nuit.

Il est impos­si­ble de faire sor­tir les char­i­ots de la route. D’un côté, c’est l’Ibar, de l’autre c’est la mon­tagne. Nous avons cepen­dant choisi un endroit un peu moins abrupt où nous pou­vons grimper pour établir des campe­ments indi­vidu­els au pieds des arbres. Nous parta­geons le reste du mou­ton froid de la veille. C’est un mai­gre repas, si l’on réflé­chit que nous n’avons pas mangé de la journée. À vrai dire, je n’ai pas tou­jours mangé à ma faim depuis que j’ai quit­té Nich.

Comme bois­son, nous avons l’eau dont nous avons rem­pli deux ou trois bidons d’essence. Presque toutes les sources que nous avons ren­con­trées au flanc de la mon­tagne don­naient une eau boueuse ; celle de l’Ibar est limoneuse. L’eau que nous avons recueil­lie à une source claire et limpi­de nous donne le goût de ben­zine et provoque des éruc­ta­tions d’essence. Je regrette l’eau trou­ble que j’ai bue dans la journée.

Avec un cama­rade, je coupe des branch­es pour nous faire, à nous deux, une litière qui nous évite de couch­er directe­ment sur la terre boueuse, et qui offre à nos corps une cer­taine élas­tic­ité. Mais un brouil­lard s’est for­mé qui rem­plit toute la val­lée. Nous sommes pénétrés par ce brouil­lard, glacial, plus insup­port­able que la pluie de la nuit précé­dente. On ne peut pas dormir ; il faut ral­lumer les feux ; et nous pas­sons la nuit accroupis en com­pag­nie de pris­on­niers autrichiens et enfumés par le bois vert.

La posi­tion n’est d’ailleurs pas tout à fait sûre. De temps en temps quelqu’un va couper du bois ; des pier­res se détachent et roulent sur nous ; l’une d’elles me retourne le pouce droit ; j’en suis quitte pour une entorse assez douloureuse.

Le mou­ve­ment con­tin­ue sur la route au-dessous de nous. Des char­i­ots défi­lent, éclairés par des torch­es, sim­ples branch­es résineuses arrachées à un conifère ; des auto­mo­biles les dépassent avec des fanaux à la lumière éblouis­sante ; et le con­traste est curieux entre ces deux modes d’é­clairage. Le gron­de­ment de l’Ibar forme un fond monot­o­ne aux bruits adven­tices de la route, et donne l’il­lu­sion du roule­ment de la marée au bord de la mer.

La nuit passe enfin, et nous repar­tons vers six heures.

Comme mes cama­rades, je me sens assez fatigué. Il n’y a plus qu’un peu de bis­cuit, et nous n’avons pas l’e­spérance d’at­tein­dre Rach­ka aujourd’hui.

Le paysage est de plus en plus sauvage et désolé ; les mon­tagnes sont main­tenant dénudées, elles appa­rais­sent comme des murailles de pierre grise, quelque­fois les roches pren­nent des teintes bleu-verdâtre. Au con­flu­ent d’un tor­rent qui vient se jeter en cas­cade dans l’Ibar, la vue est grandiose et sin­istre ; sur le som­met abrupt de la mon­tagne appa­rais­sent les ruines d’un vieux château-fort [[ Le château de Maglitcht datant approx­i­ma­tive­ment de l’an 1300.]]; au bas, les flots de l’Ibar se brisent sur un gros rocher isolé dans le courant.

La route est de plus en plus boueuse et défon­cée. À cer­tains endroits, c’est une véri­ta­ble mare de boue qu’il faut tra­vers­er. Mes chaus­sures, que j’ai achetées huit jours aupar­a­vant pour 50 dinars, prix énorme à ce moment et dans le pays, sont déjà éculées ; les talons sont par­tis et la semelle est trouée ; l’eau et la boue pénètrent librement.

Vers midi, nous arrivons à Pit­o­mir ; c’est le pre­mier vil­lage que nous ren­con­trons depuis que nous avons quit­té Kral­ié­vo. La val­lée s’est élargie ; et des troupes serbes camp­ent à cet endroit. Il est d’ailleurs impos­si­ble de se pro­cur­er une nour­ri­t­ure quel­conque. Dans une mai­son en bor­dure de la route, nous trou­vons instal­lée une ambu­lance dont fait par­tie un de nos con­frères français. Il n’a à nous offrir que du thé. Nous con­tin­uons notre chemin sans nous arrêter longtemps et avec l’e­spoir assez vague de manger le soir. Le thé m’a remon­té et je marche plus allè­gre­ment. Nous déci­dons avec quelques cama­rades de quit­ter les char­i­ots qui se traî­nent lam­en­ta­ble­ment et de pouss­er en avant pour trou­ver au moins un gîte pour la nuit.

Nous dépas­sons rapi­de­ment les campe­ments de sol­dats serbes et de fugi­tifs civils. Il y a même dans un pré proche de l’Ibar un campe­ment de tzi­ganes. Entre les char­i­ots sont éten­dues des étoffes bar­i­olées ; un groupe d’hommes joue de l’ar­gent à pile ou à face ; sur le bord de la route une vieille bohémi­enne a étalé un jeu de cartes et prédit l’avenir à une Serbe crédule.

L’élar­gisse­ment de la val­lée ne s’é­tend pas loin. Au bout d’un kilo­mètre les gorges se resser­rent étroite­ment ; l’Ibar coule très rapi­de entre deux murailles de roches vert-bleuâtres.

À peine sor­tis de ces portes, nous ren­con­trons deux auto­mo­biles venant en sens inverse. Elles sont con­duites par des Français et vien­nent de Rach­ka nous chercher. On a fini par s’in­quiéter de notre sort.

Nous lais­sons les char­i­ots sous la garde de deux cama­rades de bonne volon­té, qui con­tin­ueront le chemin avec les con­duc­teurs et inter­prètes. La plu­part des femmes et quelques cama­rades fatigués nous ont déjà quit­tés la veille ; ils sont mon­tés sur une auto­mo­bile française qui trans­portait du matériel.

Nous par­venons à nous empil­er dans les deux voitures envoyées à notre sec­ours, et nous arrivons bien­tôt à Outché, le vil­lage où nous espéri­ons pass­er la nuit, que nous tra­ver­sons sans nous arrêter.

À cet endroit la route quitte l’Ibar pour escalad­er la mon­tagne par des lacets très larges, qui, à mesure que nous nous élevons, s’é­ta­gent au-dessous de nous et don­nent à la vue une impres­sion grandiose. Dans le fond se dressent des mon­tagnes que des pâturages col­orent en vert som­bre, tan­dis que notre ver­sant est couron­né par une haute futaie de chênes roux. Nous tra­ver­sons cette chê­naie immense et mag­nifique pour descen­dre de nou­veau vers la val­lée de l’Ibar.

Mais la val­lée est plus large, les vil­lages plus nom­breux. L’Ibar, un peu loin­tain, sem­ble au cré­pus­cule un fleuve qui s’é­coule lente­ment. Sur les hau­teurs, on remar­que de temps eu temps des maisons mis­érables et grisâtres, con­stru­ites en bois, ne ressem­blant plus aux maisons blanch­es de Ser­bie, Mais rap­pelant plutôt des chalets suisses.

Nous arrivons à Rach­ka à la nuit noire. Nous sommes à l’an­ci­enne fron­tière serbo-turque.

IV. ― De Rachka à Mitrovitza

À Rach­ka j’ai dîné et passé la nuit chez le chef de la mis­sion, qui, arrivé avant nous, a pu se loger en ville. J’ai couché sur un tapis, mais j’é­tais cer­taine­ment mieux que mes cama­rades qu’on a envoyés camper au dia­ble sous deux tentes sur l’herbe humide d’un pré. Je ne sais pas ce qu’ils ont pu manger. Je ne m’en suis jamais préoc­cupé et je ne leur ai pas demandé.

Le lende­main matin (same­di 6 novem­bre), j’erre dans les rues de Rach­ka. Il fait un peu de soleil qui égaie et réchauffe. La petite ville, toute blanche, est ori­en­tée au lev­ant et bâtie en amphithéâtre au con­flu­ent de deux val­lées assez larges, celle de l’l­bar et celle de la Rach­ka. Sur la place, au milieu du grouille­ment de la foule des sol­dats et des Serbes fugi­tifs, mêlés aux paysans des envi­rons, aux vête­ments bigar­rés, venus apporter leurs den­rées au marché, je ren­con­tre des con­frères arrivés avec leur ambu­lance serbe, des avi­a­teurs français et leurs mécani­ciens, même des Français civils fugi­tifs, venant des mines de Bor, où une com­pag­nie française exploite le cuiv­re. Ces derniers parais­sent un peu désem­parés ; per­son­ne ne s’oc­cupe d’eux ; ils n’ont pas mangé depuis deux jours, et ils sont avec des femmes et des enfants.

Les nou­velles sont mau­vais­es. Prim­i­tive­ment nous devions aller à Prichti­na, à Novi-Bazar ou à Mitro­vitza pour y installer des hôpi­taux de réserve sur les der­rières de l’ar­mée serbe (avec quel matériel d’ailleurs?). Actuelle­ment on par­le de nous envoy­er à Mitro­vitza, et de là à Salonique aus­sitôt que l’ar­mée française aura dégagé les com­mu­ni­ca­tions du côté d’Uskub.

Les pes­simistes don­nent comme cer­taine la défaite irrémé­di­a­ble de l’ar­mée serbe, réduite à 40.000 hommes, qui, faute de vivres et de muni­tions, sera con­trainte de capit­uler. Nous serons sans doute réduits à nous enfuir par le Mon­téné­gro, à tra­vers les neiges, par 2.000 mètres d’alti­tude. Ils prévoient les Alle­mands à Bag­dad et l’Inde menacée.

Je hausse les épaules et je con­tin­ue ma prom­e­nade. Je finis par retrou­ver quelques-uns de mes com­pagnons de voy­age. Ils sont en corvée de vivres ; ils vien­nent d’a­cheter un mou­ton pour 17 dinars à une boucherie mil­i­taire et de touch­er une ving­taine de boules de pain. En pas­sant, je déniche le mess du grand état-major où ces Messieurs, ain­si que les attachés mil­i­aires et leur suite, sont tou­jours sûrs d’être copieuse­ment nour­ris. Je con­nais un des garçons, et j’en prof­ite pour nous faire servir, à moi et à mes cama­rades, une petite tasse de café turc, puisque c’est ain­si qu’on boit le café en Ser­bie. Il est d’ailleurs excel­lent ; mais il faut avoir été privé comme nous l’avons été, pour savour­er le plaisir qui con­siste à déguster une tasse de café chaud.

J’ac­com­pa­gne mes cama­rades au campe­ment où ils ont passé la nuit. C’est assez loin de la ville, de l’autre côté de la Rach­ka, sur un plateau, au fond duquel est instal­lée l’avi­a­tion française.

En avant, sont dressées les deux tentes où les cama­rades ont cam­pé. Nous instal­lons un foy­er pour faire rôtir le mou­ton ; puis je des­sine le paysage.

À ma gauche, se dresse un piton dénudé au som­met duquel s’élève une con­struc­tion banale, tout à fait isolée et entourée de murs, sans doute un monastère for­ti­fié. Au bas se trou­ve un campe­ment serbe sur une plaine en pente, à côté d’un hameau de pau­vres maisons. D’autres hau­teurs, égale­ment dénudées, sont groupées en arrière du piton et se con­tin­u­ent à droite par la mon­tagne où est adossée Rach­ka et qui s’é­tale en face de nous. On voit dis­tincte­ment les maisons blanch­es, l’église, la place au-dessous, et, plus à droite, le pont sur l’Ibar et l’échan­crure de la val­lée. De tous les côtés le cirque est fer­mé par des hau­teurs gris-verdâtres, sans le moin­dre bou­quet d’ar­bres, sans buis­sons ; c’est un paysage qui serait morne sans la gaîté que donne la lumière claire du soleil du matin.

Il est 10h.½, le feu a pris, le mou­ton est embroché sur une branche d’ar­bre. Mais d’autres cama­rades arrivent qui nous appor­tent l’or­dre de par­tir aujour­d’hui même à midi pour Mitro­vitza. Encore un déje­uner raté. Nous nous con­tentons de faire quelques gril­lades que nous déchi­que­tons à moitié cuites, et nous nous hâtons de pli­er bagage. Nous traînons nos sacs et nos valis­es jusqu’à la place de Rach­ka, et nous nous empi­lons dans deux four­gons auto­mo­biles, où nous sommes enfer­més comme dans une boîte.

Je suis près de la porte du fond, à côté de la seule ouver­ture qui per­me­tte d’avoir de l’air et de jouir de la vue. La route est large et bien tracée ; des pris­on­niers autrichiens y tra­vail­lent. Nous avons l’e­spoir d’ar­riv­er de bonne heure à Mitrovitza.

Nous suiv­ons encore, cette fois sur la rive droite, la val­lée de l’Ibar, plus large ici et moins sauvage que dans les gorges que nous avons par­cou­rues avant d’ar­riv­er, à Rach­ka. Les mon­tagnes sont plus inclinées. Mais le paysage est presque aus­si désolé ; nous roulons entre des amon­celle­ments de rochers et de pier­railles sans le moin­dre végé­tal. Puis des conifères au feuil­lage vert et des chênes roux appa­rais­sent, aux­quels suc­cè­dent des lan­des qui for­ment de mai­gres pâturages s’é­ten­dant à l’in­fi­ni. De temps en temps on aperçoit quelques maisons à toit de chaume avec des murs de torchis, et les ves­tiges de champs de maïs.

La route ne tarde pas à devenir mau­vaise ; peu à peu elle se trans­forme en piste, défon­cée aux endroits où l’eau sourd des pentes. Notre chauf­feur ne sait pas con­duire. Quelques embardées mal­heureuses nous ren­seignent sur son savoir-faire. Nous per­dons du temps à cause d’une panne au milieu des fon­drières. Un peu plus loin, à un tour­nant brusque dans un pas­sage resser­ré, il s’en faut de peu que nous ne fas­sions un saut dans l’Ibar. À ce moment se pro­duit la deux­ième panne.

La nuit tombe. Le voy­age en auto dans l’ob­scu­rité sur une route aus­si peu sûre me sem­ble dan­gereux. Avec deux autres cama­rades, je décide de con­tin­uer la route à pied. Ren­seigne­ments pris, nous sommes seule­ment à deux ou trois heures de Mitro­vitza. Il est 5 heures, nous espérons y arriv­er avant 8 heures.

Nous lais­sons nos cama­rades enlisés dans la boue d’un gué, et nous par­tons d’un bon pas. La nuit est belle, sans lune, mais les étoiles per­me­t­tent de voir un peu. Il n’y a pas à s’é­gar­er, mal­gré l’ab­sence de bornes kilo­métriques et de poteaux indi­ca­teurs ; dans ces pays-là, la route est unique et ne se ram­i­fie pas.

Il n’y a naturelle­ment aucun ouvrage d’art ; les ruis­seaux et les riv­ières coupent la route pour se jeter dans l’Ibar. Nous en sommes quittes pour un bain de pieds à chaque gué, car dans l’ob­scu­rité nous ne pou­vons pas utilis­er les pas­sages sur les fascines de fagots ou sur les pier­res dis­posées irrégulière­ment en chapelet dans le cours de l’eau.

Nous croi­sons de temps en temps des paysans à cheval ; à leur sil­hou­ette on recon­naît qu’ils ont le cos­tume albanais. Quelque­fois des lumières indiquent des maisons situées d’or­di­naire à une cer­taine dis­tance de la route. À un moment don­né, des aboiements furieux se font enten­dre ; il serait désagréable d’être attaqué par des chiens errants, nous ramas­sons des pier­res. D’autres aboiements répon­dent et se propa­gent de place en place dans le loin­tain, comme si les sen­tinelles canines s’aver­tis­saient d’un dan­ger. Puis tout ren­tre dans le silence.

À notre droite se détache peu à peu en une tache plus som­bre une mon­tagne en pyra­mide qui nous paraît être de l’autre côté de l’Ibar ; et dans le loin­tain, devant nous, appa­rais­sent des lumières. C’est cer­taine­ment Mitrovitza.

Cepen­dant nous avons beau marcher, les lumières ne sem­blent pas se rap­procher, tan­dis que la mon­tagne en pyra­mide est tou­jours à notre hau­teur ; est-ce l’ef­fet de notre impa­tience, ou les sin­u­osités de la route, ou l’il­lu­sion de la nuit ? Enfin, les lumières s’e­spacent en ligne à notre droite, nous sommes tout près de Mitrovitza.

Mais il est évi­dent que la ville est de l’autre côté de l’Ibar, et nous con­tin­uons de marcher pen­dant plus d’un quart d’heure sans trou­ver de pont. Nous ignorons encore que les villes turques sont très espacées, et nous dés­espérons d’ar­riv­er jamais. Enfin, après avoir fail­li nous per­dre dans des marécages, nous ren­con­trons un pont de bois gardé par une sen­tinelle serbe. Nous entrons dans une ville noire ; heureuse­ment quelqu’un nous a dit que, peu après le pont, nous trou­verons sur notre gauche l’un des deux cafés-restau­rants de l’en­droit, le Kosso­vo-Kafana. Il est 8h. ½ du soir, nous avons donc trois heures et demie de marche. fati­gante dans les jambes — avec des chaus­sures éculées et humides pour mon compte personnel.

Notre plus grand. désir est d’avoir à manger et surtout d’avoir du vin. Nous sommes bien­tôt à Kosso­vo ; c’est une petite salle de café à pla­fond bas soutenu par des piliers de bois, où s’en­tasse en ce moment une foule d’of­ficiers serbes. Il n’y a plus de vin. Nous arrivons à nous faire servir un ragoût de viande, des pommes de terre, du café et du raki. La bonne humeur revient ; nous nous félici­tons d’avoir fait la route à pied, puisque les cama­rades ne nous ont pas rejoints.

Vers dix heures, nous enten­dons le bruit d’une auto. Ce sont enfin nos con­frères. Un des chauf­feurs a refusé après notre départ d’aller plus loin, se sen­tant inca­pable de con­duire sa voiture la nuit. Il a donc fal­lu que tous pris­sent place, tant bien que mal dans l’autre four­gon. Ils sont allés très lente­ment, et mal­gré tout ont fail­li vers­er à un pas­sage dan­gereux que nous avions remar­qué. Celui qui était sur le siège avec le chauf­feur racon­te qu’il a vu une bande de loups tra­vers­er la route ; nous préférons ne pas les avoir rencontrés.

Où irons-nous couch­er ? Nous déci­dons de deman­der asile à l’hôpi­tal. Nous voici en route dans la nuit. Au car­refour, une lanterne pro­jette une pau­vre clarté, et on dis­tingue vague­ment les pignons de quelques maisons et des bou­tiques de bois turques. J’ai l’im­pres­sion rapi­de d’un décor de théâtre de Guig­nol, tel que j’en ai vu dans mon enfance. L’hôpi­tal nous ren­voie à la caserne où l’on veut bien nous accorder deux cham­bres et un peu de paille pour couch­er par terre ; il y a tout juste place pour nous tous. Je quitte mes chaus­sures et je m’endors.

M. Pier­rot (à suivre.)


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