La Presse Anarchiste

La fin d’une mission (2)

Les gorges de l’Ibar

Nous avons trou­vé le moyen de cou­cher à l’hô­pi­tal ; les draps sont propres. J’a­vais cou­ché dans des draps sales à Nich et à Krouchevatz.

Le len­de­main (mer­cre­di 3 novembre), dans la mati­née, nous nous réunis­sons aux autres confrères qui ont pas­sé la nuit au res­tau­rant. Nous sommes plus de qua­rante : 21 méde­cin, 7 infir­mières ou femmes de méde­cins (qu’é­taient-elles venues faire dans cette galère?) 12 à 15 inter­prètes et ordon­nances. Mais nous nous aper­ce­vons qu’on nous a oubliés ; les moyens de trans­port manquent.

Heu­reu­se­ment le chef de notre groupe ren­contre le direc­teur du Ser­vice de San­té de l’ar­mée serbe, au moment où celui-ci va mon­ter en auto pour filer sur Rach­ka. Grâce à son éner­gie, et en dépit du mau­vais vou­loir du haut fonc­tion­naire, il obtient la réqui­si­tion de cinq chars à bœufs pour nos bagages, ou plu­tôt pour ce qui reste de nos bagages.

Les miens et ceux des deux cama­rades qui m’ont accom­pa­gné jus­qu’i­ci, ne sont pas arri­vés à Kra­lié­vo. Le train où nous les avons lais­sés, a été refou­lé de Ters­te­nik sur Krou­che­vatz. Mon inter­prète est par­ti à leur recherche ; il a pro­mis de les rame­ner par le che­min de tra­verse qui fran­chit la brousse mon­ta­gneuse à cet endroit-là. Ce que je regrette le plus, c’est ma couverture.

Les autres confrères du groupe ont dû aban­don­ner la plus grande par­tie de leurs bagages et se conten­ter cha­cun d’une can­tine. Avec les valises des femmes et des ordon­nances, le foin pour les bœufs et le sac de bis­cuits, les petits cha­riots sont pleins, et nos bœufs étiques auront beau­coup de peine à les traî­ner sur la route boueuse et défoncée.

Nous par­tons à pied un peu avant une heure de l’a­près-midi. Notre route tra­verse la plaine au sud de Kra­lié­vo avant d’at­teindre les mon­tagnes d’où se dégage l’I­bar. Le convoi se traîne len­te­ment au milieu d’autres convois. La file des voi­tures paraît inter­mi­nable. Quand nous nous arrê­tons, à la nuit tom­bante, nous n’a­vons pas fait beau­coup de chemin.

Nous fai­sons sor­tir les cha­riots de la route, et nous les dis­po­sons en demi-cercle sur un petit pla­teau plan­té de maïs. Pen­dant que les uns allument un feu de bivouac, les autres vont cou­per des tiges de maïs, de façon à for­mer une litière sen­ti-cir­cu­laire au pied des cha­riots. On s’ins­talle ensuite pour le repas. Nous n’a­vons pu empor­ter de Kra­lié­vo comme pro­vi­sions qu’un sac de bis­cuits ; mais nous avons trou­vé sur notre route une bou­che­rie en plein air : des ber­gers qui débi­taient leurs bêtes aux fugi­tifs. Nous leur avons ache­té un mou­ton rôti pour la somme de 24 dinars. Et c’est ce mou­ton froid qui sert main­te­nant à notre repas du soir.

La nuit est tiède. À l’ho­ri­zon, on aper­çoit des lumières, ce sont d’autres feux de bivouac. Je contemple un ins­tant cette illu­mi­na­tion qui donne une note de gaî­té et de fête ; puis je m’é­tends comme les autres sur la litière de maïs, tout habillé et rou­lé dans mon manteau.

Je suis réveillé par des gouttes d’eau qui me frappent au visage. C’est la pluie. Tout le monde s’a­gite ; mais que faire ? Nous n’a­vons pas de tente, aucun moyen de nous mettre à l’a­bri. Quel­qu’un crie l’heure : il est minuit. Je me retourne sur le ventre et je me rendors.

À 6 heures, nous sommes tous sur pied, bien que le jour ne soit pas encore venu. Nous sommes trem­pés et mor­fon­dus ; il a plu très fort. Main­te­nant il n’y a plus qu’une pluie fine qui a ten­dance à s’apaiser.

On attelle et nous repar­tons en gri­gno­tant un bout de bis­cuit. Mais l’en­train de la veille a dis­pa­ru. Les cama­rades sont mornes, je suis d’as­sez mau­vaise humeur.

Les alter­ca­tions se font plus nom­breuses avec les conduc­teurs de voi­tures qui quel­que­fois encombrent la route. Un offi­cier émet la pré­ten­tion à un moment don­né de nous arrê­ter pour lais­ser pas­ser son convoi. Il est envoyé à tous les diables.

Les fugi­tifs se hâtent. Les voi­tures légères et les auto­mo­biles nous dépassent conti­nuel­le­ment, trans­por­tant offi­ciers et bour­geois serbes. Il n’y a à pied sur la route que les méde­cins fran­çais, et aus­si les pri­son­niers autri­chiens, por­tant à deux une caisse de car­touches sus­pen­due à un bâton.

La route esca­lade la mon­tagne pour redes­cendre et rejoindre l’I­bar, encais­sé dans des gorges. À la mon­tée, on aper­çoit dans le loin­tain la table blanche que fait l’en­tas­se­ment des mai­sons de Kra­lié­vo. La route, presque toute droite, appa­raît comme un che­min où grouillent les four­mis ; les voi­tures forment une pro­ces­sion inin­ter­rom­pue. Sur la droite, au pied des mon­tagnes, sous les pre­miers arbres des bois, on dis­tingue le très vieux monas­tère de Jit­cha où se fait le cou­ron­ne­ment des rois serbes. Plus près, dans la plaine, des taches rouges sont les toits des mai­sons de Mata­rou­ch­ka-Bania, sta­tion ther­male d’eau sulfureuse.

Sur l’autre ver­sant de la mon­tagne, le pay­sage est tout autre ; c’est la gorge sau­vage ; aucune trace de l’ac­ti­vi­té humaine, aucune demeure, aucun champ. Les pentes abruptes des monts dominent ou sur­plombent l’I­bar qui roule des flots abon­dants et tor­ren­tueux. Nous met­tons plus d’une heure à des­cendre jus­qu’au fond de la gorge par les lacets que décrit la route au milieu des buis­sons de gené­vriers et de chênes rabou­gris. Puis, la route côtoie la rivière en remon­tant le long de la rive gauche. Les mon­tagnes sont boi­sées ; tan­tôt elles s’é­lèvent au-des­sus de nous comme une muraille, tan­tôt elles se pré­sentent en plan incli­né, soit en forme d’a­rêtes arron­dies, soit en forme de pyra­mides. La vue est gran­diose, mais un peu écra­sante, et finit par deve­nir mono­tone. Nous ne nous arrê­tons pas pour man­ger. La marche des bœufs est si lente que nous crai­gnons de perdre du temps. Nous allons jus­qu’à la nuit.

Il est impos­sible de faire sor­tir les cha­riots de la route. D’un côté, c’est l’I­bar, de l’autre c’est la mon­tagne. Nous avons cepen­dant choi­si un endroit un peu moins abrupt où nous pou­vons grim­per pour éta­blir des cam­pe­ments indi­vi­duels au pieds des arbres. Nous par­ta­geons le reste du mou­ton froid de la veille. C’est un maigre repas, si l’on réflé­chit que nous n’a­vons pas man­gé de la jour­née. À vrai dire, je n’ai pas tou­jours man­gé à ma faim depuis que j’ai quit­té Nich.

Comme bois­son, nous avons l’eau dont nous avons rem­pli deux ou trois bidons d’es­sence. Presque toutes les sources que nous avons ren­con­trées au flanc de la mon­tagne don­naient une eau boueuse ; celle de l’I­bar est limo­neuse. L’eau que nous avons recueillie à une source claire et lim­pide nous donne le goût de ben­zine et pro­voque des éruc­ta­tions d’es­sence. Je regrette l’eau trouble que j’ai bue dans la journée.

Avec un cama­rade, je coupe des branches pour nous faire, à nous deux, une litière qui nous évite de cou­cher direc­te­ment sur la terre boueuse, et qui offre à nos corps une cer­taine élas­ti­ci­té. Mais un brouillard s’est for­mé qui rem­plit toute la val­lée. Nous sommes péné­trés par ce brouillard, gla­cial, plus insup­por­table que la pluie de la nuit pré­cé­dente. On ne peut pas dor­mir ; il faut ral­lu­mer les feux ; et nous pas­sons la nuit accrou­pis en com­pa­gnie de pri­son­niers autri­chiens et enfu­més par le bois vert.

La posi­tion n’est d’ailleurs pas tout à fait sûre. De temps en temps quel­qu’un va cou­per du bois ; des pierres se détachent et roulent sur nous ; l’une d’elles me retourne le pouce droit ; j’en suis quitte pour une entorse assez douloureuse.

Le mou­ve­ment conti­nue sur la route au-des­sous de nous. Des cha­riots défilent, éclai­rés par des torches, simples branches rési­neuses arra­chées à un coni­fère ; des auto­mo­biles les dépassent avec des fanaux à la lumière éblouis­sante ; et le contraste est curieux entre ces deux modes d’é­clai­rage. Le gron­de­ment de l’I­bar forme un fond mono­tone aux bruits adven­tices de la route, et donne l’illu­sion du rou­le­ment de la marée au bord de la mer.

La nuit passe enfin, et nous repar­tons vers six heures.

Comme mes cama­rades, je me sens assez fati­gué. Il n’y a plus qu’un peu de bis­cuit, et nous n’a­vons pas l’es­pé­rance d’at­teindre Rach­ka aujourd’hui.

Le pay­sage est de plus en plus sau­vage et déso­lé ; les mon­tagnes sont main­te­nant dénu­dées, elles appa­raissent comme des murailles de pierre grise, quel­que­fois les roches prennent des teintes bleu-ver­dâtre. Au confluent d’un tor­rent qui vient se jeter en cas­cade dans l’I­bar, la vue est gran­diose et sinistre ; sur le som­met abrupt de la mon­tagne appa­raissent les ruines d’un vieux châ­teau-fort [[ Le châ­teau de Maglitcht datant approxi­ma­ti­ve­ment de l’an 1300.]]; au bas, les flots de l’I­bar se brisent sur un gros rocher iso­lé dans le courant.

La route est de plus en plus boueuse et défon­cée. À cer­tains endroits, c’est une véri­table mare de boue qu’il faut tra­ver­ser. Mes chaus­sures, que j’ai ache­tées huit jours aupa­ra­vant pour 50 dinars, prix énorme à ce moment et dans le pays, sont déjà écu­lées ; les talons sont par­tis et la semelle est trouée ; l’eau et la boue pénètrent librement.

Vers midi, nous arri­vons à Pito­mir ; c’est le pre­mier vil­lage que nous ren­con­trons depuis que nous avons quit­té Kra­lié­vo. La val­lée s’est élar­gie ; et des troupes serbes campent à cet endroit. Il est d’ailleurs impos­sible de se pro­cu­rer une nour­ri­ture quel­conque. Dans une mai­son en bor­dure de la route, nous trou­vons ins­tal­lée une ambu­lance dont fait par­tie un de nos confrères fran­çais. Il n’a à nous offrir que du thé. Nous conti­nuons notre che­min sans nous arrê­ter long­temps et avec l’es­poir assez vague de man­ger le soir. Le thé m’a remon­té et je marche plus allè­gre­ment. Nous déci­dons avec quelques cama­rades de quit­ter les cha­riots qui se traînent lamen­ta­ble­ment et de pous­ser en avant pour trou­ver au moins un gîte pour la nuit.

Nous dépas­sons rapi­de­ment les cam­pe­ments de sol­dats serbes et de fugi­tifs civils. Il y a même dans un pré proche de l’I­bar un cam­pe­ment de tzi­ganes. Entre les cha­riots sont éten­dues des étoffes bario­lées ; un groupe d’hommes joue de l’argent à pile ou à face ; sur le bord de la route une vieille bohé­mienne a éta­lé un jeu de cartes et pré­dit l’a­ve­nir à une Serbe crédule.

L’é­lar­gis­se­ment de la val­lée ne s’é­tend pas loin. Au bout d’un kilo­mètre les gorges se res­serrent étroi­te­ment ; l’I­bar coule très rapide entre deux murailles de roches vert-bleuâtres.

À peine sor­tis de ces portes, nous ren­con­trons deux auto­mo­biles venant en sens inverse. Elles sont conduites par des Fran­çais et viennent de Rach­ka nous cher­cher. On a fini par s’in­quié­ter de notre sort.

Nous lais­sons les cha­riots sous la garde de deux cama­rades de bonne volon­té, qui conti­nue­ront le che­min avec les conduc­teurs et inter­prètes. La plu­part des femmes et quelques cama­rades fati­gués nous ont déjà quit­tés la veille ; ils sont mon­tés sur une auto­mo­bile fran­çaise qui trans­por­tait du matériel.

Nous par­ve­nons à nous empi­ler dans les deux voi­tures envoyées à notre secours, et nous arri­vons bien­tôt à Out­ché, le vil­lage où nous espé­rions pas­ser la nuit, que nous tra­ver­sons sans nous arrêter.

À cet endroit la route quitte l’I­bar pour esca­la­der la mon­tagne par des lacets très larges, qui, à mesure que nous nous éle­vons, s’é­tagent au-des­sous de nous et donnent à la vue une impres­sion gran­diose. Dans le fond se dressent des mon­tagnes que des pâtu­rages colorent en vert sombre, tan­dis que notre ver­sant est cou­ron­né par une haute futaie de chênes roux. Nous tra­ver­sons cette chê­naie immense et magni­fique pour des­cendre de nou­veau vers la val­lée de l’Ibar.

Mais la val­lée est plus large, les vil­lages plus nom­breux. L’I­bar, un peu loin­tain, semble au cré­pus­cule un fleuve qui s’é­coule len­te­ment. Sur les hau­teurs, on remarque de temps eu temps des mai­sons misé­rables et gri­sâtres, construites en bois, ne res­sem­blant plus aux mai­sons blanches de Ser­bie, Mais rap­pe­lant plu­tôt des cha­lets suisses.

Nous arri­vons à Rach­ka à la nuit noire. Nous sommes à l’an­cienne fron­tière serbo-turque.

IV. ― De Rachka à Mitrovitza

À Rach­ka j’ai dîné et pas­sé la nuit chez le chef de la mis­sion, qui, arri­vé avant nous, a pu se loger en ville. J’ai cou­ché sur un tapis, mais j’é­tais cer­tai­ne­ment mieux que mes cama­rades qu’on a envoyés cam­per au diable sous deux tentes sur l’herbe humide d’un pré. Je ne sais pas ce qu’ils ont pu man­ger. Je ne m’en suis jamais pré­oc­cu­pé et je ne leur ai pas demandé.

Le len­de­main matin (same­di 6 novembre), j’erre dans les rues de Rach­ka. Il fait un peu de soleil qui égaie et réchauffe. La petite ville, toute blanche, est orien­tée au levant et bâtie en amphi­théâtre au confluent de deux val­lées assez larges, celle de l’l­bar et celle de la Rach­ka. Sur la place, au milieu du grouille­ment de la foule des sol­dats et des Serbes fugi­tifs, mêlés aux pay­sans des envi­rons, aux vête­ments bigar­rés, venus appor­ter leurs den­rées au mar­ché, je ren­contre des confrères arri­vés avec leur ambu­lance serbe, des avia­teurs fran­çais et leurs méca­ni­ciens, même des Fran­çais civils fugi­tifs, venant des mines de Bor, où une com­pa­gnie fran­çaise exploite le cuivre. Ces der­niers paraissent un peu désem­pa­rés ; per­sonne ne s’oc­cupe d’eux ; ils n’ont pas man­gé depuis deux jours, et ils sont avec des femmes et des enfants.

Les nou­velles sont mau­vaises. Pri­mi­ti­ve­ment nous devions aller à Prich­ti­na, à Novi-Bazar ou à Mitro­vit­za pour y ins­tal­ler des hôpi­taux de réserve sur les der­rières de l’ar­mée serbe (avec quel maté­riel d’ailleurs?). Actuel­le­ment on parle de nous envoyer à Mitro­vit­za, et de là à Salo­nique aus­si­tôt que l’ar­mée fran­çaise aura déga­gé les com­mu­ni­ca­tions du côté d’Uskub.

Les pes­si­mistes donnent comme cer­taine la défaite irré­mé­diable de l’ar­mée serbe, réduite à 40.000 hommes, qui, faute de vivres et de muni­tions, sera contrainte de capi­tu­ler. Nous serons sans doute réduits à nous enfuir par le Mon­té­né­gro, à tra­vers les neiges, par 2.000 mètres d’al­ti­tude. Ils pré­voient les Alle­mands à Bag­dad et l’Inde menacée.

Je hausse les épaules et je conti­nue ma pro­me­nade. Je finis par retrou­ver quelques-uns de mes com­pa­gnons de voyage. Ils sont en cor­vée de vivres ; ils viennent d’a­che­ter un mou­ton pour 17 dinars à une bou­che­rie mili­taire et de tou­cher une ving­taine de boules de pain. En pas­sant, je déniche le mess du grand état-major où ces Mes­sieurs, ain­si que les atta­chés miliaires et leur suite, sont tou­jours sûrs d’être copieu­se­ment nour­ris. Je connais un des gar­çons, et j’en pro­fite pour nous faire ser­vir, à moi et à mes cama­rades, une petite tasse de café turc, puisque c’est ain­si qu’on boit le café en Ser­bie. Il est d’ailleurs excellent ; mais il faut avoir été pri­vé comme nous l’a­vons été, pour savou­rer le plai­sir qui consiste à dégus­ter une tasse de café chaud.

J’ac­com­pagne mes cama­rades au cam­pe­ment où ils ont pas­sé la nuit. C’est assez loin de la ville, de l’autre côté de la Rach­ka, sur un pla­teau, au fond duquel est ins­tal­lée l’a­via­tion française.

En avant, sont dres­sées les deux tentes où les cama­rades ont cam­pé. Nous ins­tal­lons un foyer pour faire rôtir le mou­ton ; puis je des­sine le paysage.

À ma gauche, se dresse un piton dénu­dé au som­met duquel s’é­lève une construc­tion banale, tout à fait iso­lée et entou­rée de murs, sans doute un monas­tère for­ti­fié. Au bas se trouve un cam­pe­ment serbe sur une plaine en pente, à côté d’un hameau de pauvres mai­sons. D’autres hau­teurs, éga­le­ment dénu­dées, sont grou­pées en arrière du piton et se conti­nuent à droite par la mon­tagne où est ados­sée Rach­ka et qui s’é­tale en face de nous. On voit dis­tinc­te­ment les mai­sons blanches, l’é­glise, la place au-des­sous, et, plus à droite, le pont sur l’I­bar et l’é­chan­crure de la val­lée. De tous les côtés le cirque est fer­mé par des hau­teurs gris-ver­dâtres, sans le moindre bou­quet d’arbres, sans buis­sons ; c’est un pay­sage qui serait morne sans la gaî­té que donne la lumière claire du soleil du matin.

Il est 10h.½, le feu a pris, le mou­ton est embro­ché sur une branche d’arbre. Mais d’autres cama­rades arrivent qui nous apportent l’ordre de par­tir aujourd’­hui même à midi pour Mitro­vit­za. Encore un déjeu­ner raté. Nous nous conten­tons de faire quelques grillades que nous déchi­que­tons à moi­tié cuites, et nous nous hâtons de plier bagage. Nous traî­nons nos sacs et nos valises jus­qu’à la place de Rach­ka, et nous nous empi­lons dans deux four­gons auto­mo­biles, où nous sommes enfer­més comme dans une boîte.

Je suis près de la porte du fond, à côté de la seule ouver­ture qui per­mette d’a­voir de l’air et de jouir de la vue. La route est large et bien tra­cée ; des pri­son­niers autri­chiens y tra­vaillent. Nous avons l’es­poir d’ar­ri­ver de bonne heure à Mitrovitza.

Nous sui­vons encore, cette fois sur la rive droite, la val­lée de l’I­bar, plus large ici et moins sau­vage que dans les gorges que nous avons par­cou­rues avant d’ar­ri­ver, à Rach­ka. Les mon­tagnes sont plus incli­nées. Mais le pay­sage est presque aus­si déso­lé ; nous rou­lons entre des amon­cel­le­ments de rochers et de pier­railles sans le moindre végé­tal. Puis des coni­fères au feuillage vert et des chênes roux appa­raissent, aux­quels suc­cèdent des landes qui forment de maigres pâtu­rages s’é­ten­dant à l’in­fi­ni. De temps en temps on aper­çoit quelques mai­sons à toit de chaume avec des murs de tor­chis, et les ves­tiges de champs de maïs.

La route ne tarde pas à deve­nir mau­vaise ; peu à peu elle se trans­forme en piste, défon­cée aux endroits où l’eau sourd des pentes. Notre chauf­feur ne sait pas conduire. Quelques embar­dées mal­heu­reuses nous ren­seignent sur son savoir-faire. Nous per­dons du temps à cause d’une panne au milieu des fon­drières. Un peu plus loin, à un tour­nant brusque dans un pas­sage res­ser­ré, il s’en faut de peu que nous ne fas­sions un saut dans l’I­bar. À ce moment se pro­duit la deuxième panne.

La nuit tombe. Le voyage en auto dans l’obs­cu­ri­té sur une route aus­si peu sûre me semble dan­ge­reux. Avec deux autres cama­rades, je décide de conti­nuer la route à pied. Ren­sei­gne­ments pris, nous sommes seule­ment à deux ou trois heures de Mitro­vit­za. Il est 5 heures, nous espé­rons y arri­ver avant 8 heures.

Nous lais­sons nos cama­rades enli­sés dans la boue d’un gué, et nous par­tons d’un bon pas. La nuit est belle, sans lune, mais les étoiles per­mettent de voir un peu. Il n’y a pas à s’é­ga­rer, mal­gré l’ab­sence de bornes kilo­mé­triques et de poteaux indi­ca­teurs ; dans ces pays-là, la route est unique et ne se rami­fie pas.

Il n’y a natu­rel­le­ment aucun ouvrage d’art ; les ruis­seaux et les rivières coupent la route pour se jeter dans l’I­bar. Nous en sommes quittes pour un bain de pieds à chaque gué, car dans l’obs­cu­ri­té nous ne pou­vons pas uti­li­ser les pas­sages sur les fas­cines de fagots ou sur les pierres dis­po­sées irré­gu­liè­re­ment en cha­pe­let dans le cours de l’eau.

Nous croi­sons de temps en temps des pay­sans à che­val ; à leur sil­houette on recon­naît qu’ils ont le cos­tume alba­nais. Quel­que­fois des lumières indiquent des mai­sons situées d’or­di­naire à une cer­taine dis­tance de la route. À un moment don­né, des aboie­ments furieux se font entendre ; il serait désa­gréable d’être atta­qué par des chiens errants, nous ramas­sons des pierres. D’autres aboie­ments répondent et se pro­pagent de place en place dans le loin­tain, comme si les sen­ti­nelles canines s’a­ver­tis­saient d’un dan­ger. Puis tout rentre dans le silence.

À notre droite se détache peu à peu en une tache plus sombre une mon­tagne en pyra­mide qui nous paraît être de l’autre côté de l’I­bar ; et dans le loin­tain, devant nous, appa­raissent des lumières. C’est cer­tai­ne­ment Mitrovitza.

Cepen­dant nous avons beau mar­cher, les lumières ne semblent pas se rap­pro­cher, tan­dis que la mon­tagne en pyra­mide est tou­jours à notre hau­teur ; est-ce l’ef­fet de notre impa­tience, ou les sinuo­si­tés de la route, ou l’illu­sion de la nuit ? Enfin, les lumières s’es­pacent en ligne à notre droite, nous sommes tout près de Mitrovitza.

Mais il est évident que la ville est de l’autre côté de l’I­bar, et nous conti­nuons de mar­cher pen­dant plus d’un quart d’heure sans trou­ver de pont. Nous igno­rons encore que les villes turques sont très espa­cées, et nous déses­pé­rons d’ar­ri­ver jamais. Enfin, après avoir failli nous perdre dans des maré­cages, nous ren­con­trons un pont de bois gar­dé par une sen­ti­nelle serbe. Nous entrons dans une ville noire ; heu­reu­se­ment quel­qu’un nous a dit que, peu après le pont, nous trou­ve­rons sur notre gauche l’un des deux cafés-res­tau­rants de l’en­droit, le Kos­so­vo-Kafa­na. Il est 8h. ½ du soir, nous avons donc trois heures et demie de marche. fati­gante dans les jambes — avec des chaus­sures écu­lées et humides pour mon compte personnel.

Notre plus grand. désir est d’a­voir à man­ger et sur­tout d’a­voir du vin. Nous sommes bien­tôt à Kos­so­vo ; c’est une petite salle de café à pla­fond bas sou­te­nu par des piliers de bois, où s’en­tasse en ce moment une foule d’of­fi­ciers serbes. Il n’y a plus de vin. Nous arri­vons à nous faire ser­vir un ragoût de viande, des pommes de terre, du café et du raki. La bonne humeur revient ; nous nous féli­ci­tons d’a­voir fait la route à pied, puisque les cama­rades ne nous ont pas rejoints.

Vers dix heures, nous enten­dons le bruit d’une auto. Ce sont enfin nos confrères. Un des chauf­feurs a refu­sé après notre départ d’al­ler plus loin, se sen­tant inca­pable de conduire sa voi­ture la nuit. Il a donc fal­lu que tous prissent place, tant bien que mal dans l’autre four­gon. Ils sont allés très len­te­ment, et mal­gré tout ont failli ver­ser à un pas­sage dan­ge­reux que nous avions remar­qué. Celui qui était sur le siège avec le chauf­feur raconte qu’il a vu une bande de loups tra­ver­ser la route ; nous pré­fé­rons ne pas les avoir rencontrés.

Où irons-nous cou­cher ? Nous déci­dons de deman­der asile à l’hô­pi­tal. Nous voi­ci en route dans la nuit. Au car­re­four, une lan­terne pro­jette une pauvre clar­té, et on dis­tingue vague­ment les pignons de quelques mai­sons et des bou­tiques de bois turques. J’ai l’im­pres­sion rapide d’un décor de théâtre de Gui­gnol, tel que j’en ai vu dans mon enfance. L’hô­pi­tal nous ren­voie à la caserne où l’on veut bien nous accor­der deux chambres et un peu de paille pour cou­cher par terre ; il y a tout juste place pour nous tous. Je quitte mes chaus­sures et je m’endors.

M. Pier­rot (à suivre.)

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